Michel Lévy frères, éditeurs ; Librairie nouvelle (p. 69-82).

IV

Un soir, chez madame Davilliers, je causais avec Jérôme ; je lui dis quelque chose qui le choqua sur la morale politique ; il releva mes paroles ; c’était encore dans le genre de cette première conversation sur Frédéric II que j’avais eue avec lui, au Vallon, quelques années avant, la première fois que je l’avais rencontré. Nous nous quittâmes, lui mécontent, et moi inquiète de son blâme ; je le voyais là tous les dimanches, et nous causions ensemble presque toute la soirée. En rentrant, je lui écrivis pour m’expliquer. Je disais que se servir de l’immoralité en politique, c’était employer, pour construire, des moyens destructeurs, et que sans doute il ne m’avait pas bien comprise. Le jour suivant, je sortais vers deux heures, lorsque je le rencontrai près de la maison ; je lui dis que je venais de lui écrire une longue explication ; il me la demanda ; je la lui promis, et, quand je le revis le dimanche suivant, il vint et, me dit tout bas :

— Savez-vous que vous m’avez écrit une très-belle lettre ?

— Est-elle belle ? je n’en savais rien. 11 me dit qu’elle était belle, vraie, excellente ; il avoua ne m’avoir pas bien comprise , l’autre fois, et me demanda à venir me voir chez madame Bertrand. Je le lui permis,

et il commença à venir me faire visite quand j’avais fini mes leçons. Nous causions de choses glacées et politiques ; cependant, je l’aimais sans me l’avouer ; il était un dieu pour moi ; son esprit et sa vertu, sa jeunesse et sa beauté en faisaient ce que je pouvais rencontrer de plus séduisant. Il était beau, avec une expression grave et noble, intelligente et gracieuse ; mais je n’osais voir sa beauté, je ne voyais que son mérite. Je pensais à faire quelque mariage ordinaire qui me donnât la liberté, et à consacrer ma vie à lui plaire, à le rendre sensible. Ce dessein eût fait horreur à sa vertu ; ainsi je n’osais m’y livrer. Le printemps était mélancolique ;nous étions au mois d’avril ; un soir, le 25, chez madame Davilliers, il me dit qu’il venait trop chez moi, qu’il me voyait trop, qu’il craignait un danger.

— Un danger, lui dis-je, lequel ?

— Ah ! vous m’avez compris, reprit-il.

— Non, expliquez-vous !

J’avais compris, mais j’aurais voulu qu’il s’expliquât mieux, et bien savoir mon sort. La soirée finissait, il n’en dit pas plus. Je rentrai chez moi dans un état d’agitation et de bonheur que je ne saurais exprimer. Je me couchai brisée, et je m’endormis bien tard, en souriant, réveillée, rendormie, toujours en souriant. Le lendemain en me levant, à ma toilette, j’étais comme stupide ; je restais à me coiffer, à m’habiller comme si je ne savais pas ce que je faisais ; plusieurs fois ma petite élève, très-aimable pour moi, mais très-étonnée, me dit :

— Qu’avez-vous ? que faites-vous ?

Vers deux heures, il entra. Il savait les heures où j’étais

seule. Il était paré dans son habit de prélat, très-soigné dans sa personne, d’une beauté charmante et touchée. Il s’assit troublé, me regarda parfois les yeux en pleurs et sans rien dire. Moi, je restai comme lui, silencieuse, dans un grand trouble, moins rassurée et moins ravie qu’en son absence. Il ne dit que peu de mots, sortit sans avoir pu s’exprimer, et deux ou trois jours il revint sans en dire plus. Il choisissait les heures où j’étais seule, où ma petite élève était près de sa mère. Enfin, il s’exprima ! Il me dit que cette passion déciderait de sa vie, qu’il en était pénétré, que jusqu’ici il n’avait pas vécu, qu’il n’avait rien su, rien senti, jamais aimé, jamais connu son cœur, mais qu’aujourd’hui il était enchaîné à jamais. Je l’écoutais sans savoir répondre ; mais il lisait mon amour dans mon trouble, dans mes yeux. Pour l’amener là, j’avais cru qu’il fallait des années, des soins, et il venait se livrer avec simplicité ! Cette déclaration confondait ma raison ; je restais comme enlevée à moi-même. Aucune idée, d’ailleurs, aucune réflexion ne m’était plus possible ; aucune occupation, machinale même, ne se fit avec ordre. Dans le salon, à table, à la promenade, une distraction profonde me séparait du reste de l’univers ; cette vie dominée, ces cahiers où je cherchais de rendre mes idées, où étaient-ils ? D’une vie lente, analysée, ennuyée, je tombais dans un autre extrême ! L’infini, ouvert devant moi, ne me laissait plus rien voir du monde existant ; je cherchais d’être seule et de me cacher ; avec la conscience de cet état singulier, j’évitais de me montrer. Étonnée plus encore de son aveu que de son amour, je n’aurais pu imaginer en lui qu’une passion combattue.


Cependant, quelques mots de lui que je me répétais brisaient mon cœur et tout mon être. La pensée d’un tel bonheur, d’une telle gloire, était plus forte que moi, je ne pouvais la supporter. Je croyais rêver ; je cherchais si c’était .bien la vie et le jour. Si, entre tous les souhaits possibles, on m’eût permis d’en faire un seul, si le ciel, voulant me rendre la plus heureuse des mortelles, m’eût permis d’exprimer un vœu, j’eusse demandé d’être aimée de Jérôme.

Je me sentais seulement trop peu d’esprit pour lui, trop peu de valeur ; je me sentais devant lui trop faible et trop timide.

Trois jours de suite il vint me voir, m'interroger en tremblant ; il avait perdu non assurance. Le quatrième jour, il me dit que sa vie s’était élevée et simplifiée, qu’il avait atteint une existence nouvelle et inconnue qu’il ne saurait encore peindre ; alors je sortis de mon silence, et lui appris que ce que j’avais le plus désiré au monde, c’était d’être aimée de lui. Il m’écouta sans rien dire, mais fort ému. J’ajoutai :

— Je crois qu’être aimée de vous doit m’élever à la plus grande hauteur morale où il me soit permis d’atteindre. J'attends de vous le perfectionnement et l’estime de moi-même ; formez-moi pour vous, et je serai tout ce que j’espère.

lime fit répéter deux fois ces paroles ; il parut en éprouver un bonheur profond. Au moment de me quitter, il me dit :

— Vous m’avez dit des paroles que je n’oublierai jamais ; ce jour est sacré pour moi. Cependant, si, dans

l’entrainement et le trouble de vos pensées, vous avez dit plus que vous ne vouliez dire, s’il y a la moindre exagération dans vos paroles, rétractez-les, je vous prie, je veux n’emporter d’ici que la vérité. Je confirmai ce que j’avais dit ; mais aussitôt je me rappelai combien son aveu m’avait paru étrange, je le lui avouai :

— Je voulais, j’espérais ce blâme, dit-il avec joie et énergie, c’est bien, c’est vrai ; mais je suis sans remords, je n’ai pas de remords !

Il ne s’expliqua pas davantage.

A présent, qu’on juge de mon bonheur ; moi arrivée du comble de l’ennui et de l'isolement, à cette élévation extraordinaire ! Combien peu d’amants se sont parlé ainsi et ont cherché dans l’amour la sorte de bonheur que nous cherchions !

Qu’on se rappelle mon sort de tout à l’heure ! Dans cette intéressante mais souvent pénible étude des écrits de madame de Staël, dans cet idéal cruel de la passion, dans cette sensibilité qui devenait un supplice affreux, ce peu d’espoir de trouver rien pour me plaire, l’homme que j’admirais le plus, celui-là seul dont la raison calmait mon trouble, celui-là seul dont, sans l’espérer, je me fusse souciée d’être aimée et dont l’amour me semblait un bien au-dessus de tous les biens mortels, celui-là vient me dire qu’il m’aime ! et dans quel langage ! de quelle manière !

Pour ce bonheur si grand, je dois bénir à jamais Dieu, Dieu qui donnait ici l’impulsion à toute ma vie, Dieu qui m’arrachait à mes tourments par l’aveu d’un homme admirable ! Qu’importe qui je suis ? Je n’ai nul droit d’occuper mes semblables de moi. Mais voici une créature humaine, arrachée des abîmes et conduite au ciel ! Quelques femmes y trouveront peut-être leur propre histoire. Il m’aimait ! Et moi, j’avais voulu consacrer ma vie à le rendre sensible ! J’avais pensé que si, dans l’avenir, il mourait le premier, rien ne resterait plus pour moi sur la terre, et que je ne voudrais plus vivre ! Cependant, ce bonheur si grand du côté de la passion et de l’esprit promettait un malheur égal de séparation, de privation. -

Comblée d’un si grand bonheur, je ne voyais le reste que confusément. Mais je n’osais presque parler à Jérôme : la gène existait entre nous. Nous nous imposions tous deux. Son esprit m’intimidait ; l’amour ajoutait à notre embarras ; nous restions ensemble silencieux et troublés. J’avais besoin du temps pour sentir ; tout m’était là nouveau ; Jérôme en savait plus que moi, mais son langage n’était pas le langage vif et empressé des amants ; sa sensibilité profonde avait un langage grave et touchant. Jérôme avait vingt-huit ans, mais, depuis qu’il aimait, il semblait si jeune ! Ses manières, son embarras avaient si bien le caractère de la jeunesse ! Qu’étaient devenues ces pensées par où il m’entraînait avec lui au-dessus du reste des mortels ? Nous semblions deux enfants. Nous tétions troublés à la moindre parole ; je rougissais au moindre regard. Ainsi le ciel et la nature, qui s’étaient vus jugés et expliqués par lui, avaient pris plaisir à nous confondre, et avaient embrasé nos âmes imprudentes de feux redoutables !


Les yeux noirs de Jérôme étaient beaux, mais jusqu’ici ils n’avaient rien exprimé. Ils parlèrent un nouveau langage ; c’étaient des yeux du midi ; ils respiraient l'amour des climats brûlants, voisins de l’Afrique ; chargés de langueurs, ils exprimaient une profonde ivresse. J’avais d’ailleurs des doutes sur moi-même et des inquiétudes. Je jurais un amour éternel, qu’en savais-je? Pouvais-je sitôt répondre de moi ? Jérôme était si convaincu qu’il m’entraînait à une même confiance ; mais je ne la gardais pas toujours ; puis je me faisais scrupule de la perdre et de ne pas lui avouer mes inquiétudes, qui étaient si vagues pourtant que j’aurais rougi de lui en parler.

Je me rappelle un jour alors où j’allai avec madame Bertrand voir Laure vers six heures ; Jérôme était là ; nous ne parlâmes que par nos regards ; ce fut une rencontre imprévue et charmante. Le printemps était doux et m’était devenu agréable. Tout ce temps était plein d’enchantement. Une telle agitation morale avait donné le change à ce tourment habituel qui m’était si dur ; Jérôme parlait de me respecter toujours. Il me dit des paroles qui me surprirent à une soirée chez madame du Vallon qu’il passa toute près de moi. 11 me dit qu’il désirait encore plus mon bonheur que mon amour, parole singulière ; que voulait-il dire ? Pourquoi alors m’avoir avoué qu’il m’aimait ? N’avait-il donc ni la force qui fait qu’on résiste, ni celle qui fait qu’on cède ? Mais pouvait-il être faible ou léger ? Que venait-il offrir ? une passion sublime et combattue ? Puisqu’il n’éprouvait pas de remords, passait-il à mes idées et rejetait-il cette sévérité un peu

aveugle qui avait convenu à sa vertu première ? II ne s’expliquait pas là-dessus, mais il me demandait si j’aurais du courage. Je disais oui.

Bientôt, à une autre soirée chez Laure, il se montra plus passionné qu’il n’avait encore été. En arrivant, je causais avec quelques hommes devant la cheminée, et il était assis près de nous. Il entendit nos rires, et leva sur moi des yeux les plus expressifs et les plus sévères à la fois ; c’était un tendre et violent reproche de ce que les propos de ces hommes m’amusaient. Combien ce regard fut beau ! Il me reprochait beaucoup d’avoir une cour, et se moquait fort des gens qui m’entouraient.

Plus tard, dans la soirée, il me dit, enivré, qu’il fallait fixer un jour de départ, que nous fuirions ensemble, qu’il était décidé.

Trop remplie de ses sages leçons pour l’approuver, je le modérai ; j’osais à peine envisager ces idées-là. Du moins fallait-il essayer nos caractères.

Jérôme se plaignait de ne savoir pas encore m’exprimer ses sentiments. Il commença à m’écrire.

Les premières lettres d’amour de ce prélat romain furent écrites en anglais. Il écrivit ensuite en français . Il disait : « Jusqu’à présent les émotions se sont tellement multipliées, que la forme de l’expression dont elles doivent se revêtir n’a pas pu les atteindre, la parole n’a pas eu le temps même de naître à côté d’un sentiment qui, se reproduisant de mille manières, semble destiné à échapper toujours à la définition. Maison aura le pouvoir de dire un jour ce qu’on a aujourd’hui la force d’éprouver, et on le dira avec toute cette force. »


Il m’écrivit une longue lettre en anglais pour m’assurer de sa fermeté.

Ses lettres devinrent alors plus fréquentes, car il partit pour Surpré, mais il venait souvent à Paris. Il craignait les conseils qu’on pourrait me donner sur le danger de cette liaison ; il craignait ses propres amis, qui étaient les miens : « On ne vous parlera pas de votre intérêt, m’écrivait-il, on vous parlera du mien ; on en appellera à votre générosité, on s’armera de vos propres armes pour les tourner contre vous-même. Ce sont mes amis, mes propres amis, ceux que j’aime et estime le plus, qui seront mes ennemis les plus redoutable. Défiez-vous de leurs conseils perfides ! Souvenez-vous d’une chose, si vous voulez réellement mon bonheur, à jamais inséparable du vôtre, c’est qu’il faut m’en laisser l’arbitre suprême ; c’est le cas unique ; il n’y en a pas d’autre où il faille être juge dans sa propre cause. Il n’est pas question de ce qui doit être, mais de ce qui est, de ce qui n’est plus susceptible de changement. »

Il doutait de son ancienne vertu ; il disait : « Je sens que je ne suis pas à l’abri d’une faute, d’une grande faute, d’un crime, peut-être. A. peine autrefois croyais-je à la tentation ; céder me semblait impossible. Mais j’ai entrevu la route par laquelle on peut se perdre, et si je ne m’y suis pas précipité, c’est que j’aurais entraîné dans ma chute une autre que j’aimais mille fois plus que moi-même. Il fallait une influence égale à celle qui m’a séduit pour me sauver ; il fallait cette influence pour me séduire ; mais dans un sentiment comme celui que j’éprouve, il y a mille ressources, et je ne conçois pas comme je pourrais regretter un attachement qui me met à une épreuve à laquelle peu d’hommes ont résisté. »

Dans d’autres lettres il me pria de lui confier mes impressions, mes peines : « Les miennes sont à vous, disait-il, entièrement à vous, mais tout vous appartient, et je ne saurais rien vous soustraire, car rien ne m’atteindra dorénavant d’une manière durable que par vous. Je suis tellement abrité par votre amour, je me sens si fort de sa possession, que je puis, mieux qu’un autre, me rire de la fortune ; vous êtes seule ma destinée, et je n’ai point d’autre superstition. Oui, régnez, régnez ; que votre empire soit sans limites et sans fin. Si jamais être humain a été fier de sa liberté, je le suis de ma servitude ; je les porte orgueilleusement, ces chaînes qui me lient éternellement à vous. »

La passion avait complété sa pensée et laissé loin les jouissances de celle-ci ; il ne comparait pas leur empire.

« La passion seule, écrivait-il, révèle ses propres secrets, ensevelis pour toutes les autres facultés de l’âme. Dans la passion, tout est nouveau et imprévu, tout frappe inattendu avec la force de la conviction intérieure. C’est la mer sans rivage, sur laquelle on navigue sans pilote, toujours battu par la tempête, toujours étonné de n’avoir pas péri. Croirait-on d’avance qu’une si faible machine suffirait à tant d’émotions ? »

Un jour de pluie il m’écrivait : « Je regarde de la fenêtre ce temps que vous aimez, mais qui ne se laisse pas approcher de trop près. »

Il me suppliait de combattre la douleur : « Oui, vous serez courageuse, écrivait-il, et vous repousserez la douleur comme l'injustice, vous la repousserez comme l’ennemie de celui qui vous aime, qui vous aime uniquement, qui ne veut de l ’affection de personne, car il est si jaloux de sa passion pour vous, qu’il craindrait qu’un sentiment tendre pour qui que ce soit ne fût pour vous une injustice. Ayez donc des amis, avec d’autres affections, je ne le blâme point, je l’approuve ; mais permettez-moi de n’aimer que vous, car je ne peux aimer que vous. D’ailleurs, les douleurs qui viennent d’une passion aussi élevée que la nôtre ne sont pas des peines communes, et c’est bien quelque chose que d’être à l’abri de la sympathie vulgaire, sa pitié, sa consolation ! »

Dans une de ses courses à Paris il me conseilla de réfléchir, de prendre bien mes résolutions. Je lui écrivis aussitôt pour rompre avec lui, je lui dis que, puisqu’il parlait de réfléchir et de se décider, il fallait se décider tout de suite. Ne méritait-il pas cette punition ? 11 me répondit de la campagne avec violence, qu’il n’avait jamais pensé à rompre ; mais, que j’étais libre, que son dessein, au contraire, était, si j’avais trop souffert, de rompre avec l’Eglise, que sa résolution était prise, mais que j’étais libre, que j’allais renaître et retrouver ma cour habituelle ; que je n’étais ni forte ni passionnée, qu’il m’avait cru un caractère au-dessus des autres femmes, mais que je ne l’avais point, etc. Il vint à Paris indigné. Nous nous expliquâmes. Je lui demandai s’il n’avait pas bien mérité cet adieu ? Il comprit alors que je n’y avais pas cru. Il retourna à la campagne encore plus épris et il m’écrivit ainsi sur cette rupture passagère : « Si vous m’aviez dit : « Je romps, parce que c’est mon intérêt de rompre, » je n’aurais pas pris vos paroles au sérieux, ; mais, quand vous me disiez : « Je romps, parce que .c’est dans votre intérêt à vous de rompre,» et quand vous appuyez votre résolution de je ne sais quelles paroles échappées à moi, dans je ne sais quel moment, je me dis alors : Une idée exaltée, quoique fausse, égare son sentiment véritable, l’âme malade impose son joug au cœur et fait taire ses plus chères affections ; l’idée trompeuse mais sincère d’un immense sacrifice, d’une abnégation incomparable, d’une générosité héroïque me tue, on se dévoue pour me sauver ; mais ce dévouement me coûte la vie.

La vie est donc impossible pour moi où elle est séparée de votre amour, car votre amour, c’est ma vie ; chaque pulsation de mon cœur répond aux battements du vôtre, vous êtes l’écho de mes émotions, mais l’écho qui me renvoie l’existence ; si mes paroles et mes regards restaient sans réponse, je me tairais aussitôt et je ne regarderais plus ; je ne peux vous rendre que ce que je vous ai emprunté, je suis riche de vos inspirations, de vos joies, de vos regrets, je n’ai pas de bien à moi ni de sentiments à moi, ni rien qui constitue une existence à part ; la sympathie même est devenue un sentiment identique : la diviser, ce serait la détruire.

J’éprouve dans ce moment-ci tout le calme que donne la conviction d’un sentiment impérissable, quoiqu’un mouvement déraisonnable le trouble ; je m’impatiente de ce que vous n’avez pas encore répondu à cette lettre. En attendant, et toujours, je suis à vous au delà d’expression. »


Il reçut ma réponse, il écrivit :

« Tout rempli du bonheur qu’elle me donne, je m’assois pour y répondre. Je ne vis pas au jour le jour aujourd’hui, mais de lettre en lettre ; il y a des moments de silence où je suis mort. Votre main vient alors me retirer de l’état où je suis plongé : les forces de mon âme prosternées se raniment et se relèvent ; je vis ! et je reconnais la puissante influence qui me fait revivre, influence douce et divine : si elle venait à se retirer un jour, il ne resterait plus rien pour moi sur la terre. » Les impressions heureuses maintiennent, en dépit de quelques craintes passagères, toute l’énergie de leur empile ; elles. sont mêlées à des jouissances plus grandes encore, jouissances qui défient toute expression, et que,, mille fois trop heureux d’éprouver, il faut se résigner à ne pas dire.

Telle est la loi de cette passion inconcevable qui remue la partie la plus secrète de mon existence, qui ébranle mon âme dans ses profondeurs, qui signale son approche comme celle d’une vie nouvelle, réunissant sensation sur sensation, impression sur impression, émotion sur émotion, sans relâche et sans repos., me faisant vivre dans un instant plus que je n’ai vécu dans des années, me forçant à douter de mon existence avant de l’avoir connue, en un mot, reléguant impérieusement le passé au néant, en m’ordonnant de ne croire à l’avenir qu’autant que je crois à elle.

» Les yeux fixés sur cet avenir, l’âme remplie de cette religion, je m’abandonne à cette espérance qui colore le moment actuel, qui, d’une main si puissante, adoucit ou efface ses regrets. Ouvrant devant moi un horizon sans bornes, elle remplit l’espace intermédiaire d’une félicité que l’âme a de la peine à comprendre, mais qu’elle redoute seulement son insuffisance h sentir. »

Eussé-je osé espérer que Jérôme parlerait jamais ainsi ? Mais je ne m’en étonnais pas trop, je le croyais fait pour tous les mérites. Un jour qu’après ces dernières discussions je lui disais qu’il était stupide, il répondit que le mot était plein de consolation. Laure le jugeait bien, et me disait mille choses pour me retenir et m’effrayer ; elle disait qu’il avait de l’âme, qu’il voudrait s’en assurer, qu’il était exalté, mais qu’il s’inquiéterait et me laisserait. Elle disait qu’il fallait douter de cette grande fermeté sur laquelle je comptais, qu’un complet abandon n’en était pas toujours la preuve. Ces conseils excellents ne me touchaient point ; là, seulement, je croyais que Laure se trompait ; j’aurais douté de la lumière du jour plutôt que de douter de la fermeté de Jérôme.

L’été se passa ainsi, agité, mais heureux. Ses amis ne me donnaient point les conseils qu’il avait craints. Choisy, le plus intime de tous, me disait au contraire qu’une position exceptionnelle demandait des exceptions.

Laure avait loué une maison de campagne à Sceaux. J’allai passer quelques jours près d’elle avant d’aller à Surpré. J’avais perdu ce grand trouble qui m’empêchait de l’aimer, et mon amitié était redevenue la même. Je trouvai un grand charme près d’elle ; je couchais dans un cabinet de toilette près de sa chambre, et nous avions retrouvé nos longues conversations d’autrefois.