Honoré Champion (p. 311-374).
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CHAPITRE VI

LES CONQUÊTES DE L’ENCYCLOPÉDIE RATTACHÉES À SES TROIS GRANDS PRINCIPES


Mme du Deffand écrivait un jour à Voltaire : « Vous détruisez toutes les erreurs ; mais que mettez-vous à la place ? » C’est cette dernière question que nous allons essayer de résoudre dans les pages qui suivent. Les philosophes ne voulaient pas uniquement, comme on l’a trop dit, déraciner les antiques préjugés ; ils prétendaient encore semer, à la place de ceux-ci, des vérités, qu’ils croyaient neuves et fécondes. Toutes ces vérités, après en avoir parlé çà et là au cours de cet ouvrage, nous voudrions maintenant les rassembler en un court résumé, les apprécier librement dans la mesure de nos forces, et montrer enfin la grande place qu’elles tiennent, croyons-nous, dans ce qu’on est convenu d’appeler la pensée moderne.

Avant même de rechercher ce qu’ils ont voulu fonder, ne peut-on pas dire que déjà, en tant que démolisseurs, les philosophes ont fait œuvre utile, si l’on admet que quelques-unes tout au moins des institutions qu’ils ont combattues étaient vraiment des obstacles au progrès matériel et moral de l’humanité ? Par exemple, n’est-il pas vrai que, s’ils ont contribué, et la chose est incontestable, à ruiner les privilèges, ils ont, par cela seul, collaboré à l’établissement d’un état social meilleur, basé sur l’égalité de tous. Mais l’égalité, reconnaissons-le, ne suffit pas pour faire une société ; un troupeau est, lui aussi, composé d’unités égales et l’on ne fait une société qu’avec des hommes : quels hommes ont donc voulu former les philosophes ?

L’homme, disait l’Église, ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui vient de Dieu ; de ces deux choses, la vie matérielle et la vie morale de l’homme, il est à peine besoin de rappeler que les Encyclopédistes se sont efforcés d’améliorer et d’embellir la première, chacun d’eux plaçant le bonheur, non pas dans le ciel, mais là où le voyait Voltaire :

Le paradis terrestre est où je suis.

S’il est vrai que « l’église parfaite, c’est le couvent », et que le vrai chrétien « est le moine[1] », l’idéal des philosophes est tout l’opposé et Vauvenargues le proclamera avec une délicate hardiesse dans ses Conseils à un jeune homme : « Si vous avez quelque passion qui élève vos sentiments, qu’elle vous soit chère ! » Et il montre que, bien conduites, les passions naturelles à l’homme peuvent être autant de « vertus. » Après avoir réhabilité l’homme naturel, les Encyclopédistes ont voulu donner à tout homme plus de bien-être que ne leur en assurait l’ancien ordre de choses et nous les avons vus dans l’Encyclopédie exposer et défendre éloquemment les droits de tous à plus de sécurité et à plus de bonheur ici-bas. Remarquons, du reste, que le progrès même des arts et de l’industrie au dix-huitième siècle semblait justifier, en le favorisant, ce désir du bien-être que les philosophes opposaient à l’ascétisme religieux ; aussi, ce n’étaient plus seulement les gens du monde, c’étaient, et en grand nombre, des ecclésiastiques eux-mêmes qui devenaient, pour ainsi dire, les auxiliaires des Encyclopédistes en vivant, non comme le prescrivait la Bible, mais comme le recommandait le Mondain ; et la philosophie utilitaire bénéficiait de cette éclatante contradiction entre les mœurs et les croyances du temps.

Qu’a fait maintenant le siècle des philosophes pour la vie intellectuelle et morale de l’humanité ? Il vaut la peine ici d’insister puisque c’est le bilan philosophique du dix-huitième siècle que nous allons établir. C’est bien par la seule parole de Dieu que l’Église prétendait, non seulement toucher les cœurs, mais gouverner les intelligences. Or cette hégémonie des esprits, la philosophie vint la disputer à l’Église, car, à son tour, elle ne prétendait à rien de moins qu’à « changer la commune manière de penser » et cela sur toutes choses. Bien loin de croire, avec le siècle précédent, que « tout est dit » sur les grandes questions qui intéressent l’humanité, le dix-huitième siècle estime au contraire que tout ce qui a été dit jusqu’ici, en philosophie, en morale et en religion, il le faut contredire, car c’est le clergé qui a été jusqu’alors le précepteur de l’humanité et il n’a inculqué à celle-ci que des « préjugés » qu’il faut détruire ; ce n’est pas ce qu’enseigne l’Église, c’est le contre-pied de ce qu’elle enseigne, qui est la vérité ; et aux trois idées fondamentales sur lesquelles s’appuie la religion, la philosophie oppose, pour mieux ébranler celle-ci et fonder un état social meilleur, trois idées toutes contraires.

La doctrine de l’Église est fondée sur le surnaturel ; cette doctrine, elle la dicte au croyant du droit de son infaillible autorité et elle l’impose à l’incrédule du droit qu’elle prétend avoir à l’intolérance. À ces trois principes les philosophes ont substitué, nous l’avons établi dès le début, trois principes qui étaient la ruine des premiers et qui, pour ce motif surtout, ont fait le fond de leur philosophie ; c’est ce que nous avons appelé, sauf à expliquer par des exemples ces formules sommaires : la nature, la raison et l’humanité. On sait, et nous avons rappelé nous-même au cours de cette étude, quelles ont été les conséquences pratiques des principes surnaturels de l’Église appuyés de l’autorité spirituelle et de l’intolérance matérielle du clergé. Examinons maintenant ce qu’ont produit à leur tour, et ce que valent aussi, les principes opposés de la philosophie du dix-huitième siècle.


I. — la nature


La religion reposant sur le surnaturel, à la fois par la révélation qui la fait connaître et par les miracles qui la fondent, si l’on veut ruiner la religion, il faut commencer par bannir des esprits et, si l’on peut, par chasser du monde, le surnaturel. Il n’y a, pour cela, qu’à consulter la nature : elle enseigne, à qui n’a pas l’esprit prévenu, qu’il n’y a jamais eu, qu’il ne peut pas y avoir de miracles : « Quant à ce qu’on nomme des miracles, c’est-à-dire des effets contraires aux lois immuables de la nature, on sent que de telles œuvres sont impossibles et que rien ne pourrait suspendre un instant la marche nécessaire des êtres sans que la nature entière ne fût arrêtée et troublée[2]. »

Cette nature, sans cesse invoquée contre la religion, tous les grands écrivains du siècle l’ont tour à tour interrogée : celui-ci, Buffon, en a fait « l’Histoire » ; cet autre, Diderot, en a donné une « Interprétation » ; ce dernier, d’Holbach, le plus intrépide et, malgré ses erreurs et ses grossièretés de langage, le plus logicien de tous, en a construit le « Système », et à tous la nature a fait la même réponse : il n’y a que des causes secondes et des lois nécessaires ; ceux-là même « qui croient répondre par les causes finales, dira le sage Buffon, ne font pas attention qu’ils prennent l’effet pour la cause. Les premières causes nous seront à jamais cachées ; tout ce qui nous est possible, c’est d’apercevoir quelques effets particuliers[3]. »

C’est parce que la science et, plus particulièrement la science de la nature, fait reculer, à mesure qu’elle avance elle-même, le merveilleux, c’est parce qu’elle est une grande défaiseuse de miracles, c’est en partie pour cela que le dix-huitième siècle s’adonne à cette science avec acharnement et que ses philosophes sont surtout des physiciens. Les siècles croyants, en effet, ont tenu la physique en très médiocre estime ; « la théologie était l’ennemie née de l’expérience ; aussi fut-elle toujours un obstacle à l’avènement des sciences naturelles qui la rencontrèrent partout dans son chemin[4]. » Voyez, sans remonter plus haut, au siècle précédent, qui fut un siècle de foi, Jansénius interdisant « la recherche des secrets de la nature qui ne nous regardent point », et « où, d’ailleurs, nous ne voyons goutte », ajoutait avec satisfaction M. Singlin, et Port-Royal, enseignant, dans sa Logique, que « les hommes ne sont pas nés pour considérer les divers mouvements de la terre, leur vie étant trop courte pour s’occuper à de si petits objets. » Pour le dix-huitième siècle, au contraire, le plus grand objet auquel puisse appliquer son attention un esprit vraiment philosophe et vraiment libre, c’est cette science naturelle, si mortelle aux erreurs, car « il n’existe, dit Condorcet, ni un système religieux, ni une extravagance surnaturelle qui ne soit fondée sur l’ignorance des lois de la nature ». Enfin, Mercier, l’écho du siècle, après avoir porté aux nues l’Académie des sciences, s’écrie ; « Sans les sciences, l’homme serait au-dessous de la brute[5]. »

Mais cette science de la nature, ce n’est pas seulement parce qu’elle désapprend la foi que le dix-huitième siècle la cultive avec tant d’ardeur ; c’est aussi parce que cette même science lui a appris une foule de choses belles et utiles, et parce qu’il la sait capable de lui en apprendre sans cesse de nouvelles ; car, depuis le seizième siècle, qui l’a vue renaître, elle n’a cessé de marcher de conquête en conquête et, pour s’en convaincre, il suffit désormais d’ouvrir l’Encyclopédie. D’autres ont raconté en détail les progrès que firent, au dix-huitième siècle, les sciences expérimentales[6] : ce qui explique ces rapides progrès, c’est que, l’ancienne foi étant morte dans bien des âmes, la science fut comme une religion nouvelle qui eut ses enthousiastes et même ses fanatiques : ne disait-on pas du fougueux d’Holbach qu’il était un capucin-athée ? Sans partager la haine, pour ainsi dire personnelle de ce dernier, contre Dieu et ses ministres, beaucoup d’esprits éprouvèrent pour la science cette « espèce d’enthousiasme qui accompagnait les découvertes et qu’avait excité l’usage d’une nouvelle méthode de philosopher[7] ». Quand les Encyclopédistes célèbrent la science et ses victoires sur les vieilles erreurs de l’humanité, on croirait entendre le disciple d’Épicure entonnant les louanges du maître qui a livré bataille à la superstition et qui, à force d’audace et de génie, a vaincu les dieux : « Je frémis, s’écriait Lucrèce, et je ressens une volupté profonde en voyant, par ta puissance, les abîmes de la nature ouverts de toutes parts au grand jour. » Il semblait, de même, au dix-huitième siècle, que la nature ouvrait peu à peu à ses nouveaux adeptes ses profondeurs mystérieuses et celles-ci leur apparaissaient aussi pleines de révélations que les mystères de la foi. « Quel enthousiasme plus noble, s’écrie Buffon, que celui de croire l’homme capable de reconnaître toutes les puissances et de découvrir, par ses travaux, tous les secrets de la nature ! »

Et ailleurs, racontant les premiers âges de l’humanité, il se résume ainsi : « Partout, lorsqu’il s’est conduit avec sagesse, l’homme a suivi les leçons de la nature, profité de ses exemples, employé ses moyens et choisi, dans son immensité, tous les objets qui pouvaient lui servir ou lui plaire. » Guidé par elle, « l’homme s’est d’abord soumis les animaux, puis, par leur secours, il a changé la face de la terre ».

Et voici d’autres leçons que réservait au dix-huitième siècle cette première éducatrice du genre humain. Pour qui sait l’interroger, « la nature, déclare Condorcet, et la nature, tout entière, est soumise à des lois régulières ; par conséquent, tout désordre apparent nous cache un ordre que nos yeux n’ont pu apercevoir[8] ». C’était proclamer le principe même de la tératologie, cette science des monstres, que vont inventer les deux Geoffroy Saint-Hilaire et qui a démontré qu’effectivement « la production des monstres ne suppose pas un désordre, mais un ordre nouveau ». Rappelons, d’ailleurs, que pour qu’il fût possible aux Geoffroy Saint-Hilaire d’expliquer scientifiquement ces productions étranges, il fallait d’abord que le dix-huitième siècle créât, avec l’illustre Wolff, l’embryologie animale.

Ailleurs, et nous ne mentionnons ici que les voies nouvelles ouvertes par les philosophes naturalistes du siècle, ce sont les physiocrates qui, convaincus qu’il y a entre tous les phénomènes économiques des rapports naturels et nécessaires, qu’on peut mesurer avec précision et ramener à des principes fixes, essaient les premiers, en des travaux d’une précision rigoureuse, de fonder sur les lois mêmes de la nature une véritable science du gouvernement[9]. C’est dans le même esprit qu’on imagine de soumettre à des dénombrements mathématiques des faits proprement humains qui jusque-là paraissaient se soustraire à toute loi et défier toute classification ; la science qui en résulte, appelée arithmétique politique, prend, au milieu du siècle, le nom de statistique et elle va bientôt, sous ce nom, transformer l’histoire[10].

L’histoire elle-même voit son horizon singulièrement agrandi par cette même science des phénomènes naturels. Quand on s’est égayé (et nous ne nous sommes pas refusé à nous-même ce plaisir, chemin faisant, sur les Chinois de Voltaire et de l’Encyclopédie, il reste à chercher ce qu’ont pu apprendre, aux hommes du dix-huitième siècle, les recherches sérieuses faites sur les coutumes des nations étrangères et, en particulier, des peuples sauvages. Les grands voyageurs du siècle, Bougainville, Cook et La Pérouse, permettaient, par leurs relations précises, à des savants tels que Goguet d’exposer déjà avec certains développements la doctrine des trois âges de la pierre, du cuivre et du fer, et cette doctrine, son auteur la basait sur les découvertes archéologiques récentes et sur « l’ethnographie comparée[11] ». Un autre ouvrage, quelques années après celui de Goguet, une Description de toutes les nations de l’empire de Russie (1770), donnait une peinture fidèle des conditions d’existence des Finnois, qu’on a pu assimiler à nos premiers ancêtres de l’âge du renne, et cet ouvrage était « une première base à l’ethnographie préhistorique[12] ». Déjà, dès 1723, dans un mémoire à l’Académie des sciences, de Jussieu, comparant les pierres qu’on disait produites par le tonnerre (pierres de foudre) avec d’autres pierres trouvées dans des îles d’Amérique et au Canada, affirmait que les unes et les autres avaient été simplement taillées par des sauvages ; puis, malgré la Genèse qui voulait que Tubalcaïn eût forgé, avant le déluge, des instruments d’airain et de fer, il soutenait que les peuples de France et d’Allemagne, avant la découverte du fer, étaient semblables à ces sauvages primitifs, car on retrouvait des instruments pareils, en silex, dans le sol des deux pays : et « ainsi l’âge de pierre fut dévoilé et prit place dans l’histoire[13] ».

Mais abordons l’histoire proprement dite : ici encore, le dix-huitième siècle n’a pas été moins hardi ni moins heureux dans ses innovations, lui qu’on accuse sans cesse d’avoir ignoré l’histoire. Et d’abord, sous la main de Voltaire, il a élargi et enrichi à la fois le domaine historique ; c’est Voltaire qui, le premier en France, prononce le nom de « philosophie de l’histoire » en 1765, dans son Introduction à l’Essai sur les mœurs, et Herder lui empruntera cette expression suggestive quand il écrira en 1774, ce sont les mots mêmes par lesquels il intitule son livre : « Encore une philosophie de l’histoire » ; or, ce mot seul est par lui-même un progrès, car il lie l’une à l’autre, pour les faire avancer du même pas, deux sciences qui avaient marché jusque-là séparées et distinctes. Mais il y a plus : dans cet Essai sur les mœurs, Voltaire donne le premier modèle de ce qu’on appellera plus tard l’histoire de la civilisation, et les Allemands, qui ont écrit, depuis, tant de beaux livres en ce genre (Culturgeschichten), n’ont pas hésité à faire honneur à Voltaire de cet élargissement de l’histoire : « Le premier, Voltaire a montré en un grand sujet comment on doit unir, au récit historique, la peinture de tout ce qui fait la vie spirituelle d’un peuple. Dès l’apparition de l’Essai, on peut considérer comme fondée une nouvelle méthode de comprendre l’histoire générale, et cette méthode, Voltaire a eu l’intention de l’inaugurer[14]. »

Pourtant, au siècle précédent, Bossuet n’avait-il pas écrit, en philosophe, une admirable histoire de l’humanité ? C’est ici que nous retrouvons, en ce qui distingue précisément Voltaire de Bossuet, ce trait marquant du siècle que le présent chapitre a pour but de faire ressortir et de faire valoir : je veux dire l’ambition de ramener à l’histoire naturelle toutes les sciences, même les sciences dites morales et sociales. Voltaire, écrivant l’histoire, ne l’affranchit pas seulement de cette miraculeuse tutelle de la Providence que lui avait imposée Bossuet ; mais, fidèle à l’esprit du siècle, il élimine hardiment de ses récits tout ce qui lui paraît contraire à la fois à la nature des choses et à la nature même de l’homme : « Nous sommes dans le siècle où l’on a détruit presque toutes les erreurs de physique. Il n’est plus permis de parler de l’empyrée, ni des cieux cristallins, ni de la sphère de feu dans le cercle de la lune. Pourquoi sera-t-il permis à Rollin de nous bercer de tous les contes d’Hérodote et de nous répéter la fabuleuse histoire de Cyrus et ses petits tours d’adresse et la grâce avec laquelle il versait à boire à son papa Astyage qui n’a jamais existé ?… Je me suis dit quelquefois, en lisant Tacite et Suétone : toutes ces extravagances atroces imputées à Tibère, à Caligula, à Néron sont-elles bien vraies ? Ces turpitudes abominables ne sont guère dans la nature[15] ». Et ailleurs : « L’abbé Bazin aimait passionnément la vérité ; tout ce qui n’est pas dans la nature lui paraissait absurde[16] ».

Qu’on veuille bien le remarquer : il ne s’agit pas seulement ici de réfuter par le simple bon sens, comme l’a fait si souvent Voltaire lui-même, et parfois avec une regrettable étroitesse de vue, des récits fabuleux ou des faits absurdes ; il s’agit d’écrire une histoire naturelle de l’humanité en appliquant à cette histoire la méthode même des sciences physiques. « Nous ne considérons ici que des causes secondes », répétera sans cesse Voltaire dans son Dictionnaire philosophique : ces causes secondes sont les sentiments et les opinions des hommes, plus particulièrement leurs passions naturelles, et c’est surtout celles-ci qui, combattues ou servies par les forces de la nature extérieure, déterminent le cours de l’histoire : « que si la race humaine d’après le Déluge, fut plus méchante que la première et si elle devient plus criminelle de siècle en siècle, c’est encore là un effet de cette Providence ; mais nous n’entrons pas dans ces sanctuaires redoutables ; nous n’examinons ici que la simple nature[17]. » Or celle-ci, de l’homme à l’animal, diffère, non d’essence, mais de degré, car les animaux, dira Condorcet, sentent, raisonnent grossièrement et vivent en société ; c’est pourquoi on peut, continuera le même philosophe, expliquer les progrès de l’espèce humaine sans avoir besoin de recourir à une différence essentielle entre elle et les animaux. Buffon n’avait-il pas déclaré, au début de son histoire naturelle, que « l’homme doit se ranger lui-même dans la classe des animaux », et, bien avant Buffon, Condorcet et Voltaire, l’auteur de l’Esprit des lois, par sa théorie des climats, n’avait-il pas fait entrer dans la science politique le déterminisme des sciences naturelles ? car que veut-il dire, dans sa fameuse définition : « Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses », sinon que les lois ne sont pas des inventions arbitraires, mais bien les effets de causes naturelles, telles que « la constitution de notre être », le climat, la religion, ou, plus exactement, les rapports mêmes de toutes ces choses entre elles ? Ainsi les lois des hommes, leur histoire, leur origine même, s’expliquent par des causes naturelles, tout aussi bien que l’origine, les mœurs et les sociétés des animaux. Comme on était embarrassé, au dix-huitième siècle, de l’existence des Américains, lesquels semblaient être un vivant démenti à la théorie monogénétique de l’humanité, Voltaire fit remarquer qu’on ne devait pas être plus surpris de trouver en Amérique des hommes que des mouches. Ainsi le dix-huitième siècle met à leur place, dans l’univers la terre, « ce petit tas de boue », et sur la terre l’homme, « l’animal-homme », suivant le mot de Condorcet. L’homme n’est plus un être à part et comme miraculeux au sein de la nature ; il est un être de la nature, à coup sûr beaucoup plus parfait que les autres ; mais toutes ses perfections, tout ce par quoi il s’élève au-dessus des animaux s’explique, non par l’intervention de la divinité, mais par le lent développement de ses facultés naturelles. On dira de nos jours : « Il ne nous est pas plus possible de nous renfermer dans les limites de notre espèce en cherchant la racine de notre vie psychique et sociale que nous ne pouvons comprendre l’état physique de la race humaine sans prendre en considération celle des animaux inférieurs[18] ».

Sans aucun doute, cet aphorisme rencontre même aujourd’hui des contradicteurs ; en voici donc un autre qui est admis de tous : c’est que les sciences s’entr’aident mutuellement et que les savants ont besoin les uns des autres. Or cette idée, désormais banale, ce sont les Encyclopédistes qui non seulement l’ont répandue dans le monde, mais qui en ont fait éclater aux yeux de tous l’évidence et la fécondité en signalant, à chaque page du grand Dictionnaire, les emprunts incessants que se font, les unes aux autres, des sciences qui semblaient n’avoir entre elles rien de commun : « Le service éminent qu’on ne peut contester à l’Encyclopédie, c’est le rapprochement qu’elle opéra entre toutes les branches du savoir[19] ». Que les savants ne restent donc plus, comme jadis, isolés et parqués dans leurs spécialités, ignorant et méprisant toutes les autres, car ils ne savent pas même leur propre science s’ils ne savent rien des sciences voisines : « Quand on ne sait pas tout (Diderot veut dire : un peu de tout), on ne sait rien de bien ; on ignore où une chose va, d’où une autre vient, où celle-ci et celle-là veulent être placées[20] ».

Le dix-huitième siècle n’était pas encore achevé que déjà cette vue systématique des connaissances humaines se traduisait dans la pratique par une création grandiose ; ainsi que l’a dit Lemontey avec une éloquente justesse : « l’Institut naquit et l’Encyclopédie fut vivante ». On sait, en outre, la grande place qu’occupait dans l’Encyclopédie la description de tous les métiers et le soin minutieux qu’apporta Diderot à la rédaction des articles techniques et à la confection des planches. Or, « le Conservatoire des Arts et métiers est l’exemple le plus frappant de l’influence des Encyclopédistes : c’est, pour ainsi dire, (suivant le directeur de cette école), l’Encyclopédie elle-même en action.[21] » Le décret de la Convention qui fondait ce Conservatoire (19 vendémiaire an III) disait : « On y expliquera la construction et l’emploi des outils et machines utiles aux arts et aux métiers. » C’est exactement ce qu’avait fait, et fait le premier, Diderot dans ses admirables articles de l’Encyclopédie : « Les Encyclopédistes semblent avoir voulu faire l’inventaire des connaissances acquises de leur temps pour faciliter les progrès ultérieurs[22] ».

Et, de nos jours même, nos Universités renaissantes ne sont-elles pas, par la pénétration de tous leurs enseignements, comme autant de vivantes Encyclopédies ? les développements sur un sujet si connu seraient ici superflus et il nous suffira de citer l’auteur le plus autorisé en cette matière : « La conception de l’Enseignement supérieur, introduite par la Révolution dans notre pays, le fut sous l’inspiration de la philosophie du dix-huitième siècle. L’Enseignement supérieur, c’est, avec l’esprit scientifique et pour la vérité rationnelle, ce que les Universités avaient été au moyen âge avec l’esprit théologique et pour la foi. Sur ce principe, la Constituante, la Législative, la Convention, les Cinq-Cents ont un même sentiment. Tout ce qui, depuis lors, s’est fait en France, sous tous les régimes, pour le développement de l’Enseignement supérieur, dérive et relève de la Révolution[23]. »

Tels ont été les résultats pratiques de cette vaste synthèse des sciences tentée par l’Encyclopédie : celle-ci prétendait offrir à ses lecteurs l’abrégé du monde connu ; or, les Universités ne sont-elles pas ce que Daunou avait dit de l’Institut ; « Il sera l’abrégé du monde savant. » Mais, qu’on nous permette de le rappeler : pour composer ce grand Dictionnaire systématique et raisonné, pour démontrer, comme le firent ses auteurs, cette mutuelle dépendance des sciences entre elles, il ne fallait pas seulement être, comme Diderot, d’Alembert et Voltaire, des Encyclopédistes, ce qui veut dire ici : avoir des connaissances très variées et presque universelles ; il fallait comprendre encore, comme l’avait dit magnifiquement d’Alembert en tête de l’Encyclopédie, que « l’univers, pour qui saurait l’embrasser d’un seul point de vue, ne serait qu’un fait unique et qu’une grande vérité ». C’est donc trop peu de dire qu’au dix-huitième siècle toutes les sciences sont sœurs ; pour ces esprits philosophiques il n’y a au fond qu’une seule science, et c’est, encore une fois, la science de la nature.


II. — la raison


S’il n’y a, pour un esprit philosophique, qu’une seule science, qui est la science de la nature, il n’y a aussi, pour un esprit vraiment libre, qu’une seule méthode : la méthode rationnelle. Sans doute, avant les Encyclopédistes, Descartes avait très nettement déclaré que « toutes les sciences réunies ne sont rien autre chose que l’intelligence humaine, qui est toujours une[24] » et, conséquemment, qu’on ne saurait étudier par des méthodes différentes « toutes les sciences qui sont tellement liées ensemble » ; on sait enfin que pour Descartes cette méthode n’était autre que la méthode rationnelle. Le dix-huitième siècle n’est donc, semble-t-il, que le disciple de Descartes lorsque, dans sa recherche de la vérité, il prend pour guide, non plus la tradition ou l’autorité, mais la raison seule. Seulement, cette leçon du maître, le dix-huitième siècle, et c’est là son originalité, l’a à la fois complétée et corrigée. En effet, d’une part, il y avait certaines choses, les choses de la politique et de la religion, par exemple, que Descartes et le dix-septième siècle tout entier, n’avaient pas osé, pour des motifs que chacun sait, livrer aux investigations, c’est-à-dire exposer aux dangers de la méthode rationnelle : au dix-huitième siècle, rien n’échappera à l’audacieux contrôle de la raison. Et, d’autre part, cette raison n’est jamais, pour Descartes, que la raison des géomètres, c’est-à-dire, la raison qui part de certaines vérités simples, définitions ou axiomes, et en déduit mathématiquement toutes les conséquences logiques, sans se soucier des démentis que la réalité, vue de près, opposerait à ces belles et fragiles constructions à priori. Mais il est une autre raison que celle des mathématiciens (ou, si l’on veut : un autre usage de la raison) ; et c’est précisément la raison de ceux qui, au dix-huitième siècle, étudient la nature, j’entends de ceux qui la regardent avec leurs yeux au lieu de l’inventer avec leur imagination métaphysique. Or, ces deux méthodes, également rationnelles si l’on veut, mais dont les démarches sont l’inverse l’une de l’autre, puisque l’une va des principes généraux aux conséquences particulières, tandis que l’autre va des faits particuliers aux lois générales, ces deux méthodes, dis-je, régnèrent à la fois au dix-huitième siècle. C’est la raison du géomètre, par exemple, qui dicte à Montesquieu certains chapitres de son Esprit des lois et lui permet, « les principes une fois posés, de voir les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes ». C’est, au contraire, la raison du physicien qui apprend à Buffon « la manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle ». Ne dit-il pas, en effet, que « la seule et vraie science est la connaissance des faits et que les vérités mathématiques ne sont que des vérités de définition et complétement arbitraires, ce que ne sont pas les vérités physiques » ?

Ce n’est, semble-t-il, que dans la seconde moitié du siècle, pendant que s’élève lentement le monument de l’Encyclopédie et à partir surtout du moment où, suivant la juste remarque de Diderot, la géométrie cède le pas aux sciences physiques et naturelles, que la raison expérimentale étend ses conquêtes[25], sans réussir toutefois à supplanter la raison métaphysique : car c’est celle-ci, bien plutôt que « la raison oratoire », si détestée de Taine, qu’il faut rendre responsable des théories aventureuses et des constructions à priori, qu’on a tant reprochées au dix-huitième siècle et dont nous nous occuperons tout à l’heure. Il n’en reste pas moins, et c’est là un réel progrès sur le siècle précédent, que, dans beaucoup de questions, sinon dans toutes, on a sagement appliqué la méthode vraiment expérimentale, et le chimiste d’Holbach dira expressément, dans cette seconde moitié du siècle philosophique : « La faculté que nous avons de faire des expériences, de nous les rappeler, de pressentir les effets, constitue ce qu’on désigne sous le mot de raison. Sans expérience, il n’est point de raison[26]. » Or rien n’est plus éloigné de cette raison-là que la raison cartésienne et, quand ils appliquent la première, c’est du Novum organum, beaucoup plus que du Discours de la méthode, que s’inspirent les Encyclopédistes.

C’est cette raison expérimentale et, si l’on peut dire, baconienne, qui a interrogé la nature et fait les heureuses découvertes que nous avons montrées tout à l’heure. Mais nous n’avons guère parlé jusqu’ici que de la nature physique : comment les Encyclopédistes vont-ils maintenant étudier la nature morale ? De la même manière, semble-t-il, puisque la science est une, et c’est ce que proclamera Condorcet dans son discours de réception à l’Académie française : « En méditant sur les sciences morales, on ne peut s’empêcher de voir qu’appuyées, comme les sciences physiques, sur l’observation des faits, elles doivent suivre la même méthode. » Déjà, à propos de la nature au sens où l’entendait le dix-huitième siècle, nous avons été amenés à montrer comment Voltaire avait rattaché l’histoire de l’humanité à l’histoire naturelle et appliqué à l’une la méthode de l’autre. Pourtant, dans le domaine des sciences morales, les Encyclopédistes ne sont pas toujours restés fidèles à l’expérimentation tant prônée par eux. C’est ce que nous allons constater en recherchant ce qu’ils ont dit de neuf sur ces trois questions capitales qu’ils ont étudiées avec une prédilection marquée et discutées avec une liberté toute philosophique : quelles sont les origines de la société, de la religion et de la morale naturelle ?

Et d’abord, comment, sur notre planète, sont nées les sociétés humaines ? À cette question, les Encyclopédistes ont fait deux réponses très différentes, suivant qu’ils se sont laissé guider soit par la méthode expérimentale, soit par la méthode rationnelle à priori : c’est-à-dire, si l’on va ici au fond de leurs pensées, suivant que leurs réponses leur ont été dictées par la science ou par la polémique. Quand, dans ses livres de voyages ou ses ouvrages scientifiques, il a su regarder les mœurs des sauvages et interpréter, par là, les vestiges des plus lointaines sociétés ; ou qu’il a, d’autre part, rapproché plus qu’on ne l’avait fait avant lui, l’homme de l’animal « dont l’industrie, dit Buffon, est plus admirable que l’art humain », — dans toutes ces démarches, le dix-huitième siècle a été doublement initiateur. Il a tout d’abord frayé la voie à ce qu’on appelle aujourd’hui la sociologie descriptive : celle-ci n’étudie plus comme avait fait le dix-septième siècle, « la nature humaine », mais, bien plutôt, comme avait commencé de faire le dix-huitième siècle, les différentes natures des différents peuples et, en particulier, si l’on veut remonter aux origines, des peuples restés sauvages, c’est-à-dire, restés en grande partie ce qu’ont dû être les premiers hommes. En second lieu, le dix-huitième siècle a pressenti que ce n’est pas seulement chez les peuplades grossières qu’il fallait chercher les traces de ce que furent nos premiers ancêtres, mais que la science préhistorique avait peut-être aussi quelque chose à apprendre de ces animaux que Buffon avait rangés dans la même classe que l’homme : de nos jours, en effet, un philosophe contemporain, M. Espinas, animé du libre esprit scientifique du dix-huitième siècle, a décrit les mœurs sociales des bêtes dans un livre justement célèbre dont le titre seul, « les Sociétés animales », confirme cette possibilité, entrevue par les Encyclopédistes, de rattacher à l’étude des animaux l’histoire des premières sociétés humaines.

Mais, pour écrire cette histoire, les Encyclopédistes, reconnaissons-le, s’inspirèrent moins des faits eux-mêmes que d’idées à priori : c’est que, pour des réformateurs, la simple observation était une méthode trop lente et pouvait même conduire à des conclusions qui n’auraient pas été de leur goût ; mieux valait, c’était à la fois plus rapide et plus sûr, imaginer de toutes pièces une histoire primitive de l’humanité qui, d’avance, donnerait raison à leur mécontentement et justifierait leurs griefs contre la société établie. Ces deux points de vue, l’un expérimental, l’autre purement rationnel, sur l’origine des sociétés, alternent dans l’Encyclopédie, où nous avons, dès le début de cette étude, distingué un but scientifique et un but polémique, et ils se retrouvent de même chez les publicistes du temps ; mais, chez tous, les théories rationnelles l’emportent de beaucoup sur l’observation des faits, parce que leur sociologie est avant tout une sociologie de polémistes. Telle qu’elle est, elle n’en est pas moins pour nous doublement intéressante : il y a, d’abord, un intérêt historique à chercher ce qui a pu leur dicter le choix des armes qu’ils ont employées, sur ce point très particulier, contre l’ordre établi ; et il y a ensuite un intérêt philosophique et plus haut, à démêler la part de vérité et de nouveauté que renferment leurs théories sociales. Cette part est, pensons-nous, plus grande qu’on ne l’admet généralement et, avant de le démontrer, nous ferons remarquer que les philosophes avaient, même par la méthode rationnelle, deux chances, pour ainsi dire, de rencontrer juste dans leurs hypothèses : comme les faits précis et sûrement authentiques nous feront sans doute toujours défaut pour écrire une histoire vraiment scientifique de l’humanité primitive, nous serons toujours réduits à imaginer, comme le firent les Encyclopédistes, une partie de cette histoire avant les historiens ; et comme, en outre, il n’est pas vraisemblable que la raison ait été complètement absente des premières relations sociales, les philosophes n’avaient pas absolument tort de demander à leur raison les lumières que ne pouvait leur offrir, sur ces âges reculés, une science qui sera toujours fragmentaire et conjecturale.

Il doit nous suffire de rappeler brièvement, car on les a maintes fois exposées pour les combattre, les idées principales du dix-huitième siècle sur l’origine et le fondement des sociétés. Les premiers hommes, enseigne l’Encyclopédie, vivaient à l’état de nature, c’est-à-dire sans chefs, sans police et sans lois, toutes choses dont ils n’avaient pas besoin : car, étant parfaitement innocents, ils étaient aussi parfaitement heureux. Pourtant, à la longue, les plus forts ayant abusé de leurs avantages contre les plus faibles et tous d’ailleurs devant se défendre contre les mêmes dangers : attaques des bêtes fauves, cataclysmes de la nature, les hommes comprirent, les plus faibles surtout, qu’ils avaient intérêt à s’unir, et c’est ce qu’ils firent en un contrat qui les liait les uns aux autres par des obligations mutuelles : leur intérêt commun répondait de leur fidélité au contrat. C’est ainsi qu’ils fondèrent une société.

Trois idées se dégagent de cette doctrine qui fut, avec de légères variantes, commune aux publicistes du dix-huitième siècle : un état de nature antérieur à toute société ; la société fondée sur un contrat ; l’intérêt conseillant l’union, puis, une fois les hommes unis, assurant l’exécution du contrat. Examinons à la fois quel fut, pour le dix-huitième siècle, le sens exact et quelle est, pour tous les temps, la valeur de ces trois idées.

Tout d’abord l’état de nature, tel que l’a dépeint l’Encyclopédie, est une pure chimère : de tous temps, l’homme n’a été ni ange ni bête mais, à l’origine, ce n’est à coup sûr pas de l’ange qu’il se rapprochait le plus. S’inspirant des poètes antiques qui avaient chanté les délices de l’âge d’or, les Encyclopédistes exaltent à l’envi ces temps heureux où les premiers hommes vivaient, candides et pacifiques, dans de riantes campagnes, sans autres liens entre eux que ceux d’une fidèle amitié. À ce tableau idyllique les sociologues modernes opposent la peinture, plus vraisemblable, de sauvages à la fois tremblants et féroces, qui rampent plus qu’ils ne marchent dans les bois : ils y sont occupés jour et nuit à défendre leur nourriture contre des ennemis de toutes sortes, à commencer par leurs semblables qu’ils tuent et dévorent, à moins qu’ils ne les réduisent en domesticité comme ils font le cheval ou le bœuf. L’homme, tel qu’il dut être à l’étal dénaturé, quelques-uns des philosophes du dix-huitième siècle purent le contempler face à face en 93, alors que le sauvage héréditaire, qui sommeille en chacun de nous, se réveilla pour piller sans honte et tuer sans remords. Mais déjà, au commencement du siècle, les Encyclopédistes, qui apprenaient à « penser » chez les auteurs anglais, auraient pu, pour ainsi dire, toucher du doigt, chez l’un de ceux-ci, et des plus populaires, Daniel de Foë, les avantages innombrables de cette civilisation tant décriée par eux. Quand Robinson se vit seul dans son île, son premier mouvement fut de courir à bord et d’y chercher des outils : « Que serais-je devenu, grand Dieu ! si la Providence n’avait pas miraculeusement ordonné que le navire (avec tous les produits de la civilisation qu’il renfermait) fût jeté près du rivage : apparemment je serais mort de faim ou j’aurais vécu en véritable bête sauvage[27]. »

Ainsi la pensée moderne a simplement rejeté la théorie optimiste des philosophes sur cet état de nature si souvent et si complaisamment décrit par eux. Mais, quand on a condamné et, si l’on veut, raillé cette théorie ingénue, il reste à se demander si ses propres auteurs, qui ne passent généralement pas pour naïfs, y ont cru sincèrement, et, dans le cas contraire, pourquoi ils ont fait semblant d’y croire. Que Voltaire et ses amis n’aient pas été très convaincus de l’innocence des premiers hommes, ni très envieux de leur félicité, c’est ce que prouve maint passage où ils ont dit, à ce sujet, leur véritable pensée — sans parler du Mondain tout entier et de ses gais propos sur nos premiers parents. Zadig, qui se figurait les hommes « tels qu’ils sont en effet », voyait en eux « des insectes se dévorant les uns les autres, sur un petit tas de boue. » Quant à d’Holbach, qui, lui, ne rit jamais, il estime que « la progression des besoins est un signe de la civilisation, et rien d’ailleurs n’est plus frivole que la déclamation d’une sombre philosophie (celle de Jean-Jacques) contre le désir du pouvoir, de la grandeur, des richesses[28] ». Et enfin la bible elle-même du dix-huitième siècle affirme hautement que « les peuples qui vivent sous une bonne police sont plus heureux que ceux qui, sans règles et sans chefs, errent dans les forêts[29] ». Ainsi pensait Diderot qui, raillant le goût détestable de Rousseau pour « le gland, les tanières et le creux des chênes », aurait préféré, s’il avait eu le choix, à la vie simplifiée des hommes tout ce qui a corrompu les mortels, à savoir « un bon carrosse, un appartement commode et du linge fin. »

Mais alors pourquoi Diderot et les Encyclopédistes ont-ils tant vanté les douceurs de la vie sauvage, eux qui étaient dans l’âme bien trop bourgeois pour ne pas estimer à leur prix et goûter pleinement toutes les commodités de la vie civilisée ? Comme on l’a dit, on aime toujours quelqu’un contre quelqu’un ou contre quelque chose : or, c’est à la fois contre l’excès de sociabilité de leur époque et contre la doctrine de l’Église que les philosophes ont aimé ou fait semblant d’aimer l’état de nature. Que, dans le siècle par excellence des salons et des petits soupers on ait rêvé, par contraste avec la tyrannie des règles mondaines, la libre vie en plein air et en pleine nature, il n’y a pas là de quoi surprendre : c’était tout simplement une façon de secouer la poudre à la maréchale et de se rafraîchir en esprit à l’air pur des champs et des bois, en attendant que l’enchanteur du siècle vînt entraîner, non plus les esprits, mais les cœurs, vers ces rives du Léman où la nature est si belle et les passions elles-mêmes si près de la nature. Ainsi l’éloge de la vie primitive n’est, sous la plume des philosophes, qu’un panégyrique à contre-coup : c’est, par ce détour, la vie de société, ses complications et ses besoins factices, qu’ils prétendent critiquer. Mais c’est aussi, disions-nous, la doctrine de l’Église qu’ils veulent atteindre : contre la doctrine orthodoxe de la perversité native de l’homme, les Encyclopédistes ont érigé la doctrine adverse de la bonté originelle dans la primitive humanité. Contrairement à ce qu’enseigne l’Église, l’homme naît bon : mais alors d’où viennent le mal, la discorde et le crime ? de la société.

Avant le dix-huitième siècle, les malheureux se contentaient de maudire le sort, ce qui ne tirait pas à conséquence ; ou, s’ils étaient « libertins », ils s’en prenaient à la Providence, ce qui était moralement plus grave, mais ne faisait d’ailleurs aucun tort aux institutions établies : maintenant, si les uns souffrent, paient les impôts, sont exclus des honneurs réservés à d’autres, c’est parce que la société est mal faite. Il faut donc, si l’on veut déraciner le mal, commencer par inspirer aux hommes le dégoût de l’état social actuel, et le meilleur moyen, pour cela, n’est-il pas de les ramener en esprit vers ces époques primitives où tout ce qu’ils pourront rêver sera parfait, puisqu’il sera le contraire de tout ce qu’ils voient ? On est plus sociable et, en même temps, plus malheureux que jamais ; donc on s’approchera d’autant plus du bonheur qu’on se rapprochera de la nature.

Il ne faut pas oublier toutefois que le dix-huitième siècle, par moments, semble s’être laissé prendre à ce qui n’était d’abord qu’une tactique contre la vieille société qu’on voulait réformer, et nous voyons les inventeurs eux-mêmes de cette tactique s’exalter et s’attendrir peu à peu devant leur peinture à demi-sincère de cette félicité évanouie. C’est que, la foi étant morte, cet infini de jouissances célestes, qui jadis remplissait d’espoir l’âme du croyant, s’était retiré laissant l’âme vide, mais toujours affamée de bonheur : l’état de nature, c’était donc comme le paradis perdu vers lequel s’envolaient tous les rêves d’une vie meilleure. Semblables, suivant une belle image de M. Fouillée, à ces voyageurs qui, dans le désert, croient voir, dit-on, derrière eux l’oasis vers lequel ils marchent, les écrivains du dix-huitième siècle semblent parfois avoir vu derrière eux, dans le plus lointain passé, l’idéal social vers lequel ils entraînaient leurs contemporains. Ainsi qu’ont fait, du reste, la plupart des réformateurs, ils légitimaient leurs projets de réformes en les présentant comme la simple revendication d’antiques droits abolis. On peut leur appliquer, en le modifiant un peu, le mot fameux qu’on a dit de l’un d’eux, de celui-là précisément qui avait dépeint la séduisante et patriarcale cité des Troglodytes : « le peuple avait perdu ses titres, on les lui rendait », en les lui remettant sous les yeux par de poétiques images et en lui rappelant que tous ses anciens titres à la liberté et au bonheur restaient valables et sacrés malgré les usurpations séculaires des privilégiés.

Mais cette vision poétique d’un âge d’or s’évanouissait bien vite, on l’a vu, chez des raisonneurs qui n’étaient poètes que par occasion ou, si l’on veut, par indignation contre les réalités présentes. D’ailleurs, leurs rêves idylliques[30] sur la supériorité, en tous genres, de nos premiers ancêtres, étaient trop manifestement contredits par la doctrine à laquelle ils tenaient le plus, qui était même pour eux comme un article de foi : la doctrine de la perfectibilité indéfinie du genre humain. C’est donc, en définitive, et bien réellement devant eux qu’ils voyaient l’idéal à atteindre, c’est devant eux, dans un avenir de plus en plus rapproché, et non dans je ne sais quel passé imaginaire qu’était le but vers lequel, ils en étaient très sûrs, marchait infatigablement la progressive humanité.

Or le premier et le plus important des progrès, comme ils l’enseignaient eux-mêmes quand ils parlaient en philosophes et non en polémistes, c’était, suivant le mot significatif qu’ils employaient, « l’invention » de la société. Voyons donc comment ils entendaient cette invention. Il est très curieux tout d’abord que des deux théories extrêmes en cette matière, l’une faisant de la société un organisme naturel et l’autre un produit plutôt artificiel de l’activité humaine, ce soit la seconde que les philosophes aient adoptée, eux qui pourtant s’évertuaient à tout dériver de la nature. Ce n’est pas, du reste, qu’ils aient, là-dessus ignoré la théorie naturaliste, puisque c’est au contraire, par l’un d’eux que cette théorie a été pour la première fois nettement mise en formule. À l’article de l’Encyclopédie Économie politique, l’auteur, qui n’est autre que Rousseau, dit expressément que « le corps politique peut être considéré comme un corps organisé, vivant et semblable à celui de l’homme », et il énumère avec précision ce que figurent dans l’État les différentes parties du corps : seulement Rousseau prévient le lecteur, ce que néglige à dessein et, selon nous, à tort, plus d’un moderne sociologue, que ce ne peut être là qu’une « comparaison peu exacte à bien des égards et propre seulement à le faire mieux entendre ». Au fond, si les philosophes, infidèles à leur thèse favorite, ont refusé à la nature, pour en faire honneur à la raison humaine, l’organisation des sociétés, c’est parce que dans leur philosophie la nature est une habile ouvrière qui ne se trompe jamais et que, faites par elle, les sociétés échapperaient, de par leur origine, à toutes les critiques de l’Encyclopédie. Encore une fois, tout ce que fait la nature est bien fait : que la raison, au contraire, ait créé la société en la fondant sur un contrat, la société cesse d’être pour eux une chose sacrée, ce qu’est toute œuvre naturelle ; car, outre que la raison peut se corriger et se perfectionner elle-même, il suffira que le contrat ait été violé par l’un ou l’autre des contractants pour qu’il soit aussitôt révocable et qu’avec lui se transforme la société, dont il est l’unique fondement. Reste à savoir maintenant ce que vaut ce principe, si souvent et si ardemment critiqué, d’un contrat social réglant à l’origine et pouvant modifier, au gré des besoins nouveaux, les relations entre citoyens.

Qu’à l’origine des sociétés un vague contrat ait été tout au moins sous-entendu entre le chef quelconque, prêtre ou guerrier, et tous ceux qui lui obéissent, c’est ce qu’il est permis d’admettre avec maint publiciste contemporain : l’usurpateur lui-même, s’il veut garder la puissance, ne doit-il pas s’appliquer à faire de la force le droit, c’est-à-dire, s’assurer de l’assentiment du plus grand nombre ? « Le consentement, au moins tacite, disait Mirabeau, est nécessaire même au gouvernement né de la violence et de la conquête. Mars est le tyran, mais le droit est le souverain du monde[31]. » Si les Encyclopédistes avaient mieux connu notre histoire, ils auraient pu puiser chez nous, dans ce moyen âge si détesté, le plus bel argument qui soit en faveur de leur théorie : on connaît, en effet, les engagements réciproques et explicites qui liaient le vassal au seigneur et l’on peut dire que la féodalité tout entière repose sur le plus formel des contrats. Plus tard même, et jusque sous la monarchie absolue, ne retrouve-t-on pas comme le vivant souvenir de ces contrats féodaux entre hommes libres dans ce fait significatif, rappelé par Mme de Staël, que « jusqu’au sacre de Louis XVI inclusivement, le consentement des peuples a toujours été rappelé comme la base des droits du souverain au trône » ? C’est en s’appuyant sur ce fait que Mme de Staël écrivait son mot célèbre : « C’est la liberté qui est ancienne et le despotisme qui est moderne[32] ».

À coup sûr, l’on ne demande pas à faire partie d’une société, pas plus que l’on n’a demandé à naître et c’est tout simplement parce qu’on est né ici ou là que l’on est membre de telle société et citoyen de tel État. Mais, sans parler du droit qu’on a toujours d’aller vivre ailleurs, ne peut on pas dire qu’au dix-huitième siècle, comme en tout temps, l’assentiment des citoyens ou, si l’on veut, la servitude volontaire des sujets, était indispensable, on le lui fit bien voir, à la monarchie, même absolue, et en dépit de son droit divin. « Votre puissance royale est invincible, dites-vous. Mais que ferez-vous si nous disons tous non quand vous direz oui ? Vous ne régnez sur nous qu’en réunissant nos volontés aux vôtres[33]. » L’incontestable erreur des Encyclopédistes a été, non de supposer un contrat, soit comme point de départ, soit même comme fondement de toute société, mais de présenter trop souvent ce contrat comme l’œuvre réfléchie d’hommes aussi raisonnables, ou, si l’on aime mieux, aussi raisonneurs qu’eux-mêmes. On reconnaît ici un de leurs plus ordinaires préjugés, et ces préjugés, pour être philosophiques, ne leur cachaient pas moins la vérité : ils ne parvenaient pas à comprendre l’intelligence des premiers hommes autrement qu’éclairée de toutes les « lumières » du dix-huitième siècle, et eux qui se moquaient, après Locke, de cet enfant qui, suivant les cartésiens, au sortir du ventre de sa mère avait déjà des idées innées, ils imaginaient un homme qui, sortant du sein de la nature, avait toutes les idées de l’Encyclopédie.

Mais la raison, sinon des premiers hommes, du moins des hommes du dix-huitième siècle, avait peut-être le droit, et cela seul en définitive importait à ces derniers, de juger la société et le gouvernement actuels, de les comparer l’un et l’autre à son idéal de justice et de liberté et, les trouvant l’un et l’autre infiniment éloignés de cet idéal, de demander qu’on introduisît plus de liberté dans le gouvernement et qu’on fît régner plus de justice dans la société. L’erreur commise ici par les Encyclopédistes est donc une erreur de date : ce n’est pas dans le plus lointain passé, alors que la raison sommeillait encore dans ces esprits primitifs, tatoués, pour ainsi dire, d’images grossières et de sauvages superstitions, c’est dans les sociétés civilisées, et à mesure qu’elles se civilisent davantage, que cette même raison, devenue adulte, acquiert de plus en plus le droit de juger les hommes et les rapports qu’ils ont entre eux. Prétendra-t-on, en effet, que des citoyens doivent éternellement subir en silence, et sous prétexte qu’elles sont très anciennes, les lois, justes ou non, qui les gouvernent, et par quel inexplicable privilège les institutions sociales échapperont-elles seules au contrôle de la raison ? « Un long abus, disait Mirabeau, est un abus comme s’il eût duré moins longtemps et l’on ne saurait prescrire contre la justice et la vérité. » Proclamée, au siècle précédent, souveraine en philosophie, la raison faisait maintenant valoir ses droits en politique ; et quelques années après l’Encyclopédie, saluant cet avènement de la raison dans le domaine social qui lui avait été jusque-là rigoureusement fermé, le philosophe allemand Hegel écrivait, dans sa Philosophie de l’histoire : « Anaxagore avait dit le premier que l’esprit gouverne le monde ; mais, maintenant, l’homme reconnaît que pour la première fois la pensée doit régir aussi la société humaine. Ce fut comme un magnifique lever de soleil. »

Comme éblouis eux-mêmes par ces lumières nouvelles de la raison politique, les philosophes ne virent pas ce qu’il pouvait y avoir de légitime et même d’indestructible dans certaines de ces traditions qu’ils croyaient déraciner et qui devaient repousser si vite sous des noms nouveaux. On leur a durement reproché cet aveuglement dont on a rendu responsable la raison classique du dix-septième siècle appliquée à des choses qui ne la regardent point. En réalité, ce qu’on appelle raison classique n’est guère autre chose que l’héritage littéraire de l’antiquité : nous avons bien plutôt affaire ici, répétons-le, à la raison cartésienne qui, maniée par les Encyclopédistes, fait table rase des institutions et du passé social, de même que, sous la plume de l’auteur du Discours de la méthode, elle avait aboli, ou prétendu abolir, tout le passé philosophique de l’humanité.

C’est un peu à l’image de la ville idéale, évoquée par Descartes dans le Discours de la méthode, que les Encyclopédistes ont conçu la société de leurs rêves ; aussi leurs disciples commenceront-ils par mettre à bas le vieil édifice social. Nous n’ignorons pas tout ce qu’on peut dire et tout ce qu’on a dit contre de telles idées et contre de tels actes. Mais, pour juger équitablement les uns et les autres, il convient d’abord de les replacer dans leur milieu historique : or, ne semble-t-il pas qu’avant d’incriminer ces démolisseurs insensés, il faudrait préalablement avoir démontré que les maîtres de l’édifice social, jugé par tous imparfait, consentaient à l’accommoder aux besoins nouveaux et aux légitimes exigences des hommes de leur temps ? Or, nous l’avons vu, c’est le contraire qui arriva. N’est-il pas vrai, dès lors, que la conclusion brutale que l’on sait s’imposa tour à tour à la raison des philosophes et aux piques des révolutionnaires ? « Il importe assez peu, s’écria un jour Mirabeau, de savoir si l’usage des lettres de cachet est ou n’est pas conforme à notre droit public. Ce droit croule de toutes parts, nous sommes sans constitution : remontons aux principes. »

La raison est égale chez tous les hommes, avait dit Descartes, et les Encyclopédistes avaient ajouté logiquement : tous les citoyens ont des droits égaux. En face du dogmatisme très ancien et presque sacré de son temps, Descartes avait affirmé l’indépendance absolue de la pensée individuelle, car qu’y a-t-il de plus individuel que la raison ? les Encyclopédistes en déduisaient, et par la méthode même de Descartes, la liberté inaliénable du citoyen au sein de la société, quelque ancienne que fût celle-ci, et en face du pouvoir, quelque divin qu’il prétendît être ; et ce double affranchissement de la pensée et de la volonté menait droit à l’individualisme et à ce qui devait être un jour sa conséquence naturelle, le libéralisme moderne.

D’ailleurs, si l’on envisage, non plus les origines préhistoriques, toujours mystérieuses, mais, ce que nous connaissons bien mieux, le développement des sociétés à travers l’histoire, n’est-il pas vrai que celles-ci ont progressé à mesure que les rapports sociaux se sont réglés par de libres et explicites contrats ? S’il faut admettre que la première unité sociale a été la famille, le progrès social a peu à peu détaché et affranchi de sa famille l’individu jusqu’à faire de lui une nouvelle unité sociale qui a supplanté l’ancienne : dès lors, les droits et devoirs collectifs des familles vont être remplacés par le libre contrat des individus entre eux, et l’histoire de la civilisation, surtout dans notre Europe occidentale, enregistrera, au cours des siècles, les légitimes victoires des contrats sur des coutumes injustes ou barbares. C’est ainsi que « l’esclavage a disparu pour faire place aux rapports contractuels de serviteur à maître et que des rapports de même nature ont remplacé la tutelle de la femme et du fils majeur[34] ». Mais qui donc, si ce n’est la raison, guidée par un idéal de justice, a mis ainsi de libres contrats à la place des coutumes arbitraires, c’est-à-dire le droit à la place du fait[35] ? Et ainsi les Encyclopédistes, s’ils ont prêté à la raison un rôle qui n’a pu être le sien dans le passé de l’humanité, ne se sont du moins pas trompés, quand ils ont pensé qu’au dix-huitième siècle cette même raison était appelée à réformer la société et à la rapprocher de plus en plus d’une association contractuelle, c’est-à-dire respectueuse de toutes les libertés. Si donc, conclurons-nous en modifiant une parole célèbre de Mme de Staël, la raison politique n’est pas d’antique origine, il n’en faut pas moins accueillir et fêter cette parvenue et savoir gré à ceux qui, par l’excès même de leurs hommages, ont contribué à sa rapide fortune et ont fait d’elle la régularisatrice des sociétés modernes.

Comme la politique, la religion fut soumise au contrôle de la raison, souveraine en toutes choses : montrons donc, en peu de mots, comment la raison des philosophes jugea la religion et la morale religieuse, et, après les avoir condamnées, aspira à les supplanter.

Les erreurs du dix-huitième siècle sur l’origine et l’essence de la religion ont été si souvent exposées et réfutées qu’il doit suffire, pour montrer à quel point elles nous sont devenues étrangères, de rappeler que pour Condorcet toutes les religions s’expliquaient le plus simplement du monde par « la crédulité des premières dupes et l’habileté des premiers imposteurs ». Ces erreurs, aujourd’hui manifestes, ont deux principales causes, dont une seule, on va le voir, est imputable aux philosophes ; en premier lieu, en effet, la plupart des idées fausses exprimées sur ce sujet par les Encyclopédistes viennent de ce qu’ils ignoraient, ce qu’on n’a véritablement su que de nos jours, l’histoire des religions. Ce qu’on peut par contre leur reprocher, c’est, nous l’avons assez dit ailleurs, d’avoir cru que la raison expliquait tout, même des choses comme la religion où l’imagination joue le plus grand rôle[36]. Logiciens à outrance, ils réfutaient aisément les récits bibliques rien qu’en les soumettant au principe logique de contradiction. Par exemple, les apôtres disaient que, trois jours après sa mort, ils avaient vu Jésus-Christ sortir vivant de son tombeau ; sur quoi les philosophes raisonnaient ainsi : ou le fait est vrai ou il est faux ; or, il est nécessairement faux puisque, à priori, il est impossible ; donc, les apôtres, qui l’ont affirmé comme vrai, ont menti et voilà ces premiers « imposteurs » qui avaient été, au dire de Condorcet, les premiers fondateurs des religions. Il y avait cependant une troisième solution à imaginer qui était la suivante ; si les apôtres avaient cru voir leur maître ressuscité, le fait en lui-même pouvait rester faux et même impossible, sans que pour cela les apôtres eussent menti. Mais ce qui rendait les Encyclopédistes comme incapables d’imaginer cette troisième hypothèse, c’est qu’ils prêtaient aux apôtres une raison pareille à la leur : or il est bien certain qu’une telle raison était inconciliable avec la foi aux miracles.

Nous n’apprendrions rien à personne si nous racontions, après tant d’autres, et à l’encontre des théories du dix-huitième siècle, les origines vraisemblables de toute religion. Mais ce qu’il est curieux de relever, en une matière où les philosophes invoquaient la raison seule, c’est que leurs explications n’étaient pas même très raisonnables ; il est absurde, en effet, de dire que les prêtres ont inventé la religion, alors qu’il ne peut y avoir de prêtres sans des croyances préexistantes et des croyants déjà nombreux. De même, il n’est pas admissible que ces premiers croyants n’aient été persuadés que par des impostures, car, dans ce cas, tous les peuples anciens auraient été imbéciles, puisque tous sans exception ont été religieux : et que deviendrait dès lors cette raison naturelle dont les philosophes eux-mêmes n’ont que trop gratifié l’humanité à tous les âges et dans tous les pays ?

En réalité, s’ils n’avaient pas été aveuglés par la prévention et par une espèce de fanatisme à rebours, les philosophes auraient aisément retrouvé dans toute religion deux de leurs principes les plus chers : la nature et la raison. À première vue, en effet, qu’est-ce qui reflète le mieux le génie naturel de chaque peuple si ce n’est la religion, élégante et gaie chez les Grecs, formaliste et minutieuse chez les Romains, sanglante chez les Mexicains et ainsi de toutes les autres. Que si, en outre, tous les peuples anciens ont été religieux, n’en faut-il pas conclure que la religion est naturelle à l’homme primitif, c’est-à-dire précisément à ce que les philosophes appelaient l’homme de la nature, et c’est dans ce sens, mais aussi dans ce sens seul, qu’il y a une « religion naturelle » : ce que Calvin appelait theologia naturalis innata.

D’autre part, les premières croyances n’ont-elles pas été comme le premier éveil de la raison, laquelle s’expliquait à elle-même, et comme elle pouvait, les phénomènes de l’univers ? Et enfin, pourrait-on ajouter, cet intérêt même, auquel les philosophes ont ramené tant de choses, ne l’auraient-ils pas, avec un peu d’attention, surpris à l’aurore même des religions, s’il est vrai, comme on l’a dit, que ce qui a dû provoquer les premiers sentiments religieux, ce n’est pas du tout les grands spectacles de la nature qui nous émeuvent ou nous enchantent aujourd’hui, mais c’est bien plutôt tout ce qui paraissait aux premiers hommes pourvoir à leur faim ou veiller à leur sûreté : par exemple, le fleuve avec ses milliers de poissons ou son limon fertile, la clarté libératrice du soleil après les cauchemars et les embûches affolantes de la nuit au milieu des bois. Que telles aient été les origines de la religion c’est, disons-nous, ce que les Encyclopédistes auraient pu très facilement imaginer, et cela rien qu’en appliquant avec bon sens et sans parti pris à la religion les principes mêmes par lesquels ils expliquaient toutes choses. Seulement, et c’est ce qui les empêcha d’être ici impartiaux ou simplement clairvoyants, il ne fallait pas que la « superstition » pût se prévaloir, même au moindre titre, de la raison, ni qu’elle plongeât, par ses racines vénéneuses, dans cette nature, dont toutes les productions étaient parfaites.

Il est vrai, du reste, que les apologistes de la religion, de leur côté, uniquement préoccupés de défendre le christianisme, ne se souciaient nullement de le confondre avec les religions primitives, naturelles peut-être, mais toutes également et radicalement « fausses ». Pour mieux faire éclater la supériorité de la religion chrétienne, ce qu’ils exaltaient en elle, c’était, avant tout, un surnaturel qu’ils estimaient unique ou, tout au moins, uniquement vrai. C’est donc à ce surnaturel, dont on faisait le fond même du christianisme, que les philosophes ramenèrent volontiers, pour en avoir plus facilement raison, toutes les religions et particulièrement celle qu’il fallait « écraser » ; ils n’avaient plus qu’à démontrer combien était impossible, ou, mieux encore, ridicule, la croyance au surnaturel chrétien.

Ce surnaturel se présentait à eux sous ses deux formes ordinaires ; la révélation et le miracle. Les philosophes, on l’a vu, se contentèrent de nier aussi bien le miracle que la révélation : nous nous efforçons aujourd’hui de comprendre, non seulement ce que les philosophes niaient, mais leur négation même ; je veux dire que le rationalisme négatif est, dans l’histoire de la pensée humaine, tout aussi naturel et, pour ainsi dire, tout aussi prévu que peuvent l’être, au début de toute religion, la révélation et le miracle à la fois. À l’origine de tout culte, l’homme croit, par les cérémonies établies, entrer en communication immédiate avec son Dieu et exercer une certaine influence sur la volonté divine : il se persuade ainsi que Dieu se fait directement connaître, c’est-à-dire se révèle à lui, révélation d’abord tout intérieure, parole de Dieu qu’il croit entendre, pour ainsi dire, avec son âme ; puis, ce que lui a révélé le Tout-puissant, il le confie mystérieusement aux autres et ceux-ci, n’hésitant pas à voir, dans ces confidences, la vérité absolue, la transmettent pieusement à leurs descendants qui la fixent enfin en des livres réputés sacrés, ou, comme on dira encore, en des livres révélés : et il n’y a, dans tout cela, ni supercherie, ni imposture.

Un moment vient pourtant où la raison découvre, dans ces livres révélés, des imperfections et des contradictions qui ne trahissent que trop l’humanité des auteurs prétendus sacrés, et cette même raison, poursuivant alors son impertinente mais inévitable enquête, explique à sa façon, c’est-à-dire, par des habiletés préméditées et des mensonges raisonnés, ce qui fut à l’origine le produit spontané du plus sincère enthousiasme. Ainsi se trompaient déjà dans l’antiquité les sophistes grecs quand ils affirmaient que la religion n’est qu’une invention des prêtres et des rois ; ainsi pensa le moyen âge finissant, lorsque la comparaison des religions diverses, qui se prétendaient également inspirées, le conduisit à ce vague rationalisme qui revêtit une forme populaire dans la fameuse doctrine des « trois imposteurs ». Ainsi raisonnent enfin, à l’époque qui nous occupe, ou, ce qui est plus vrai, ainsi déraisonnent, sur les mystères religieux qui leur sont devenus impénétrables, les philosophes de l’Encyclopédie. Et il est certain qu’à tous ces rationalistes, si habiles à expliquer ce qu’ils sont incapables de comprendre, le plus simple croyant avait le droit de lancer l’apostrophe célèbre de Pascal : « Humiliez-vous, raison impuissante, et apprenez que l’homme passe infiniment l’homme[37]. »

Les philosophes avaient à combattre encore le surnaturel sous sa seconde forme, le miracle. Il y a eu, croyons-nous, au cours de l’histoire, quatre manières différentes de comprendre le miracle : on l’accepte, d’abord, sans le critiquer et pour ce qu’il se donne, pour un fait vraiment miraculeux. C’est ainsi que jadis Hérodote accueillait et racontait ingénument les légendes fabuleuses des plus bizarres religions ; et c’est ainsi que l’Église, au dix-huitième siècle, professait la foi la plus littérale aux plus étranges récits de la Bible. Il ne s’agissait pas ici d’expliquer le miracle, mais d’y croire. Il y a, en second lieu, l’explication bien connue d’Evhémère, d’après laquelle les dieux seraient d’anciens rois ou des prêtres divinisés après leur mort ; c’est ce qu’on appelle ramener à des faits naturels le surnaturel religieux, et cette théorie, que nos philosophes trouvaient ingénieuse, faisait des récits merveilleux d’une religion autant d’énigmes amusantes dont il ne s’agissait que de trouver le mot.

Mais, en troisième lieu, l’explication favorite des philosophes et celle aussi qui faisait le moins d’honneur à l’humanité, consistait à reléguer les miracles au nombre des plus impertinentes impostures par lesquelles les inventeurs des religions avaient conquis leur pouvoir et assuré leur prestige sur la foule imbécile. Cette théorie a fait place enfin, au dix-neuvième siècle, à une interprétation moins humiliante pour la nature humaine : le miracle, qui n’est pas toujours, il s’en faut, accompli de plein gré par le fondateur d’une religion, mais qui lui est bien souvent imposé par la foi impérieuse de ses disciples, est l’œuvre commune de celui qui le fait et de celui qui y croit — et qui l’exige pour mieux croire. Mais dès lors il faut envisager les récits bibliques autrement que ne faisaient les philosophes : ceux-ci, en présence d’un fait miraculeux attesté par un texte sacré, niaient le fait, mais étaient en même temps trop heureux de respecter, comme le faisaient leurs adversaires, le texte lui-même, puisque, entendu à la lettre, ce texte ne pouvait plus être qu’un mensonge. Nous supprimons, nous, le fait et, en interprétant librement le texte, nous supprimons aussi le prétendu mensonge.

Seulement, ne l’oublions pas : si la critique moderne a osé toucher aux textes eux-mêmes, à ces textes auxquels on pouvait jadis appliquer, en le prenant au sérieux, le mot connu de Voltaire : « Sacrés ils sont, car personne n’y touche », c’est d’abord parce que l’irrévérence des philosophes à l’égard des récits bibliques nous a enhardis peu à peu jusqu’à juger librement, comme nous faisons tout autre livre, ce qui était le livre unique, le livre réputé infaillible même pour ceux qui s’étaient au seizième siècle affranchis du catholicisme ; et c’est encore et surtout parce que les philosophes, s’ils n’ont pas su expliquer la croyance au miracle, sont arrivés, du moins, par leur propagande scientifique et aussi, pourquoi ne le dirions-nous pas ? par leurs légitimes éclats de rire, à faire évanouir le miracle lui-même. Nous avons pu alors, affranchis par eux de la superstition des récits sacrés, donner de ces récits une interprétation plus impartiale et plus haute, mais rationnelle encore ; car l’exégèse moderne, si elle suppose des connaissances et un certain esprit de finesse qui manquaient aux philosophes, que serait-elle devenue pourtant sans la raison critique ? Et cette dernière, même avec ses procédés spéciaux d’investigation, n’a pas si complétement fait défaut qu’on le croit aux Encyclopédistes, s’il est vrai, par exemple, que Voltaire ait eu une notion très nette et de l’influence de la philosophie d’Alexandrie sur le christianisme et de l’origine exotique du quatrième Évangile[38].

Ajoutons enfin que, lorsque Voltaire et ses amis taxaient d’imposture, avec un acharnement et même, si l’on veut, un aveuglement condamnables, les fondateurs du christianisme, ils ne faisaient, après tout, que retourner contre la religion catholique le verdict que celle-ci n’avait cessé de prononcer contre toute religion autre qu’elle-même. Les philosophes, qui avaient combattu le privilège dans l’État, l’abolirent de même dans le domaine religieux ; ils regardèrent du même œil, à la fois les superstitions antiques, les hérésies modernes et la religion qui se disait la seule vraie. En rabaissant celle-ci, tandis qu’ils prenaient plutôt plaisir à relever les premières, ils les mirent les unes et les autres au même niveau et permirent ainsi aux historiens futurs de leur appliquer des règles de critique, à la fois meilleures et égales pour toutes les croyances.

Maintenant, dans cette guerre sans merci qu’ils faisaient à « l’infâme », les philosophes, s’ils réussissaient, ne risquaient-ils pas de tuer, avec la religion, la morale elle-même, dont la religion avait été jusque-là le plus solide et, au dire de leurs adversaires, devait rester l’unique fondement ? Nous voilà donc amenés à aborder cette dernière question, une des plus délicates et pratiquement la plus importante de toutes celles qu’a agitées la philosophie du dix-huitième siècle.

Devons-nous d’abord mettre hors du débat tous ceux qui, comme Voltaire, ne prétendaient, disaient-ils, qu’ « épurer » la religion et non la détruire, parce qu’ils voyaient en elle un « frein salutaire », indispensable à l’ordre social et tout particulièrement à leur propre repos. Professant eux-mêmes une religion pure de toute superstition et qu’ils appelaient « la religion naturelle », leur modeste et vague credo se réduisait à quelques articles très simples et, pensaient-ils, très acceptables même pour un vrai philosophe : un Dieu rémunérateur et vengeur, une âme immortelle et « les principes de morale communs à tout le genre humain ». Nous ne prendrons pas plus au sérieux que ses adeptes eux-mêmes cette religion naturelle, qui d’abord n’était naturelle qu’à ceux qui savaient par cœur leur catéchisme, et qui ensuite n’était pas même une religion, puisque le cœur n’y avait aucune part. Saluons donc en passant, les déistes ne faisaient guère plus, « le divin horloger », et allons droit aux athées qui étaient seuls conséquents dans le parti encyclopédique ; voyons d’abord ce qu’ils pensent de cette éternelle alliance de la morale et de la religion ; nous leur demanderons ensuite s’ils espèrent fonder une morale en dehors de toute religion et quelle morale.

En premier lieu, ils ont très bien vu le danger qu’il y avait à faire dépendre la morale de la religion et ils l’ont signalé, comme il fallait s’y attendre, avec insistance : « c’est Dieu qui crée le juste et l’injuste : mais le Dieu des Juifs est un tyran capricieux. Fonder la morale sur un Dieu semblable, c’est lui donner une base incertaine. » Encore si Dieu nous dictait lui-même ses commandements : mais « obéir à Dieu n’est jamais qu’obéir aux prêtres. Dieu ne parle plus lui-même ; c’est l’Église qui parle pour lui[39]. » Or, qui sont les prêtres de cette Église ? des hommes sujets à se tromper ; et l’on citait les bévues d’un Caveyrac ou d’un Pompignan ; des esprits divisés entre eux : et l’on rappelait les mesquines querelles des Jésuites et des Jansénistes ; pis que cela, des libertins : il n’y en avait que trop et de trop connus dans le clergé d’alors ; et enfin, et malgré leurs faiblesses ou leur indignité, des fanatiques et des bourreaux. Et Voltaire de s’écrier avec une exagération voulue à coup sûr, mais en même temps avec une légitime et sincère indignation : « Le dogme a fait mourir dans les tourments dix millions de chrétiens ; la morale n’eût pas produit une égratignure. »

La morale ayant été identifiée avec la religion, et la religion s’étant incarnée dans le clergé, il en résultait que toutes les fautes commises par le clergé retombaient sur la religion et que celle-ci, une fois ébranlée, menaçait d’entraîner dans sa ruine la morale elle-même. Déjà, au seizième siècle, la conscience publique avait commencé par protester contre les mauvaises mœurs du clergé ; puis, le clergé ne faisant qu’un avec la religion, elle s’en prit à la religion elle-même, si bien que d’une protestation morale naquit une « Réforme » religieuse. Au dix-septième siècle, c’est la religion qui est d’abord mise en doute ; mais, comme on ne conçoit pas alors, nous l’avons vu, une morale quelconque en dehors de la religion, renoncer à la religion revenait à se passer de morale et c’est pour cela que le libertinage des mœurs avait été si intimement lié au libertinage de créance : « Tout homme qui rejettera la religion, sur laquelle on lui dit que la morale est fondée, sera tenté de croire que cette morale est une chimère aussi bien que la religion qui lui sert de base ; c’est ainsi que les mots d’incrédule et de libertin sont malheureusement devenus synonymes[40]. » Au dix-huitième siècle, enfin, on finit par confondre, dans un égal mépris, ces trois choses, puisqu’elles sont indissolubles : l’Église, sa religion et sa morale. Ainsi la croyance, religieuse ou morale, ne faisant qu’un avec la religion extérieure, c’est-à-dire avec l’Église même, à chaque ruine qui se faisait au cours des siècles dans l’édifice religieux répondait, pour ainsi dire, une ruine analogue dans la conscience publique ; jusqu’à ce que cet édifice étant, ou paraissant aux philosophes, ruiné de fond en comble, ceux-ci aboutirent logiquement à l’athéisme le plus radical. Cet athéisme ne fut donc pas créé de toutes pièces par les philosophes, pas plus que la religion n’avait été inventée par les prêtres : mais il fut, pour les premiers, comme le suprême refuge où les accula l’intransigeance séculaire des seconds. Et ce qui enfonça plus avant dans leur athéisme les Encyclopédistes, c’est que l’Église, nous l’avons montré, ne s’opposait pas seulement aux progrès de la science et de la raison, mais même aux réformes sociales demandées pourtant et de plus en plus ardemment par l’opinion publique : ces réformes légitimes étant repoussées par l’Église, il semblait qu’il fallût, pour y travailler, commencer par sortir de l’Église : de sorte que les philosophes, athées par raison, semblaient l’être encore par patriotisme et par humanité.

On comprend mieux maintenant pourquoi les Encyclopédistes n’ont vu, ou n’ont voulu voir, que les maux causés par la religion : tout le bien qu’elle avait fait et pouvait faire encore était effacé à leurs yeux par les graves torts du clergé contemporain envers la science et la société à la fois. Ils oubliaient que ces naïves croyances du moyen âge, qu’ils raillaient sans merci, avaient donné pendant des siècles la paix du cœur à des milliers d’hommes ; et ce qu’ils ignoraient encore, c’est que la religion n’avait pas été seulement la grande consolatrice des déshérités, mais aussi, et à travers toute l’histoire, le plus puissant auxiliaire de la morale et de la civilisation. Si, en effet, pour cet animal coutumier qu’est l’homme, la morale n’a été, à l’origine, que l’ensemble des coutumes établies dans chaque tribu, c’est la religion qui, transformant ces coutumes en divines prescriptions, les a peu à peu implantées au fond des cœurs ; et c’est elle encore qui a assuré leur empire, en faisant des dieux eux-mêmes les vengeurs de toute infraction à ces coutumes désormais sacrées. La civilisation elle-même, progressant en même temps que s’élève l’idéal moral de l’humanité, est tributaire des religions qui se succèdent l’une à l’autre, puisque chacune d’elles ne supplante sa rivale qu’en faisant prévaloir une morale plus délicate et plus haute. Comme toutes les religions, d’ailleurs, sont par essence prosélytiques et envahissantes, on peut dire que chacune, à son tour, en transportant hors du pays qui fut son berceau, et en faisant rayonner sur le monde, un nouvel et meilleur idéal, a été véritablement le véhicule de la morale et de la civilisation : et ainsi à des degrés divers les différents cultes ont contribué à la culture générale[41].

Que, bien plus que toute autre religion, le christianisme ait servi, ce mot est trop faible, ait façonné à son image, la culture moderne, c’est ce qui est hors de doute. Aussi, sans prendre la peine d’énumérer, à l’encontre des philosophes, toutes les grandes idées et tous les nobles sentiments que nous devons et que les philosophes eux-mêmes, qui ne s’en doutaient pas, devaient à « l’infâme », nous nous contenterons de remarquer, parce que cette remarque s’applique à plus forte raison à tout le reste, que les excès même du rigorisme chrétien les plus réprouvés par les Encyclopédistes n’ont pas été sans rehausser l’idéal et, par conséquent, sans accroître la valeur de l’humanité : ces saints et ces ascètes du moyen âge, tant bafoués par Voltaire, tandis qu’ils domptaient en eux-mêmes, et qu’ils réfrénaient chez les autres, par la contagion de leurs exemples, l’égoïsme et les grossiers appétits, faisaient entrer dans le monde l’exaltation vertueuse et la folie de l’héroïsme chrétien ; et il est certain que la conscience morale de ceux qui sont venus après eux a hérité de leurs souffrances et s’est retrempée dans leurs larmes. — Est-ce à dire pourtant qu’il faille éternellement immoler sa pensée et sa vie au dogme et à l’ascétisme catholiques et ne peut-on imaginer une doctrine des mœurs qui, sans calomnier le passé moral de l’humanité, s’établirait sur un autre fondement que la volonté divine et proposerait aux hommes un idéal différent de l’idéal chrétien ? C’est ce que prétendit faire la morale des philosophes et nous devons examiner librement ce que valait cette morale sans Dieu et sans immortalité.

L’écrivain qui a osé le premier affirmer, au dix-huitième siècle, que la raison pouvait, à elle seule, en dehors de tout principe religieux, fonder une morale d’honnêtes gens, c’est l’auteur du Christianisme dévoilé, du Système de la nature et d’une foule d’autres ouvrages anonymes : c’est le baron d’Holbach. À coup sûr les perpétuelles déclamations de d’Holbach contre Dieu et les « déicoles » nous paraissent aujourd’hui très ridicules et nous trouvons, avec Grimm, que tout ce qui sort du four de Michel Rey (c’était l’imprimeur de d’Holbach), ne vaut pas la manne de Ferney. En revanche, si d’Holbach est moins divertissant que Voltaire, il est aussi plus conséquent que lui et plus vraiment philosophe. Un des plus acharnés adversaires de l’Encyclopédie, Bergier, après avoir anathématisé la doctrine de d’Holbach, a rendu justice à sa loyauté et à la fermeté de sa pensée : « Le déisme n’est pas un poste où l’on puisse tenir longtemps et l’auteur du Christianisme dévoilé, plus sincère et plus conséquent que les autres, professe hautement l’irréligion absolue. C’est ici le dernier pas de la philosophie. » S’il est vrai, en effet, que les principes sans cesse invoqués par les philosophes, la nature et la raison, et celle-ci réglant celle-là, suffisent à tout expliquer, si l’on n’admet en un mot que ce qui est naturel et rationnel, n’a-t-on pas le droit de penser que Dieu est désormais une hypothèse inutile et, si on le pense, n’a-t-on pas le devoir de le dire ? C’était l’opinion de d’Holbach : « Si la vérité est utile aux hommes, c’est une injustice de les en priver, et si la vérité doit être admise, il faut admettre aussi ses conséquences, qui sont également des vérités. » Or, une des conséquences les moins douteuses de la philosophie du dix-huitième siècle, conséquence que d’Holbach a eu le mérite de déduire avec lucidité et de proclamer sans ambages, c’est qu’on peut fort bien être honnête homme et ne pas croire en Dieu.

Qu’une telle vérité nous paraisse si simple aujourd’hui et que pourtant d’Holbach ait été le premier, non sans doute à la formuler, (c’est ce qu’avait fait Bayle), mais à la soutenir dogmatiquement et à la vulgariser, voilà un des faits qui montrent le mieux combien ont été lentes les démarches de la libre pensée ; c’est que celle-ci n’était pas seulement entravée par la grossière intolérance des croyants, mais aussi par les contradictions et les réticences des incrédules, dont les uns ne savaient pas et dont les autres n’osaient pas aller jusqu’au bout de leur incrédulité. Pour la plupart des gens du dix-huitième siècle, un athée était à peu de chose près un scélérat : « Il est regardé, dit d’Holbach, comme un être malfaisant et un empoisonneur public », et il cite Abbadie montrant le fils athée prêt « à assassiner son père pour jouir de sa succession, dès qu’il en trouvera l’occasion[42] ». D’Holbach dut garder l’anonyme, non-seulement pour échapper à la Bastille, mais encore pour conserver ses amis qui, presque tous, ignoraient ses forfaits littéraires. Treize ans encore après la publication de son principal ouvrage, Mercier, qui est plutôt favorable aux Encyclopédistes, écrit dans les Tableaux de Paris : « On me demande partout le nom de l’auteur du Système de la nature comme si je le connaissais. Il s’est caché dans d’épaisses ténèbres, cet auteur violent : que son nom meure à jamais dans l’obscurité ! » Maudit sans être connu, par les croyants qu’il scandalisait, et par les philosophes qu’il compromettait, invectivé par le déiste Voltaire qui ne voyait dans son Système qu’une « profonde fadaise », malmené par Grimm, qui dénonçait à l’aristocratique dédain de ses correspondants les « capucinades de vertu » de cet athée aussi incivil à l’égard des puissants qu’à l’égard de Dieu, d’Holbach continue tranquillement, sous divers pseudonymes, et parfois avec la plume de son plus intime confident, Diderot, à la fois ses déclamations furieuses contre les prêtres et les rois et ses imperturbables démonstrations d’une morale irréligieuse, mais « humaine ».

Il reprend et renvoie au christianisme l’accusation séculaire que celui-ci avait fait peser sur l’athéisme : après avoir énuméré les funestes conséquences, pour la vie sociale, de l’ascétisme et du célibat, après avoir montré l’Église hostile à la science et même au progrès du commerce et de l’industrie, puisqu’elle enseigne qu’il faut ici-bas songer uniquement à son salut, il conclut hardiment, en prenant à son compte personnel les raisonnements généraux de Bayle, que ce n’est pas, comme on n’a cessé de l’imprimer jusqu’à Bayle et de le répéter après lui, une société d’athées qui serait impossible, mais bien une société de chrétiens conséquents : « Si l’on suivait à la rigueur les maximes du christianisme, nulle société politique ne pourrait subsister. » L’on peut repousser, à coup sûr, cette thèse de d’Holbach et d’autres semblables, mais ce qu’on ne peut nier, c’est, d’abord, que beaucoup de raisons invoquées par lui contre le christianisme ne sont pas sans valeur, puisqu’elles ont été reprises, sous d’autres formes, par des écrivains contemporains à qui l’on ne saurait refuser ni l’élévation de l’âme, ni l’indépendance de la pensée et tels que l’auteur de la Vie de Jésus et l’auteur de l’Irréligion de l’avenir ; et c’est ensuite que l’athéisme n’est plus, depuis le Système de la nature, une mauvaise action : c’est une simple opinion désormais qui s’affirme au grand jour par la bouche d’un honnête homme. « À la religion près, dit-on, c’est un honnête homme. Quelle exception, s’écriait Bourdaloue, à la religion près ! c’est-à-dire que c’est un fort honnête homme à cela près qu’il a des principes qui vont à ruiner tout commerce, toute confiance entre les hommes. En un mot, c’est un fort honnête homme à cela près qu’il n’a ni foi ni loi. Mettez-le à certaines épreuves et fiez-vous-y : vous verrez ce que c’est que cet honnête homme[43]. » On l’a vu depuis, car la probité de d’Holbach témoignait qu’il était parfaitement possible de vivre avec un athée déclaré ; et, sans le faire meilleur ni pire que la plupart de ses contemporains, on peut dire qu’il a vécu comme il conseillait de vivre à ceux qui professaient sa philosophie : « D’autant plus scrupuleux observateur de ses devoirs que ses sentiments étaient suspects aux autres hommes ; ses mœurs n’ont point calomnié, mais plutôt défendu son système[44] ».

Quels peuvent être maintenant les principes moraux d’un homme qui, comme d’Holbach ou Diderot, ne croit pas en Dieu ou qui, comme d’autres Encyclopédistes, sans nier Dieu, cherche, en dehors de lui et de ses commandements, les règles de sa conduite ? Déjà Montesquieu avait dit dans ses Lettres persanes : « S’il n’y avait point de Dieu, libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l’être de celui de l’équité ». Mais d’où vient l’équité et qui nous en imposera le joug ? Grave problème et dont les philosophes ont donné deux solutions très différentes, suivant qu’ils l’ont abordé par l’une ou l’autre des deux méthodes entre lesquelles nous les avons vus si souvent osciller : la méthode purement rationnelle et la méthode expérimentale. Voyons d’abord ce que leur a suggéré la première.

Comme ils étaient convaincus que la raison est la même chez les hommes de tous les temps et de tous les pays, du moins quant aux idées fondamentales, les philosophes ont trouvé que certaines de ces idées, en interrogeant leur raison à eux, étaient les idées de justice et de liberté et ils en ont conclu que ces idées sont éternelles et qu’il n’y a rien de plus naturel au monde que les principes du droit et de son corrélatif, le devoir. L’expérience leur eût vite démontré le contraire : ces peuples, étrangers ou sauvages, qu’ils aimaient tant à citer, leur auraient révélé, s’ils les avaient mieux connus, des mœurs peu conciliables avec leur doctrine des devoirs innés, les mêmes chez tous.

Au reste, ces fameuses lois non écrites, les philosophes sont loin de les avoir inventées, puisque, si elles ne sont pas éternelles, elles sont, tout au moins, aussi anciennes que l’histoire et la poésie. On sait que, dans Œdipe-Roi, le chœur place ces lois aux pieds élevés près du trône de Jupiter, qui leur obéit lui-même comme les simples mortels. Mais c’est surtout à Rome, sous les empereurs, que cette idée féconde, quoique fausse, d’un droit naturel et égal pour tous, se répandit et passa dans les faits : c’est elle qui simplifia et améliora le droit romain, les lois naturelles, telles que les avait formulées le stoïcisme, étant forcément plus simples et plus larges que l’ancien droit écrit. Ainsi Sénèque avait dit que « tous les hommes, si on remonte à l’origine, ont les dieux pour pères » et Ulpien écrivit dans le même esprit : « Par droit naturel, tous les hommes naissent libres et égaux. » Qu’il y ait, au reste, un droit vraiment naturel, c’est-à-dire individuel et antérieur à toute législation et à toute société, c’est ce qu’il paraît difficile d’admettre, si l’on réfléchit simplement qu’un droit n’est rien s’il n’est établi contre quelqu’un et reconnu par un contrat quelconque. Pascal avait, à l’avance et d’un mot, ébranlé cette théorie simpliste de l’Encyclopédie sur les origines du droit : « Qu’est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ? J’ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume. »

Mais, polémistes et philosophes pratiques avant tout, les Encyclopédistes se préoccupaient moins de la vérité de leur théorie juridique que du parti qu’ils en pourraient tirer : or, contre les priviléges et les lois qui les consacraient, ils ne pouvaient imaginer une meilleure arme de combat que cette doctrine libérale de droits antérieurs à toute loi et à toute société. C’était là, d’ailleurs, à leurs yeux, une nouvelle forme et comme une preuve de plus de cet état de nature qu’ils avaient, vrai ou faux, si habilement opposé, nous l’avons vu, à l’état actuel de la société. C’est au nom des droits naturels qu’ils réclamèrent de même contre l’iniquité des lois régnantes : « On compte depuis 1740, écrira Mirabeau, plus de 400 000 mariages contractés au désert, source féconde de procès scandaleux et d’infâmes iniquités ; les tribunaux sont pressés entre la loi naturelle et les lois positives et injustes. » Qu’on écoute encore Mirabeau avertissant avec hauteur le despotisme qu’il n’est pas jusqu’à son pouvoir de réformes qui ne s’arrête devant la barrière infranchissable des droits non écrits et que l’un de ces droits, inviolables même à la raison d’État, c’est la liberté individuelle du citoyen : « Sans doute le gouvernement doit réformer les abus, mais que cette réforme se concilie avec nos droits naturels ; point d’attentats sur la loi éternelle pour corriger les lois positives ; que l’autorité ne franchisse pas les bornes que lui a assignées la nature. On ne peut demander à qui que ce soit, fût-ce sous le prétexte du bien public, le sacrifice de sa liberté naturelle, puisque la société s’est engagée à la maintenir[45]. »

Ce n’est pas dire assez : la société ne maintient pas seulement, elle crée tous ces prétendus droits naturels puisque, sans eux, elle ne pourrait pas se maintenir elle-même. Comment, en effet, des hommes pourraient-ils vivre en société sans certaines règles de conduite, peu à peu adoptées par tous, et dont la société punit la violation, soit par des peines définies, et c’est l’origine des lois sociales, lesquelles seules fondent le droit ; soit par la réprobation publique, et c’est l’origine de la morale. La conscience sociale naît donc avant la conscience morale, car, au début, ce qui est mal, c’est ce qui est contraire aux coutumes et, par conséquent, aux intérêts de la tribu, c’est ce dont l’auteur est puni à la satisfaction de tous ; et l’on peut dire dès lors que cette morale, prétendue naturelle et innée, c’est l’intérêt qui la fait naître, l’habitude qui la fixe, l’hérédité qui la transmet et, en la transmettant, la consacre. Ainsi établie, la morale, toute grossière d’abord, comme ceux qui l’ont faite, non-seulement s’idéalise et se perfectionne à travers les âges, mais, comme la religion elle-même, oublie ses origines purement humaines à mesure qu’elle s’éloigne de celles-ci ; un jour vient enfin où elle commande, en son propre nom ou au nom d’un dieu, aux descendants de ceux qui l’avaient inventée et qui, par la persuasion ou la force, l’avaient imposée ou apprise à leurs contemporains. Ces étranges et sublimes métamorphoses de la morale ont échappé aux Encyclopédistes : ils ont placé, par exemple, à l’origine et appelé droit naturel le droit idéal qu’élaborent lentement, et qu’imaginent toujours plus humain et plus large, les générations qui se succèdent. En revanche, ce qu’ils ont bien vu, c’est que le problème essentiel en morale, c’est d’expliquer pourquoi l’on doit, ou, ce qui pratiquement revient au même, pourquoi l’on croit devoir faire le bien : et c’est, cette fois, par la méthode expérimentale qu’ils ont essayé de résoudre ce difficile problème et de fonder par là cette fameuse « morale naturelle » que nous devons faire connaître et apprécier en peu de mots.

Tandis que la morale, prêchée par l’Église, était surnaturelle, à la fois par son principe : « Il faut obéir à Dieu » et par sa fin : « pour être heureux là-haut », la morale enseignée par les philosophes est naturelle, à la fois par son principe : « Il faut obéir à son véritable intérêt » et par sa fin : « pour être heureux ici-bas ». Les philosophes ont donc fait descendre la morale du ciel sur la terre : mais en découronnant, pour ainsi dire, cette royauté de droit divin, ne lui ont-ils pas fait perdre, en même temps que son antique prestige, toute autorité véritable sur les âmes, et leur morale purement humaine saura-t-elle encore enseigner aux hommes le devoir ?

Sans refaire, après tant de philosophes de profession, un examen détaillé de l’utilitarisme, nous remarquerons seulement que ces moralistes utilitaires s’accordaient, en somme, plus qu’ils n’en voulaient convenir, avec l’Église elle-même ; pour les dévots comme pour les athées, le principal ou plutôt l’unique mobile des actions n’était-il pas toujours le désir du bonheur ? Seulement, ce désir, les philosophes prétendaient le satisfaire ici-bas, tandis que les dévots en ajournaient la satisfaction, pour l’avoir plus complète, dans l’autre monde. Pascal lui-même, pour citer une des âmes les plus hautes du christianisme et le plus discuté, c’est-à-dire le plus justement redouté des philosophes, Pascal ne faisait-il pas l’aumône aux pauvres par peur de l’enfer ; « Il estimait, nous dit-on, l’omission de cette vertu une cause de damnation. » Mais Pascal était un saint et les philosophes opposaient à la morale de Pascal « qui fait des saints, la morale politique qui fait des citoyens[46] ». Tandis, en effet, que le dévot n’a pas à s’occuper « d’un monde que la religion ne montre à ses disciples que comme un lien de passage », et que, à en croire l’ascète, Dieu n’aurait mis « l’homme et la femme sur la terre que pour qu’ils traînassent leur vie dans des cachots séparés les uns des autres à jamais[47] », les philosophes estiment que ce mépris du monde et cet ascétisme ne sont conformes ni au « but de la nature » ni aux exigences de la société. Non, s’écrie d’Holbach, « la nature n’a point été une marâtre pour ses enfants », et quant à « l’activité, les passions, l’ambition même, tout cela, c’est la vie de la société ». Il ne s’agit donc pas, comme l’enseigne l’Église, « de faire main basse sur toutes nos passions, de renoncer à tout plaisir, de devenir l’ennemi de nous-même, et, en un mot, de nous dénaturer » ; mais simplement de diriger nos passions et de gouverner notre nature dans le sens de la vertu, c’est-à-dire dans l’intérêt de la société : car la vertu est éminemment sociale, puisque le devoir de « l’homme vivant en société », c’est de chercher, comme il y est contenu en effet, son intérêt personnel dans l’intérêt général : être vertueux, c’est faire des heureux.

Travailler au bonheur d’autrui, c’est assurément donner à ses actions un but suffisamment moral et élevé : mais est-ce là une morale vraiment naturelle et comment la fera-t-on pratiquer par des hommes que la nature a créés si profondément égoïstes ? en leur démontrant que leur égoïsme bien entendu se confond et se satisfait dans le bien social — ce qui est très vrai d’une manière générale, mais ce qui, dans bien des cas particuliers, est loin de sauter aux yeux : or il n’y a, dans la pratique, que des faits particuliers. Les philosophes ont bien vu qu’il est plus facile d’affirmer que de prouver et surtout, ce qui est pourtant l’essentiel ici, que de persuader la parfaite coïncidence de l’intérêt personnel avec l’intérêt général ; et, reconnaissant qu’il y avait, de leur temps surtout, entre ces deux intérêts, des conflits trop évidents, ils en ont rendu responsable la société et par conséquent (qu’on se rappelle les idées politiques de l’Encyclopédie), le Législateur lui-même, qui a façonné la société à son gré. C’est donc au Législateur, suivant l’expression d’Helvétius, « à lier adroitement par une meilleure constitution de la société l’intérêt particulier à l’intérêt public », à inventer des lois qui nécessitent la vertu, à faire dépendre, en un mot, du bien public le bonheur de chaque individu.

Ce qu’a très bien compris Helvétius, malgré toutes ses exagérations, c’est que la morale est, avant tout, et dans une société qui a cessé de croire, une discipline essentiellement sociale ; car il faut, d’une part, arriver peu à peu, par une meilleure organisation de la société, à ce que l’homme travaille pour tous, alors qu’il pense ne travailler que pour lui seul ; et il faut, d’autre part, même quand l’intérêt général ne se confond pas à ses yeux avec l’intérêt individuel, il faut, dis-je, avoir appris à l’homme à sacrifier encore le second au premier, parce que, sans qu’il s’en rende compte, cela vaut mieux, même pour lui ; il faut enfin l’avoir élevé de telle manière qu’il ne puisse pas sans remords se refuser à ce sacrifice ; ce sacrifice, il le fera sans hésiter et, pour ainsi dire de confiance, si on a su, par une éducation bien conduite et par de bons et nobles exemples, implanter dans son âme ce quelque chose qui est, en définitive, le fond dernier de toute morale, quelle qu’elle soit, le généreux préjugé du dévoûment, c’est-à-dire, de la vertu.


III. — l’humanité


Nous voici arrivés à la troisième grande idée du dix-huitième siècle : l’humanité. C’est à cette idée que devaient aboutir les philosophes qui étaient partis des deux premières : la nature et la raison. Il n’y a, au fond, pensaient-ils, qu’une science, la science de la nature : et, dans l’homme même, c’est la nature encore qui est la base de la morale. Mais, cette science de la nature et cette morale naturelle, c’est la raison qui les a fondées l’une et l’autre. Enfin, la nature a son expression la plus haute, et la raison elle-même se réalise, dans l’humanité. Nous retrouvons, rattachées l’une à l’autre, ces trois idées fécondes du dix-huitième siècle, dans cette phrase de Voltaire : « La raison, disait M. André, voyage à petites journées du nord au midi, avec ses deux intimes amies : l’expérience (ou science de la nature) et la tolérance (ou humanité)[48]. »

Nous allons rappeler en peu de mots ce qu’a inspiré aux philosophes cette idée suprême, l’humanité, qui était la fin dernière et comme le couronnement de leur naturalisme rationnel.

Tout d’abord cette idée s’opposait directement à l’intolérance qui est inséparable de toute religion : toute religion, en effet, est essentiellement missionnaire et conquérante ; elle languit et meurt du jour où le croyant ne considère plus sa foi comme la meilleure et ne cherche pas à la faire prévaloir sur toutes les autres. Pour ne parler que de la religion que combattaient les philosophes, on peut dire que l’intolérance fut contemporaine du christianisme naissant : « On disputait dans l’Église primitive de Jérusalem comme dans les nôtres. Pierre, Jacques et Paul n’ont pas été moins divisés ni plus tolérants au premier siècle, dans la question de la circoncision et des rapports des Juifs avec les païens, que Luther, Zwingle et Calvin, au seizième siècle, sur la doctrine de la Cène[49]. »

Ajoutons que le genre d’intolérance inauguré par le christianisme, fut particulièrement redoutable : « C’est le christianisme, disait d’Holbach, qui a inventé l’art de tyranniser la pensée et de tourmenter les consciences, art inconnu aux religions païennes. » Ne savons-nous pas, en effet, que l’empire romain, s’il persécutait les philosophes ou les chrétiens, c’était comme ennemis de l’État et pour les conséquences politiques de leurs doctrines, car « il se souciait peu des âmes mêmes. C’est aux âmes, dit Renan, c’est aux consciences que le christianisme du moyen âge porta le fer et le feu, et l’on peut dire que le moyen âge chrétien a étouffé la liberté de la pensée par d’atroces supplices. »

On a vu plus haut combien l’Église était restée intolérante au dix-huitième siècle, car, selon le mot de d’Holbach, « un hérétique et un incrédule cessent d’être des hommes aux yeux du superstitieux ». Après tout ce que nous avons dit de la longue lutte que la philosophie soutint, au nom de l’humanité, contre le fanatisme religieux, l’on nous accordera, sans doute, que c’est bien à cette philosophie généreuse que revient l’honneur d’avoir, suivant le beau mot de Voltaire, « émoussé les glaives. » Le temps n’était plus où le grand prélat de la chrétienté, après avoir montré l’Église « abattant les têtes superbes et toute hauteur qui s’élève contre la science de Dieu », citait, avec une admiration qui alors était partagée par tous, ce roi d’Angleterre qui s’était écrié dans un concile : « J’ai le glaive de Constantin et vous avez celui de Saint-Pierre : donnons-nous la main et joignons le glaive au glaive. » C’est là, ajoutait Bossuet, dans son Sermon sur l’unité de l’Église, « la tradition qui vient des apôtres ». La tradition avait été, sur ce point du moins, heureusement combattue et les philosophes avaient le droit de s’applaudir de leur œuvre.

Un théologien protestant, après avoir raconté le meurtre juridique de Calas, écrivait naguère : « L’explosion d’indignation soulevée par ce dernier crime et éloquemment entretenue par Voltaire avait plus avancé la cause du protestantisme qu’un demi-siècle d’obscures souffrances. » Puis, parlant de l’édit de tolérance de 1787, si violemment combattu par le clergé et le parlement, ce même auteur ajoutait : « Rien ne répondait mieux au sentiment public que ces concessions faites aux protestants depuis que leur cause avait été plaidée par les philosophes[50]. » On a tant épilogué, dans ces derniers temps, sur la conduite de Voltaire et de ses amis dans l’affaire de Calas et d’autres malheureux, qu’il n’était peut-être pas inutile de rappeler que les protestants d’aujourd’hui, bons juges apparemment dans leur propre cause, ne songent pas à nier leur dette envers leurs bienfaiteurs du siècle passé.

Ennemie du fanatisme, qui met aux prises les fidèles des religions diverses, l’humanité ne condamne pas moins les haines nationales qui arment les peuples les uns contre les autres ; car, élevées au-dessus des démarcations religieuses et des frontières politiques, elle convie à une œuvre commune de civilisation et de paix les individus et les peuples. Est-ce à dire que les philosophes aient été de mauvais Français ? De leur temps, et plus encore du nôtre, on les a accusés de manquer de patriotisme : « les Cacouacs, dit l’auteur du pamphlet ainsi intitulé, n’ont pas de patrie. » Recherchons loyalement si cette accusation est méritée.

Il est très vrai que les philosophes n’ont pas été d’ardents patriotes : mais qui donc avait de leur temps le droit de leur en faire un crime ? était-ce peut-être les généraux de Mme de Pompadour qui, dans la guerre de sept ans, se faisaient si gaiment battre par les armées de sa Majesté prussienne ? Et si, comme l’affirme Vauvenargues, qui parlait de ce qu’il avait vu de près, le service du pays, même à l’armée, « passait pour une vieille mode et pour un préjugé », les écrivains du temps ne sont-ils pas excusables d’avoir, non pas, comme on le leur a reproché sans raison, trahi la France, mais simplement d’avoir porté leurs regards au delà des frontières et rêvé d’agrandir leur patrie jusqu’où pénétrait et rayonnait la pensée française ? On sait, d’ailleurs, ce que valait au juste le patriotisme d’avant la Révolution. Au seizième siècle, pour ne pas remonter plus haut, la France, c’est, pour les auteurs du temps, le pays au nord de la Loire, et Marot, par exemple, nous dit qu’il quitta Cahors en Quercy pour venir en France[51]. Même au milieu du dix-septième siècle un historien nous apprend que François Ier, après être resté deux jours à Marseille, « s’en alla en France[52] ». Que si l’on était tenté de ne voir dans ces mots qu’une incorrection géographique, l’histoire nous offrirait des incorrections autrement graves : elle pourrait rappeler aux auteurs contemporains, si curieux de trouver en défaut le patriotisme des philosophes, que les ancêtres de ceux-ci ne leur avaient guère laissé de beaux exemples à suivre. On sait ce que fut la Fronde, et avec quelle aisance le grand Condé et ses amis passaient aux Espagnols, et la défection d’un Turenne ne nous apprend-elle pas qu’il suffisait alors des beaux yeux d’une duchesse pour ébranler le patriotisme d’un honnête soldat ? Si, aux divisions religieuses entre les individus et aux querelles des partis politiques, on ajoute la diversité des coutumes qui séparait moralement, tandis que les douanes intérieures séparaient matériellement, les provinces les unes des autres, on comprendra pourquoi le lien national nous apparaît si faible et si relâché avant 89 et pourquoi les plus nobles âmes ne répugnaient aucunement à des alliances que nous qualifierions aujourd’hui de trahisons et de lâchetés. Et, sous prétexte que le roi incarnait alors la patrie, si l’on prétendait, comme on l’a fait, que le dévouement au roi était l’équivalent de notre patriotisme, il serait facile de répondre que le roi étant, avant tout, pour la noblesse, le gardien des priviléges et le dispensateur des grâces, la noblesse, on l’a vu mainte fois, n’hésitait pas à faire passer ses intérêts, dès qu’ils étaient menacés, avant ceux du roi et du pays. Que si les intérêts du roi et ceux des nobles s’accordaient ensemble, mais contre le pays, le choix des nobles n’était pas douteux : ainsi les émigrés trouveront tout simple, suivant l’expression de Mme de Staël, « d’invoquer la gendarmerie européenne pour mettre Paris à la raison. »

C’est qu’en définitive le vrai patriotisme est né en France avec la liberté ; le peuple n’a pris à cœur les affaires publiques que le jour où il lui a été permis d’y mettre la main ; jusque-là c’étaient les affaires du roi et de ses ministres ; « les individus, disait avec tristesse Turgot dans son projet sur les municipalités, sont assez mal instruits des devoirs qui les lient à l’État. Les familles elles-mêmes savent à peine qu’elles tiennent à cet État dont elles font partie. Il n’y a point d’esprit public parce qu’il n’y a point d’intérêt commun visible. » Les Encyclopédistes, se faisant, comme toujours, les interprètes de la nation et de ses aspirations grandissantes, écrivaient : « Voulons-nous que les peuples soient vertueux ? commençons par leur faire aimer la patrie ; mais la patrie ne peut subsister sans la liberté[53]. » Pourquoi, en effet, s’intéresserait-on si vivement à un État qui ne demande de vous que des impôts et des corvées ? « Dans un état despotique, les vertus des citoyens sont des vertus de dupes[54]. »

Les philosophes n’ont pas été plus patriotes qu’on ne l’était généralement et, nous pouvons maintenant ajouter : qu’on ne pouvait l’être de leur temps. Ils surent du moins, par leurs ouvrages, illustrer et faire aimer leur pays ; et tandis que les généraux du roi se montraient souvent incapables ou frivoles sur les champs de bataille, eux seuls conservèrent à la France le prestige et la gloire dont elle jouit jusqu’à la fin du siècle dans l’Europe entière. L’Encyclopédie fut un de ces ouvrages qui nous firent au dehors le plus d’honneur et Rivarol pouvait dire d’elle dans son Universalité de la langue française : « L’éclat de cette entreprise rejaillit sur la nation et couvrit le malheur de nos armes. »

C’est, croyons-nous, en tenant compte de tous ces faits qu’il convient d’apprécier l’idée d’humanité et l’extension que les philosophes espéraient lui donner. Cette conquête du monde civilisé que Rome jadis avait faite par la guerre et le brigandage (grande latrocinium), que plus tard le moyen âge avait réalisée par l’unité de la foi et par la persécution, les philosophes rêvaient à leur tour de la fonder pacifiquement sur la science et sur l’humanité. Fiers de voir se former en Europe, et grâce à eux, « une République immense d’esprits cultivés », suivant l’expression de Voltaire, ils voulaient qu’on arrivât à dire le monde français, comme on avait dit le monde romain, puis le monde chrétien. Ils restaient fidèles en cela à cet esprit de propagande généreuse qui avait fait notre honneur à travers l’histoire : de même que les Francs avaient été les soldats de Dieu et que les descendants des Francs avaient été les missionnaires de la chevalerie, ils voulaient être et ils furent les soldats de la philosophie en Europe et ils entreprirent à leur tour, au nom de la raison, une vraie croisade qui, plus heureuse que bien d’autres, devait aboutir à la plus solide et à la plus noble des conquêtes : la déclaration des droits de l’homme et le triomphe progressif, dans le monde entier, de ce qu’on a appelé les principes de 89. Comparant son époque au moyen âge, Diderot s’écriait : « On dit : le siècle de la chevalerie. Ah ! si l’on pouvait dire : le siècle de la bienfaisance et de l’humanité ! » C’est, croyons-nous, ce que dira l’histoire impartiale et elle ajoutera sans doute que le dix-huitième siècle a élargi l’idée qu’on se faisait alors, et que certains fanatiques se font encore de la charité, puisqu’il a enseigné qu’il fallait être « bienfaisant » et doux pour tous ceux qui font partie, non d’une religion, mais simplement de l’humanité.

Qu’on ne jette donc plus l’anathème comme l’avait fait Bossuet, à ces réprouvés, à ces juifs maudits, « esclaves partout où ils sont, sans honneur et sans liberté, parce que la main de Dieu est sur eux[55] » ; ces juifs sont nos « frères » et c’est le patriarche de Ferney qui les appelle ainsi ; ces juifs, qu’on persécute parce qu’ils « ne croient pas tout ce que croient les chrétiens », osent enfin dire à ceux-ci, par la bouche de Montesquieu : « Vos anciens préjugés contre nous, prenez-y garde, ce sont vos passions ; vous nous regardez plutôt comme vos ennemis que comme les ennemis de votre religion. Il faut que nous vous avertissions d’une chose : c’est que si quelqu’un dans la postérité ose jamais dire que, dans le siècle où nous vivons, les peuples d’Europe étaient policés, on vous citera pour prouver qu’ils étaient barbares ; et l’idée qu’on aura de vous sera telle qu’elle flétrira votre siècle et portera la haine sur vos contemporains[56] ».

Supprimez, en effet, du dix-huitième siècle, cette philosophie généreuse qui a inspiré à un Montesquieu et à un Voltaire de si éloquents appels à l’humanité, que restera-t-il alors de l’histoire littéraire de cette époque, sinon des écrits, et nous savons lesquels, qu’on pourra citer pour prouver, en effet, que ces temps étaient barbares et pour démontrer, comme dit encore Montesquieu, « qu’on laissait corrompre la religion par une grossière ignorance ? »

On sait de quoi était faite cette humanité qui respirait alors dans tous les écrits : « de compassion, dit Condorcet, pour tous les maux qui affligent l’espèce humaine, d’horreur pour tout ce qui, dans les institutions publiques, dans les actes du gouvernement et dans les actions privées, ajoutait des douleurs nouvelles aux douleurs inévitables de la nature ». Et peu à peu, des livres des philosophes se répandait, dans toutes les classes de la société, ce sentiment touchant que « la cruauté est une vraie maladie », comme s’exprime Mercier, simple interprète de l’opinion publique et que « le grand crime, c’est la dureté du cœur ». Et il ajoutait ailleurs, avec un sincère enthousiasme, que ce mot d’humanité était « le plus beau de la langue française ; n’avait-il pas démontré l’égalité des hommes, fait apercevoir le laboureur dans son sillon ?… » Qu’importe, en effet, qu’on soit noble ou vilain, protestant, catholique ou juif ; il suffit désormais qu’on soit homme pour exciter, si l’on est injustement frappé, l’indignation d’un philosophe et la pitié de tous : « Il ne s’agit que d’une famille obscure et pauvre de Saint-Omer ; mais le plus vil citoyen, massacré sans raison avec le glaive de la loi, est précieux à la nation et au roi qui la gouverne[57]. »

Cette idée que la vie d’un homme, quel que soit cet homme, est précieuse pour tous, est bien née en France au dix-huitième siècle ; et nos philosophes ne l’ont pas seulement proclamée chez nous : ils l’ont apprise à l’Europe, civilisée par leurs écrits. « Ils combattaient l’injustice lorsque, étrangère à leur patrie, elle ne pouvait les atteindre » ; et partout ils faisaient des disciples et « les éloges des écrivains français étaient, dit Condorcet, le prix de la tolérance accordée dans l’Europe entière. »

Cette tolérance, ou plutôt ce respect de la dignité individuelle, devait, logiquement, conduire au respect de la dignité nationale : aussi la France, toute pénétrée de l’esprit philosophique du dix-huitième siècle, après avoir proclamé la première les droits de l’homme, a-t-elle défendu dans le monde le droit des peuples, c’est-à-dire le droit qu’ont les peuples de disposer librement de leur sort : c’est encore ici la théorie du contrat, ou du consentement volontaire, étendu des individus aux nations. Or, rien n’était plus en contradiction avec Bossuet et ses maximes politiques, aussi impitoyables parfois que la loi de l’Ancien Testament, où il les a puisées. Jurieu qui, en sa qualité de réformé, était partisan du contrat politique, avait été, c’est Bossuet qui parle, « jusqu’à dire que la conquête est une pure violence. » Et Bossuet pense lui fermer la bouche, en lui rappelant des principes qu’il croit éternels, parce que pour lui ils sont sacrés : « Si le droit de servitude est véritable, parce que c’est le droit du vainqueur sur le vaincu, comme tout un peuple peut être vaincu jusqu’à être obligé de se rendre à discrétion, tout un peuple peut être serf ; en sorte que son seigneur en puisse disposer comme de son bien, jusqu’à le donner à un autre sans demander son consentement, ainsi que Salomon donna à Hiram, roi de Tyr, vingt villes de la Galilée[58]. »

À ces dures paroles du docteur par excellence du dix-septième siècle qu’aurions-nous à répliquer aujourd’hui, et que pourrait donc invoquer notre patriotisme en deuil, si de telles maximes n’avaient pas été abolies à jamais, du moins pour nous, par la philosophie de ce siècle qu’on a accusé de n’être pas « français[59] » ? À l’étranger, les libres esprits tiennent en plus haute estime nos philosophes du dix-huitième siècle ; parmi la foule de témoignages que j’en pourrais donner, je me contenterai de citer ici les paroles d’un critique contemporain qui connaissait admirablement notre littérature, il l’a prouvé par ses ouvrages : Lotheissen, et l’on comprend pourquoi je cite à dessein un écrivain allemand, avait écrit d’abord qu’on « ne pourra jamais faire sonner assez haut les services que Voltaire et ses amis ont rendus au monde » ; puis, cherchant ce qui est la marque bien française de leur philosophie et ce qui la distingue, par conséquent, de la pensée allemande, il dit, et je me borne à traduire ses paroles : « Ils proclamaient l’humanité et nous la différence des races : avons-nous bien le droit de les traiter avec dédain[60] ? »

Le nom de Bossuet est revenu souvent dans cette étude : c’est qu’il a, comme chacun sait, affirmé, avec plus d’autorité que personne, tout ce qu’a nié ou prétendu détruire le dix-huitième siècle. On a incarné en lui le dix-septième siècle comme le dix-huitième en Voltaire et dans le parallèle, si rebattu, entre l’évêque et le philosophe, on ne manque jamais d’établir que la vie du second n’a pas été aussi exemplaire que celle du premier, ce qui est incontestable, mais ne prouve rien pour les idées qu’ils défendent l’un et l’autre : car Bossuet pourrait être encore un plus grand saint qu’il n’a été sans que ses croyances en fussent meilleures pour nous, gens du dix-neuvième siècle : quelle religion n’a eu ses saints et ses martyrs ? et Voltaire, que nous n’avons certes pas ménagé dans ce livre, pourrait être pire qu’il n’a été : ses défauts ou ses vices mêmes ne feraient pas le moindre tort à une philosophie dont il n’a été, même pour son temps, que le représentant imparfait, et dont personne, d’ailleurs, ne pourra jamais se dire le dernier et suprême interprète. La philosophie, en effet, telle que l’entendit le dix-huitième siècle, doit marcher du même pas que la science, qui marche sans cesse ; et, tandis que Bossuet a donné à la tradition religieuse que chacun sait une expression définitive et, pour ainsi dire, éternelle, et que, par conséquent, ce n’est pas tel ou tel de ses dogmes qu’on peut admettre en le modifiant à son gré, mais c’est l’ensemble de sa doctrine qu’il faut accepter et croire, puisque la vérité catholique est une ; au contraire, il ne saurait être question, pour nous, d’adhérer sans réserve ni surtout de nous en tenir désormais à ce que savait et pensait le dix-huitième siècle ; car s’il est une chose que l’Encyclopédie enseigne dans tous ses articles, c’est qu’aucune science, morale ou autre, n’a jamais dit son dernier mot, et Voltaire nous a donc surtout servi à dépasser Voltaire et à le corriger indéfiniment. Ce qui ressort de l’œuvre entière de Bossuet, c’est que tout a été dit une fois pour toutes et qu’ainsi, suivant une expression de Renan, « le passé est la loi infranchissable de l’Église ». Ce qui caractérise, au contraire, la science moderne, propagée par l’Encyclopédie, et ce qui la sauvera éternellement de la « banqueroute », c’est qu’elle a, pour ainsi dire, sur l’avenir une lettre de crédit qui ne sera jamais périmée, car la science est toujours solvable pour ceux qui savent travailler et pour ceux qui osent penser.

Au reste, le dix-huitième siècle s’est parfois rendu compte lui-même qu’étant surtout occupé à combattre et à abattre, il devait plus que tout autre se contenter de solutions provisoires et de vérités insuffisamment démontrées. Mercier, que je me plais à citer, parce qu’il est un bon témoin de l’opinion générale, a écrit quelque part : « Notre siècle, malgré ses avantages, doit être considéré moins comme le siècle des vérités que comme un siècle de transition aux plus importantes vérités. » C’est à la fois un siècle de rupture avec le siècle précédent et de préparation aux siècles à venir.

Pour rappeler, en effet, en terminant, les trois idées principales auxquelles j’ai ramené tout l’esprit de l’Encyclopédie, nous nous refusons aujourd’hui à ne voir dans la nature que ces honteuses concupiscences de la chair qu’anathématisait Bossuet ; nous trouvons simplement en elle de bons et de mauvais instincts que notre raison nous apprend, non à sacrifier indistinctement, mais à subordonner les uns aux autres ; car justement l’un des meilleurs, parmi ces instincts naturels, est, selon nous, cette «  concupiscence des yeux » que l’Église appelait dédaigneusement libido sciendi et qui n’est autre que le noble désir de savoir toujours plus afin de devenir, non pas, ce qui n’est qu’à la portée des saints, plus qu’homme, mais « plus homme », comme le disait Rivarol. Et enfin cette humanité elle-même n’est pas seulement, suivant le mot de Voltaire, le premier caractère d’un être pensant ; elle est encore la plus haute idée à laquelle cet être puisse atteindre, puisque Dieu ne peut jamais être conçu qu’à l’image de l’homme. Nous n’ignorons pas, d’ailleurs, ou plutôt nous ne voulons plus ignorer, comme faisait Voltaire, tout ce que les religions ont su inventer pour élever et ennoblir l’humanité : nous rejetons simplement, de ces religions, ce qui fait violence à notre nature et répugne à notre raison.

Cette raison, les philosophes savaient, aussi bien que nous, que ce n’est pas elle qui gouverne le monde ; mais ils s’efforçaient, suivant le mot que répète sans cesse Voltaire, de faire régner « un peu plus de raison » parmi les hommes, et il faut leur savoir gré de leurs efforts, si l’on pense que l’intérêt et le but de l’humanité sont bien que la raison règne de plus en plus ici-bas.

À coup sûr leur raison leur a fait imaginer bien des chimères dont le temps a fait justice ; pourtant, si nous nous plaçons sur le terrain même où l’on prétend qu’ils n’ont laissé que des ruines, je veux dire le terrain politique, leurs théories particulières ont beau avoir été pour la plupart remplacées par d’autres et de meilleures : le principe même qui les avait inspirées est resté debout ; car l’idée, proclamée par eux, que la raison doit légitimer tout gouvernement et contrôler tout ce qui s’y fait, cette idée-là a fait le tour du monde. Elle est en train, on le sait, de transformer la terre classique des traditions gouvernementales, l’Angleterre, et l’on a pu dire d’une telle idée qu’elle était l’âme même de l’histoire politique du dix-neuvième siècle.

Mais, pour ne parler que de notre pays, le gouvernement rêvé par les philosophes, à savoir un gouvernement fondé, non sur des traditions ou des préjugés populaires, mais sur la raison pure, n’est-ce pas le nôtre, n’est-ce pas cette démocratie française qui ne s’appuie sur rien que sur des principes rationnels, sur nos idées du droit et de la liberté ? Et c’est cela même, Schérer l’avait remarqué, c’est son souple rationalisme qui lui permet de « s’adapter » et de vivre dans ce siècle irrévérencieux qui veut avoir la raison de tout.

Quant à la religion, il ne s’agit plus de l’insulter, comme a fait Voltaire dans le feu de la bataille, ni de prétendre « l’écraser », prétention qu’affectaient bien les philosophes, mais dont ils savaient parfaitement toute la vanité ; le plus audacieux d’entre eux, d’Holbach, n’a-t-il pas écrit : « Il est entièrement impossible de faire oublier à un peuple sa religion[61]. » Et cependant la raison a beau, comme disait Voltaire, voyager à petites journées et même, comme l’enseigne notre propre histoire, revenir parfois sur ses pas, elle n’en a pas moins étendu peu à peu ses conquêtes : « le petit troupeau » s’est accru singulièrement, puisqu’il comprend à cette heure l’immense majorité des Français : j’estime donc que, tout en professant le respect le plus sincère pour ceux qui croient, nous devons marcher résolument, sans plus regarder en arrière, dans la voie ouverte par les philosophes.

La démocratie, en effet, pour résoudre les problèmes qui l’occuperont pendant le vingtième siècle, ne saurait prendre un meilleur guide que ce que j’appellerais volontiers « la raison française » ; j’entends par là une raison qui ne se contente pas d’être scientifique, mais qui complète encore et, au besoin, réfuterait la science par l’humanité, car rien ne saurait être, pour elle, définitivement scientifique de ce qui n’est pas en même temps juste et humain. C’est, en tous cas, cette raison-là qui a inspiré les plus nobles pages de l’Esprit des lois, de l’Encyclopédie et du Traité sur la tolérance, et c’est parce qu’ils ont écrit de telles pages que les philosophes français du dix-huitième siècle, malgré leurs erreurs et leurs fautes, seront éternellement invoqués dans le monde comme les champions du droit et de l’humanité.


fin



  1. Renan : Marc-Aurèle, 627.
  2. D’Holbach : Syst. de la nature, 1re édition, 1770, I, 66.
  3. Buffon : Histoire naturelle : Premier Discours.
  4. Syst. de la nature, II. 311.
  5. Cette science de la nature, elle devient même, sous la plume de Buffon, l’équivalent du bonheur. Parlant du peuple le plus primitif, qui a trouvé la période luni-solaire de 600 ans, ce qui suppose une suite infinie d’observations et d’études astronomiques, Buffon conclut : « Ce premier peuple a été très heureux, puisqu’il a été très savant. » (Époques de la nature, VII.)
  6. Aug. Comte : Philosophie positive, I. Whewel : Hist. of the induct. science. II, III.
  7. Élém. de philosophie, Belin, I, 121.
  8. Condorcet : Œuvres, édit. Didot, I, 418.
  9. Nous avons montré ailleurs (ch. iii, Critique des abus) que l’Encyclopédie avait été le berceau de l’Économie politique.
  10. Ce nom de Statistique se trouve déjà dans l’ouvrage d’Achenwall : Constitution des États de l’Europe, 1749. Comparer le curieux exposé des motifs du célèbre arrêt de Turgot (13 sept. 1774) sur le monopole de l’approvisionnement des grains.
  11. L’ouvrage de Goguet (De l’origine des lois, des arts, des sciences et de leurs progrès chez les anciens peuples), parut en 1758. Voir, sur ces travaux, Hamy : Précis de paléontologie humaine, Baillière, 1871, p. 75.
  12. Cartailhac : La France préhistorique, Baillière, p. 61. Vers cette même époque, Buffon écrivait : « Lisez Tacite sur les mœurs des Germains : c’est le tableau de celles des Hurons ou plutôt des habitudes de l’espèce humaine entière sortant de l’état de nature. » (Septième époque de la Nature).
  13. Cartailhac, Ibid., p. 12.
  14. F. Jodl : Die Culturgeschichtsschreibung, ihre Entwicklung und ihr Problem, Leipzig, 1878.
  15. Le pyrrhonisme de l’histoire, ch. II et XII.
  16. La défense de mon oncle : exorde. Et qu’on veuille bien remarquer que Voltaire repoussera, au nom des mêmes principes, les histoires monstrueuses, donc invraisemblables, inventées par le fanatisme contemporain ; il dira, à propos des Calas et des Sirven : « Il n’est pas dans la nature que les pères et les mères égorgent leurs enfants pour plaire à Dieu », et il suppliera leurs juges de « mieux consulter les lumières de la raison et la voix de la nature. » (La méprise d’Arras). En somme, Voltaire comprend ici que le criterium, pour la véracité des témoignages historiques, c’est la psychologie : « Faute de connaître, a-t-on dit récemment, l’universalité de la nature humaine, nos érudits ont parfois des crédulités qui nous rappellent les historiens antiques acceptant sans difficulté l’existence de choses impossibles. » (Lacombe : De l’histoire considérée comme science, Hachette, 1894, p. 27).

    Et le même écrivain dit plus loin : « Dès le dix-huitième siècle, le vrai chemin vers les lois de l’histoire a été découvert et même on s’y est avancé. Quand Turgot, par exemple, formulait à peu près la loi des trois états successifs de l’esprit, que Comte développa et précisa plus tard sous cette forme : état religieux, état métaphysique, état scientifique, et que Turgot considérait cette loi comme propre à expliquer une vaste portion de l’histoire, que faisait-il, sinon déclarer implicitement la vraie méthode, le recours nécessaire à la psychologie ?  » (Ibid. p. 33).

  17. Diction philosophique : art. Changements arrivés dans le globe.
  18. Westermack : Origine du mariage dans l’espèce humaine, Alcan, p. 10.
  19. Lemontey : Éloge de Morellet.
  20. Diderot, V, 425. Déjà Pascal avait dit : « Toutes choses étant causées et causantes, médiates et immédiates et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître particulièrement les parties. » (Édit. Havet, I, 7.) Mais, pour Pascal, cela même achève notre impuissance à connaître les choses. Plus tard, dans sa Préface de l’Histoire de l’Académie des sciences (1699), Fontenelle affirmait la « solidarité des sciences » en même temps, d’ailleurs, que « la constance des lois de la nature » (voir Brunetière, Manuel, 231), et proclamait ainsi les principes fondamentaux de L’Encyclopédie.
  21. Conférence du colonel Laussédat faite à Bordeaux, 1837, Imprimerie nationale.
  22. Laussédat : Discours d’ouverture du Congrès scientifique d’Oran en 1888 (Revue scientifique, 31 mars 1888.)
  23. L. Liard : L’Enseignement supérieur en France, 1789-1889, I, 310.
  24. Règles pour la direction de l’esprit : Première règle.
  25. En 1755, Diderot écrit ; « Les esprits sont emportés d’un mouvement général vers l’histoire naturelle, l’anatomie, la chimie et la physique expérimentale, » (art. Encyclopédie).
  26. Syst. de la Nature, I, 142. Et, de même, Buffon : « C’est par des expériences… raisonnées, qu’on force la nature à découvrir son secret. » Préface de sa traduction de Hales : Statique des végétaux.
  27. Hobbes, et Bossuet qui paraît s’en être inspiré, avaient déjà dit ce qu’étaient, avant tout gouvernement, « les hommes naturellement loups les uns aux autres. » (Bossuet, Politiq., VIII, 4, 2.)
  28. Syst. de la Nat., I, 365.
  29. Encycl., art. Monarchie absolue. « Il en est des beaux siècles de Lacédémone comme des temps de la primitive église, de celui où tous les capucins mouraient en odeur de sainteté, de l’âge d’or, etc. » Voltaire : Comment. sur l’Esprit des lois. XVI, note).
  30. Rêves qu’on retrouve, d’ailleurs, dans l’enseignement de l’Église. Voir, sur ce point, Espinas : « La philosophie sociale au dix-huitième siècle et la Révolution  », Alcan, 1898, p. 86.
  31. Lettres de cachet, 67.
  32. Considér. sur la Révol. française.
  33. Mirabeau : Lettres de cachet.
  34. Summer Maine : L’Ancien droit, p. 160.
  35. « De condamner l’esclavage, avait dit Bossuet, ce serait condamner le Saint-Esprit qui ordonne aux esclaves, par la bouche de saint Paul, de demeurer en leur état et n’oblige point leurs maîtres à les affranchir. » (Avertissement V, aux Protest.). À quoi Montesquieu répondra par ses célèbres chapitres d’une si hautaine ironie contre l’esclavage. (Esprit des Lois, l. XV, ch. i à v.)
  36. Pour leur raison, les superstitions des gens étaient fondées sur l’allégorie ; par exemple, « ce vautour qui dévore Prométhée n’est que l’emblème de la méditation profonde. » (Encyclopédie ; art. Grecs).
  37. On retrouvera ces considérations dans les beaux ouvrages de Pfleiderer sur la Religion et l’Histoire de la Religion (en allemand).
  38. Strauss : Ancienne et nouvelle foi, p. 232.
  39. D’Holbach : Le Christianisme dévoilé. « La moralité peut être sans la religion et la religion peut être sans la moralité ». Encyclop. : art. Irréligieux.
  40. D’Holbach, ibid.
  41. Turgot avait dit éloquemment, au moment même où commençait à paraître l’Encyclopédie, les éclatants services rendus par l’Église à la civilisation durant ce moyen âge si décrié par les philosophes : « Dans la ruine presque totale des lettres, vous seule, ô religion sainte ! formiez encore des écrivains qu’animait le désir d’instruire les fidèles ; et quand l’Europe fut la proie des barbares, vous seule apprivoisâtes leur férocité ; vous seule avez perpétué l’intelligence de la langue latine abolie ; vous seule, vous avez transmis, à travers tant de siècles, l’esprit de tant de grands hommes confié à cette langue, et la conservation du trésor des connaissances humaines, prêt à se dissiper, est un de vos bienfaits. » (Discours en Sorbonne, prononcé le 14 décembre 1750). On pourra comparer, sur ce même sujet, les beaux développements de Taine au début de son livre sur l’Ancien Régime.
  42. Abbadie : De la vérité de la religion chrétienne, t. I, ch. 18.
  43. Pensées diverses sur la foi.
  44. L’analyse la plus impartiale du Système de la Nature, de d’Holbach, est dans l’Histoire du matérialisme, de Lange, I, 377.
  45. Lettres de cachet, 137, 290.
  46. D’Holbach : Le christianisme dévoilé.
  47. Voltaire : Dîner du comte de Boulainvilliers.
  48. L’Homme aux quarante écus.
  49. Sabatier : Esquisse d’une philosophie de la religion, p. 220.
  50. De Pressensé : L’Église et la Révolution française.
  51. L’Enfer, I, 60.
  52. Ruffi : Histoire de Marseille, 1642, p. 221.
  53. Encyclopédie : art. Économie politique.
  54. D’Alembert : Essai sur les gens de lettres. « Le fond d’un Romain, avait dit Bossuet, était l’amour de la liberté et de la patrie ; une de ces choses lui faisait aimer l’autre. »
  55. Bossuet : Disc. sur l’Hist. univers., p. II, ch. xx.
  56. Esprit des Lois, l. XXV, ch. xiii.
  57. Voltaire : La méprise d’Arras.
  58. Avert. aux Protest., V, N. LI.
  59. Dès le Discours sur l’Inégalité, Rousseau avait condamné le droit de conquête en ces termes : « Le droit de conquête, n’étant point un droit, n’en a pu fonder un autre, le conquérant et les peuples conquis restant toujours entre eux dans l’état de guerre, à moins que la nation, remise en pleine liberté, ne choisisse volontairement son vainqueur pour son chef. »
  60. Zur Culturgesch., Frankreichs im XVII und XVIIIten Jahrh., Wien, 1889, p. 245.
  61. Syst. de la Nat., II, 419, 421.