Les Enchantements de Prudence/Préface

Michel Lévy frères, éditeurs ; Librairie nouvelle (p. 7-26).


PRÉFACE

Ceci est une histoire vraie, le récit d’une existence, et il y aurait lieu d’en conseiller la lecture approfondie aux esprits chercheurs qui, en ce moment, écrivent ou méditent sur l’influence des femmes dans la société présente et future.

Le but de l’auteur est nettement défini et tient en peu de lignes. « Les talents distingués sont seuls dignes d’occuper le public, mais j’ai cru que le sort des femmes était parfois si malheureux qu’on aimerait d’en voir une suivre en liberté son cœur, et placer dans sa destinée l’amour et l’indépendance au-dessus de tout. »

— « J’écris pour ceux qui se plaisent à l’histoire des émotions — qui cherchent les simples récits, les mémoires — et peut-être au loin les questions morales et philosophiques qui s’y rattachent. »

Ceci dit rapidement, elle entame son récit et nous regrettons qu’elle ait donné peu de détails sur son enfance. Une personne douée d’une si forte originalité a dû, ou recevoir une éducation excentrique, ou avoir été systématiquement livrée à son libre arbitre.

Elle nous raconte seulement que, fille d’un père aimable, riche et spirituel, elle a été élevée « dans le luxe et les plaisirs. » Ce père perdait sa fortune sans qu’il y parût ; mais, actif et intelligent, il la refaisait quand la mort le surprit. Sa femme lui survécut peu. L’orpheline ne s’est pas du tout préoccupée, au point de vue matériel, du sort qui l’attendait.

Je pense qu’elle n’était pas dans la misère. Ce fléau de la vie, cet esclavage n’a sans doute jamais pesé sur elle, soit que par un travail assidu, elle ait su le conjurer, soit qu’élevée par un réel stoïcisme au-dessus des privations, elle ne l’ait pas senti.

« Dès l’âge de huit ou dix ans, j’étais dévote. Je lisais une Bible de Sacy que j’avais trouvée à la maison. Tous les matins je tenais ma sœur en prière avec moi. Mon père nous surprit plusieurs fois à genoux. Quand j’eus douze ou treize ans, il dit à ma mère de me faire lire la correspondance de Voltaire et du roi de Prusse. Ma foi dans la Bible disparut, mais non mon sentiment naturel pour Dieu, qui dura toujours et fut mon plus grand appui dans la vie. Je ne cessai jamais de prier Dieu et de l’adorer. — Mais, dès l’âge de douze à quatorze ans, un grand trouble, un certain effroi dérangèrent les pures études où j’aurais voulu vivre, car c’est Minerve qu’on trouve aux deux extrémités de la vie. »

Il ne semble pourtant pas que cette précocité d’émotions ait réellement dérangé l’élan de l’intelligence, car elle ajoute bientôt : « Je trouvais alors un grand plaisir dans la littérature et dans l’histoire. J’étudiais surtout l’histoire d’Angleterre. Je commençai d’étudier le latin. »

Ce goût pour l’histoire devient vite une philosophie pratique.

« Inspirée par mes études de l’histoire romaine, je ne songeais, dans les malheurs de mon pays (l’invasion) et de ma famille, qu’à garder cette dignité d’âme que les anciens commandent dans les revers et les prospérités. »

Elle ne montre pas d’avoir beaucoup pleuré ses parents ; bien qu’elle en parle avec éloge, je doute qu’elle ait été élevée avec tendresse.

Quand elle commence à aimer, elle débute par une amitié de femme où elle porte beaucoup de vénération et qui lui a toujours été maternelle. Elle vit à la campagne chez cette femme supérieure. « L’abbaye du Vallon était dans des bois, à sept ou huit lieues de Paris ; mais ces bois semblaient être à cent lieues de la ville. La contrée offrait le genre de beauté ordinaire aux campagnes des Gaules, renommées pour leurs ombrages, les forêts druidiques, les ruisseaux limpides, le bruit du vent, les harmonies de l’orage ; nature sans éclat, sans chaleur, sans soleil, mais rêveuse, orageuse, inspiratrice, » « … Dans ce lieu, je suis vraiment née, si naître c’est sentir, c’est aimer. »

C’est là en effet qu’elle rencontre un homme dont elle dépeint avec complaisance la beauté idéale et dont elle montre l’esprit supérieur. Dès lors, nous assistons à des alternatives de passion ardente et de sagesse stoïque qui nous causent un certain étonnement. On se demande comment tant de raison s’est alliée à tant d’ivresse, et pourquoi cette raison si forte n’a pas su vaincre la soif de vivre à tout prix. L’éducation virile ne garantit donc pas mieux la jeune fille qu’elle ne préserve le jeune homme ?

Non, mais chez l’un comme chez l’autre, elle rend les chutes moins irréparables et guérit les blessures. Elle les guérit même si soudainement chez madame de Saman, qu’on se prend à douter que les passions aient été bien vives. On ne s’étonnerait pas que, sous le coup de ces agitations, elle eût écrit ou lu des romans avec d’autant plus d’ardeur et de facilité. Mais ce ne sont pas les romans seuls qui l’ont arrachée aux secrètes angoisses, c’est surtout l’histoire et la philosophie, c’est une variété et une continuité d’études sérieuses et de productions utiles et remarquables, où elle s’isole et se plaît passionnément, au lendemain des plus fortes crises. Il lui arrive même de quitter héroïquement l’amour pour retrouver l’austère Pallas, comme on disait en ce temps-là : elle n’aimait donc guère ?

Pourtant elle écrit la passion avec tant de charme et de courageux abandon qu’elle a aimé beaucoup, cela n’est point douteux. Alors il n’y a pas à en douter non plus, c’est une âme très-forte, un caractère remarquablement trempé, et peu m’importe que les amis et les amants en aient souffert dans leur tendresse ou dans leur amour-propre, je suis forcé d’admirer cette puissance et d’y constater curieusement la transformation du sexe intellectuel, résultat de la culture intellectuelle virile.

Le sexe persiste cependant et avec les particularités si bien observées, si bien décrites dans cette brochure d’Alexandre Dumas qui vient de faire tant de bruit, brochure dont je n’accepte pas les conclusions, dont par conséquent je ne comprends pas le but, mais dont j’apprécie très-haut les parties essentielles, la critique et la peinture des faits. Le livre de madame de Saman est comme une flagrante preuve de la justesse de ces constatations. On y voit, bien dessinés et franchement avoués, les appétits de domination qui caractérisent la femme. On y est frappé aussi de ce sens de la possession du moi qui fait sa force dans la faiblesse et sa victoire dans la défaite. Celle-ci aborde l’amour avec une vaillance sans égale ; elle ne brave pas le danger, elle le cherche ; elle subit la chute qui, à ses yeux, est un triomphe, car elle a voulu vaincre les scrupules d’un amour austère, d’un spiritualisme orgueilleux, ennemi des passions ; elle lutte pour amener à sa manière d’aimer, qu’elle estime la seule bonne et la seule vraie, cet homme qu’elle aspire à rendre heureux par le développement de toute sa valeur. L’homme essaye, résiste, se donne, se reprend, craint de briser une carrière dont le célibat est la première condition. Sa personnalité est très-forte, la lutte est puissante. La femme eût-elle triomphé si elle eût été vraiment femme ? madame de Saman échoue volontairement. Elle se blesse, elle se lasse, elle s’enfuit, et dans quelles circonstances ! Elle va être mère ! Est-ce une vengeance ? Veut-elle punir l’homme encore fortement épris, qui ne lui offre qu’une demi-protection ? Non. Cette femme étant d’une sincérité entière, n’a pas un instant de dépit ni de blâme pour celui qu’elle quitte ; elle dit simplement : « Il était ambitieux ; j’en souffrais, mais je comprenais cela, étant ambitieuse aussi. » Elle avait essayé de faire comprendre l’idéal d’une fidèle union, avec un dévouement mutuel, intelligent, fécond. Elle rencontre l’obstacle d’un caractère peut-être inférieur au sien, différent à coup sur. Elle est fatiguée, l’ennui la prend. Elle se demande où va cette entreprise, si ce but mérite tant d’efforts, si elle ne poursuit pas une chimère : et la voilà qui s’en va avec un adieu tendre, des souhaits généreux et une joie indicible. Elle se réfugie en Italie plusieurs fois, et le plus souvent à la campagne dans quelque solitude où elle s’occupe de son enfant, où elle partage son temps entre lui, l’étude des livres et la contemplation de la nature. Un calme inouï succède sans transition aux plus violents transports. Elle travaille, elle a tout de suite à son service la mémoire, la lucidité, la persévérance. Elle achève tous les travaux qu’elle entreprend, et ces phases de travail font partie de ce qu’elle appelle ses enchantements ; car vous pourriez croire, d’après le titre, que c’est Armide qui va vous raconter les incantations magiques où elle enferme et retient les chevaliers. C’est tout le contraire. C’est elle qui subit les enchantements en amour ou en amitié, et qui s’en crée à elle-même par l’étude, pour les savourer dans la retraite.

Je ne trouve nulle part dans son récit un élan de passion maternelle : mais si elle n’a pas dit, elle a prouvé. Elle a élevé ses enfants, elle n’a rien caché à eux ni aux autres, elle les a nourris de son lait. Elle leur a appris probablement le grec et le latin, l’histoire, les littératures, les philosophies, tout ce qu’elle sait à fond et sérieusement. Elle en a fait des hommes. Il est évident que dans la situation particulière où elle se trouve vis-à-vis d’eux, le silence de sa plume est une réserve fière et discrète. C’est comme une dame romaine, qui voulant élever des hommes forts, ne leur montre pas les faiblesses de son cœur, et ne parle même pas d’eux avec attendrissement pour ne pas s’attendrir elle-même.

Ainsi elle a porté seule tous ces fardeaux terribles, la jeunesse et ses orages, la maternité et ses devoirs de toute la vie, l’étude, cette conquête sans repos de la sagesse. Je ne connais pas de récit où la modestie soit de meilleur goût et où la supériorité du caractère soit mieux affirmée par cette même modestie. La conscience est très-forte en elle, elle est toujours classiquement éprise de vertu antique et de foi religieuse, et pourtant aucun regret, aucun scrupule, aucun repentir, aucune amertume à l’égard du passé. Elle ne s’accuse ni ne se vante d’avoir cédé aux passions. Elle les regarde comme une inévitable fatalité dont il faut subir les douleurs et dont on doit apprécier les bienfaits.

Elle se dit aussi qu’il n’y faut pas sacrifier la dignité, la raison, la justice, la liberté, la vie, car elle reprend avec énergie tous ces biens quand elle les voit trop menacés. Elle écrit à son amie, dès le temps où elle n’avait point encore aimé : « Vous dites que le génie fait pardonner mais ne justifie pas certains torts ; mais si la sensibilité qui conduit à ces torts, est aussi la source du génie ? se vaincre ! Que serait devenu le talent de madame de Staël, de Sapho, de tant d’autres, si elles avaient passé leur vie à combattre ? Ce qu’elles ont éprouvé ne valait-il pas mieux que le triomphe dans un tel combat ? — Je ne sais rien, je cherche, je voudrais me rendre compte de ma vive indulgence, fixer mes idées confuses ; mais existe-t-il une femme qui ait vu les éclairs d’un sentiment passionné et qui ait dit : J’étoufferai l’émotion que je ressens ? »

Ces réflexions et d’autres encore justifient la définition qu’elle donne d’elle-même au début : « Une personne qui place dans sa destinée l’amour et l’indépendance au-dessus de tout. » Voilà certes un grand problème à résoudre, car c’est la solution d’une antithèse redoutable. La société n’est point arrangée pour cela ; tout au contraire, en prescrivant la fidélité dans l’amour, elle impose le sacrifice de la liberté. Moi je trouve que l’idéal serait un état des mœurs, une disposition générale des esprits où ce sacrifice serait aussi doux que méritoire pour les deux sexes. Madame de Saman n’a pas dû dire le contraire ; mais, sentant l’appel de la jeunesse, elle a voulu vaincre la difficulté sans prendre souci du milieu et des circonstances. Son amie a combattu doucement cette terrible résolution, craignant sans doute pour elle une vieillesse déçue, amère. Voici le livre qui répond à tout et signale tranquillement le triomphe. La vieillesse est douce, heureuse et digne ; après une suite d’enchantements cherchés ou subis, elle respire l’enchantement d’un calme studieux et la satisfaction d’un esprit toujours d’accord avec lui-même.

Le récit de ces enchantements est d’un attrait indicible, et pourtant c’est toujours le même drame qui recommence avec un changement très-restreint de personnages ; mais il y a une singularité très-grande qui relie les actes de ce drame : c’est que la femme, en contractant de nouveaux liens, ne se détache pas des anciens. Elle ne veut pas éteindre les foyers qu’elle a allumés : elle les respecte et elle les entretient comme des autels, avec une coquetterie pieuse et charmante. Qu’on ne se scandalise pas ! elle se défend et se réserve pour l’homme dont elle partage la passion, elle confie ce nouvel amour à ceux qui lui redemandent le passé, elle échappe aux périls de ces entrevues, tout en avouant qu’elle en a senti le charme et l’émotion. Elle a pour principe de cœur qu’on ne cesse pas d’aimer ce qu’on a aimé, que ceux qu’elle a quittés par lassitude ou par crainte du joug étaient dignes de son éternelle tendresse, et elle laisse volontiers à ces amitiés le nom d’amour qui sied encore à leur délicatesse. Elle suit les travaux de ces esprits éminents, elle s’intéresse à leurs succès dans les lettres, dans la politique ou dans le monde, elle garde leur confiance intime qu’elle provoque par la sienne. Elle s’est emparée de leur estime, elle la conserve, et un peu de leur amour lui revient encore, par chaudes bouffées, bien qu’elle n’y prétende plus. Il y a dans tout cela une facilité de relations qui rappelle les amours philosophiques du siècle dernier, moins ce qui les gâtait, la galanterie libertine. Ce tableau d’intérieur des beaux esprits de la première moitié de notre siècle est très-piquant, très-curieux, très-instructif ; c’est comme le bouillonnement romantique avant sa systématisation de 1830, c’est l’admiration pour Napoléon Ier, Chateaubriand, madame de Staël ; madame de Saman ne nomme jamais Corinne, mais cet idéal l’enlève, la conduit en Italie et décide certainement de sa longue prédilection pour un délicieux Oswald qu’elle quitte sans cesse avec joie et retrouve avec ivresse. Disons en passant que jamais homme n’a été dépeint avec plus d’amour et de charme, et que la vie d’un enchanteur de femmes est remplie quand il a pu inspirer de ses perfections et de ses imperfections un portrait si magistralement exécuté.

Cette fermentation romantique dont je parle est toute une phase d’histoire littéraire très-intéressante à étudier, madame de Saman en est un spécimen et y jette une vive lumière. On était romantique sans le dire, sans le savoir, sans cesser d’être classique par beaucoup d’endroits. C’est Victor Hugo et son école qui ont opéré la scission et tranché les genres, et je considère cette révolution comme un malheur. Nous lui devons, il est vrai, l’éclat d’une pléiade splendide autour d’une gloire immortelle, et je pardonne au débordement de mauvais goût, de pastiches ridicules et de véritables insanités qui ont élargi le cercle de l’école, cela est fatal à toutes les époques littéraires ; mais ce que je déplore, c’est la fragmentation des travaux, l’esprit de secte, le parti-pris étroit, le mépris systématique des conquêtes antérieures : c’est cette sorte d’amputation de nos propres facultés, qui résulte toujours de l’exclusivisme en matière de goût et qui, du domaine des arts, passe dans celui de la philosophie, de la politique, de la science même. De là, le rétrécissement de l’âme, l’étroitesse des appréciations, le régime de la spécialité.

Madame de Saman a gardé le cachet de son époque, je devrais dire de son moment, et ce n’est pas un des moindres charmes de sa forme. Elle admire René et les poëtes lakistes, sans abandonner Racine, Corneille et le grand siècle. Elle s’intéresse vivement aux événements qui se précipitent autour d’elle, sans détourner ses regards de l’antiquité', dont elle cherche à faire revivre les grands modèles dans son âme. Elle lit Mignet et Plutarque, M. Thiers et Tacite avec une égale sollicitude. Elle admet peu l’avenir démocratique. Le passé l’a prise tout entière, et, sans nier que le génie puisse venir d’en bas, elle ne voit de civilisation que dans des institutions aristocratiques. Elle ne peut probablement pas entrer dans le chemin prophétique de Victor Hugo, mais elle doit s’accommoder fort bien d’une république où M. Thiers serai secondé par Béranger, Chateaubriand, Napoléon Ier, Sainte-Beuve, les Médicis, Lamennais, Libri, Périclès, lord Byron, Aspasie et Jeanne d’Arc. Reste à savoir s’ils s’arrangeraient ensemble aux jours où nous sommes.

Mais ce n’est point là un livre où la politique ait une réelle importance, La préoccupation de l’auteur (c’était celle de Montaigne) est de comparer toujours les événements du passé, les hommes de l’antiquité surtout, aux hommes et aux choses du présent. Ce fut la méthode révolutionnaire ; madame de Saman ne s’en est point affranchie, et, de nos jours, cela devient une originalité, tant cette méthode est démodée. On aime pourtant à la retrouver vivante avec toutes ses conséquences dans l’esprit et la conduite d’une personne si remarquable. Que d’écueils elle a traversés, combien de déceptions subies, quelles agitations, quelles contradictions intérieures, quelles angoisses surmontées avant d’arriver au port ! Elle y est arrivée pourtant, sa méthode lui a servi.

C’est par des prières qu’elle termine et résume la première partie de son récit, et ces prières sont très-belles, très-vastes, très-humaines ; en voici une entre autres.

« — Mon Dieu, voici notre saison favorite. L’automne commence, les vents marchent rapidement dans les cieux, une douce et sainte tristesse s’empare de la nature ; le cœur de l’homme, délivré du besoin des affections terrestres, se complaît dans lui-même, dans les beautés de l’univers, dans leur grandeur et leur mélancolie. Il vient à vous, ô Dieu ! il vous contemple du fond de son exil, du sein des émotions qui nous rappellent à vous, impressions saintes et passionnées de l’automne, ciel sombre et pourtant aimé, douce pluie, plus chère que la rosée du matin, soir du jour, auguste comme le soir de la vie, fort de même, comblé de souvenirs, de calme, d’espérances !… Mais les émotions finies, les passions envolées comme ces tristes nuages, nos pleurs amers et doux, notre jeunesse exaltée, de même que la matière se transforme et reste indestructible, de même ces émotions invisibles, ces délices de l’âme nous seront-elles rendues ?… Nous rendrez-vous ces jours sacrés, par lesquels notre vie fut lumineuse, et qui vaudraient seuls la peine de la recommencer ? »

On le voit, cette âme que l’amour a remplie, mais qu’il n’a point brisée, aspire à l’amour encore dans une autre existence. Elle a beaucoup souffert et beaucoup pleuré, mais elle a beaucoup aimé et c’est dans ce souvenir qu’elle se retrempe et se réjouit. Il faut lire toutes ces prières très-originales et d’une forme sui generis qui a son charme. Il en est une, où elle demande à Dieu de bénir ses saints de l’Occident. « Non-seulement saint Thomas, Pascal, » mais encore les philosophes du siècle dernier qui « ont placé Dieu au sommet de tous les cultes. Adorateur de votre nom, ils l’ont fait revivre, et c’est par eux que, délivrés des formes vieilles et des préjugés, nous avons pu revenir dans vos temples, vous chercher encore et reconnaître avec transport que votre justice est égale pour tout le genre humain. Prêtres de votre culte ranimé, âmes irritables et fortes, les douleurs de leurs semblables les inspirèrent. Vrais califes de Dieu… c’est par eux que votre culte doit renaître. — Bénissez-les pour avoir à jamais détruit l’hypocrisie et la douleur. Célébrons-les, ces nouveaux saints, interprètes de la sagesse divine, vainqueurs du fanatisme et gloire du monde ! »

Tout est curieux dans ce livre. Voici une personne très-pieuse, qui a besoin d’un culte et qui fréquente les églises, « Le profond silence de votre temple, le jour voilé, l’idée de la Divinité nous saisissent, ô Dieu que nous trouvons ici et qui faites plier nos genoux. Vous seul vous éveillez en nous ce qu’il y a de mieux dans notre âme ; car si dans le monde où nous vivons, nous sommes trop crédules ou trop généreux, nous en sommes bientôt punis : notre tendresse nous perd, notre entraînement nous mène au malheur, notre noblesse fait de nous des victimes ; nous avons trop aimé, nous avons trop souffert par toutes nos qualités ; mais dans votre maison, mon Dieu, nous ne serons jamais trop igénéreux, jamais trop nobles, jamais trop sensibles. Ici notre énergie prend son essor ; ici, à quelque hauteur que nous atteignions, nous serons toujours bien loin de vous ! Quelle force et quelle grandeur en nous ne sont effacées par les idées de force et de grandeur que nous trouvons dans votre nature infinie ? Qu’il est doux, qu’il est saint de s’abandonner ainsi en liberté devant vous, aux rêves de beauté que vous avez déposes dans notre imagination ! » Ne croirait-on pas lire une prière parfaitement orthodoxe, et le curé de ce village ne doit-il pas être très-fier de voir une dame d’un si rare mérite agenouillée et profondément recueillie dans son église ? Il prête l’oreille, il s’émeut, il admire et il a raison. Il est attendri, édifié comme il ne l’a peut-être jamais été. Peut-être n’a-t-il jamais pu trouver en chaire, quand il prêchait devant les seigneurs d’alentour, de si beaux mouvements et de si nobles raisons d’adorer le Dieu qu’il sert. Mais quoi ? qu’est-ce donc ? Ses oreilles ne le trompent-elles pas ? Est-ce l’ange, est-ce le démon qui parle : « Dieu ! loin de consacrer dans un seul culte ces puissances d’adoration et d’exaltation, vous les avez accordées au Nord comme au Midi, et l’Asie et surtout les Indes les ont connues comme les chrétiens. Ainsi votre esprit divin revêt les formes nécessaires et ressort immortel de ces formes ! » Le bon prêtre se voile la face et s’enfuit en tremblant.

Mais le spiritualisme sans culte déterminé aime cette grandeur d’une âme ouverte au respect de tous les cultes sérieux. On peut nier Dieu et se placer en dehors de cette notion ; du moment qu’on cherche sérieusement le vrai, on est dans le droit humain et dans le droit divin, car si Dieu a mis en nous l’esprit d’examen, c’est pour qu’il nous serve. Mais il faut reconnaître alors que l’affirmation de la divinité est un droit tout aussi sacré. Je suis du côté de ceux qui peuvent s’affirmer Dieu à eux-mêmes, et, sans haïr ni redouter ceux qui le suppriment, j’ai beaucoup de sympathie pour cette âme fervente qui n’est point exclusivement chrétienne, et qui entre tranquillement dans les temples de son temps et de son pays, sans renoncer à sa personnalité, à ses sentiments et à ses idées.

Quant au grand combat de la vie livré par elle et terminé si bravement, choque-t-il la raison, le droit personnel, qui est de se sacrifier à une croyance ferme et raisonnée ? Non assurément. Choque-t-il la morale ? Dans cette situation particulière et avec ce fonds de grande loyauté et de parfaite tolérance qui caractérise madame de Saman, nul n’est autorisé à jeter la pierre, et, pour mon compte, tout en faisant, en théorie, certaines réserves que je n’ai point à dire ici, je lui jette une couronne de roses à feuilles de chêne.

GEORGE SAND.