Michel Lévy frères, éditeurs ; Librairie nouvelle (p. 56-68).


III


Mon cœur près de Laure s’était enivré, mais séparée d’elle et dans l’innocence d’une indifférente vie, j’éprouvai dans ma santé une profonde altération ; et bientôt des tourments, déjà décrits par d’autres femmes, vinrent comme pour m’annoncer les chers devoirs de la morale et de la tendresse où Dieu nous appelle. Avant ce temps-ci, et quand je n’avais que dix-huit ans, la duchesse de Raguse m’avait proposé un mariage avec un jeune homme de sa société ; elle aurait tout arrangé. Ce jeune homme ne me plaisait pas. Je refusai aussi un homme de la noblesse, assez célèbre par son talent littéraire, mais âgé de cinquante ans. On ne me demandait pourtant que de tenir un salon d’esprit sans nul soin du ménage. C’était un ami de la duchesse de Raguse et de Laure ; j’avais vécu près d’elles. Je supposais que le temps amènerait un mariage plus aimable ; je me fiais à l’existence, mon caractère restait gai et serein. J’étudiais beaucoup. J’écrivais des lettres sur les ouvrages de madame de Staël qui étaient comme un cours sur la morale, les passions, leur danger, et le sort des femmes.

Je vivais alors chez madame la comtesse Bertrand, femme du général Bertrand, qui, informée des démarches que j’avais faites pour aller la rejoindre à Sainte-Hélène, m’avait confié l’éducation de sa fille. Laure m’avait présentée à elle, et avait conduit cet arrangement qui me fixait à Paris près d’elle, car la maison du général et la sienne étaient voisines.

Je trouvai, chez madame la comtesse Bertrand, les souvenirs de l’empereur, dont mon enfance avait été si enchantée ; mais c’était, après sa mort, comme une dérision à mes anciens rêves. Ces rêves n’étaient plus. Déjà un jeune homme était venu s’attaquer jusqu’à l’esprit même de l’empereur, et me faire réfléchir sur son règne. Jérôme niait cette grande intelligence qu’on croyait à Napoléon.

Madame Bertrand me raconta bientôt que son mari lui avait dit :

— C’est bien heureux pour cette jeune personne que le sort l’ait préservée de venir à Sainte-Hélène ; son élévation d’esprit eût rendu l’empereur très-amoureux. Eût-elle su résister ? Il nous eût obligés tous à plier devant elle, puisque c’était sa manière d’aimer. Je rapporte soigneusement ces paroles, car elles justifiaient les rêves passés de mon adolescence. Je dinais tous les dimanches chez Laure, où je me plaisais parfaitement, et où je rencontrais le rival, près de moi, de Napoléon. C’était chez Jérôme tout un autre ordre d’idées que celui qui m’agitait, et par cela même il m’était secourable. Sa pensée dédaigneuse, dirigée toujours au-dessus de la vie commune, ne comptait sur la terre que la moralité et la raison souveraine. Si je disais que je m’ennuyais un peu chez madame Bertrand, il s’en étonnait puisque je pouvais y étudier en liberté. Le mois de juin me fut très-douloureux ; il pleuvait ; la saison était mélancolique, pleine de vagues et tristes émotions. La maison de madame Bertrand était au milieu d’un jardin, où nous avions une verdure agréable , et quelque bruit de la pluie et de l’orage. C’était la petite maison du général Bonaparte (vie de la Victoire), à son retour d’Egypte. Les diverses impressions du ciel me troublaient. Une jeune amie irlandaise, que j’avais alors, était encore plus triste et plus agitée que moi. Madame Bertrand accoucha bientôt d’un quatrième fils. Cet événement m’intéressa ; jamais je n’avais vu ces détails de la naissance, et jamais il ne fut de mère plus gracieuse ni plus tendre. Je me calmai dans mon ennui seulement à la regarder prendre si doucement son enfant des bras de la bonne (car elle le nourrissait), et lui donner des soins qu’elle aimait tant de lui rendre. Mon goût pour les petits enfants lui plut ; il y avait un fond de sympathie entre nous. Comme mon chagrin n’avait pas de motif, je jouissais souvent délicieusement des émotions causées par ce qui m’entourait.

Madame la comtesse Bertrand (née Dillon) était pleine de grâce, et avait le langage le plus élégant. Je n’ai jamais vu de femme qui m’ait le plus donné l’idée de la distinction et de la grandeur dans les manières, et cela avec beaucoup de charme, de naturel, sans nulle prétention ni nul apprêt. Elle disait le mol élégant et le mot à propos, mais jamais le mot recherché. C’était la femme de la plus haute civilisation, celle qui revient à la nature et à la simplicité. Sa passion pour son mari, pour ses enfants était violente, car c’était une passion ; on sentait en elle une origine de flamme, une origine créole. Son caractère était fier, indépendant, très-généreux. Quoique d’une santé délicate, elle était très-rieuse. Elle était très-grande, et sa tournure très-distinguée, avec une jolie main et un très-petit pied. En septembre, elle partit pour ses terres, en Berry, en me laissant un mois de liberté que j’allai passer à Surpré, où madame de Surpré, tante de Jérôme, m’avait fort invitée. Je vis Laure avant de partir ; mais tout est changé ! Laure aussi me trouve distraite ; je ne sais plus retrouver nos anciennes conversations. A Surpré, pareille tristesse ; mes impressions étaient sombres, affreuses. Jérôme, malgré son calme et son esprit, ne les changea pas d’abord. Cependant il m’emmenait dans de longues et lentes promenades dans le jardin, où il me disait mille belles choses sur l’histoire, sur les hommes qui l’écrivent, sur ce que ceux-ci devraient garder une pureté , une vertu qui pussent du moins se retrouver dans l’écrivain si elles n’étaient pas dans les événements qu’ils racontaient. J’avais écrit ces longues conversations ; elles me firent enfin un grand bien. Jérôme réveilla mon attention et mon courage. Je ne trouvais pas en lui l’esprit français, l’esprit léger et riant où j’étais habituée, mais quelque chose de nouveau, de grandiose , de grave, d’ironique pourtant, d’amer même ; mais le tout si haut, si fier, si à part, que, sans me l’expliquer, j’en étais complètement frappée et séduite.

Après un séjour en province je revins l’hiver à Paris ; le monde me laissait dans la même tristesse. Laure m’y conduisait tous les dimanches chez madame Davilliers, où se réunissaient alors les députés de l’opposition et la société la plus aimable. Je m’amusais là un moment. Je réunissais autour de moi les hommes d’esprit, et une conversation animée donnait trêve un moment à mon vague tourment. Jérôme, à ces soirées, était un des plus empressés autour de moi. Il me disait qu’il fallait s’occuper de la politique et se faire des doctrines ; j’ai su depuis comme ce conseil était bon à donner à la France.

Lettre à Laure non envoyée :

« Vous dites que le génie fait pardonner, mais ne justifie pas certains torts. Mais si la sensibilité qui conduit à ces torts, est aussi la source du génie ? Se vaincre ! Que serait devenu le talent de madame de Staël, de Sapho, de tant d’autres, si elles avaient passé leur vie à combattre ? Ce qu’elles ont éprouvé ne valait-il pas mieux que le triomphe dans un tel combat ? Là où il y a le plus de vertu, c’est là où il y a le plus de sensibilité, et où mène cette sensibilité ?

» Je ne sais rien, je cherche, je voudrais me rendre compte de ma vive indulgence, fixer mes idées confuses. Mais existe-l-il une femme qui ait vu les éclairs d’un sentiment passionné et qui ait dit : j'étoufferai l'émotion que je pressens ?

» Dans nos sociétés prosaïques et positives, il faut renoncer aux rêves héroïques de la jeunesse. Le sentiment peut, à lui seul, nous consoler, et il faudra aussi l’étouffer !

» Des vers qui expriment ce que le devoir peut faire éprouver de douloureux, sont ces tristes vers de Phèdre  :


Je respirais, OEnone, et depuis son absence
Mes jours, moins agités, coulaient dans l’innocence.
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.


» Vous dites que la morale est absolue, mais rien n’est absolu. Vous la mesurez sur la perfection ou la modération. Ne vaudrait-il pas mieux la mesurer à l’espèce humaine ? Je crois que la vertu même est relative, et que le seul vrai précepte est de faire , dans tous les temps, le plus de bien et le moins de mal qu’il est possible. »

J’écrivais aussi :

« Que de révolutions, que de mouvements peuvent se passer dans l’âme sans qu’il y ait ni mouvement ni agitation autour de nous ! Tel homme a été jeté dans les événements de son pays qui a été moins occupé, moins animé que tel autre qui est resté à l’écart. Rousseau a plus éprouvé, plus pensé que le maréchal de Turenne, à la tète des armées. »

« Si le monde était peuplé de gens d’esprit, les institutions seraient tout autres ; les erreurs sans nombre n’existeraient pas, la liberté et la justice régneraient seules. »


« La jeunesse apprend tout séparément ; ce n’est qu’à la longue qu’elle s’aperçoit que tout se lie et qu’elle parvient à voir les choses dans leur ensemble. » « L’amitié ne se prolonge pas seulement par sa constance, mais parce que le premier attrait qui l’a formée se renouvelle chaque jour. »

« La disposition à réfléchir s’annonce assez souvent par de la fatigue et de l’impatience ; quelquefois on pense à soi et à ses amis, et ces idées mènent à d’autres plus étendues. Alors la fatigue , l’impatience disparaissent. On devient sérieux et appliqué, le travail est d’un intérêt extrême, le plaisir l’emporte sur la difficulté ; le calme et la joie renaissent, et on éprouve le plaisir de penser. »

« Dans les déterminations qu’on prend, il y a quelque chose de plus que la raison et le penchant, il y a un certain instinct indéfinissable qui vous retient ou qui vous pousse. »

a Elle a besoin du mouvement et du monde pour jouir dans la solitude de ses pensées et des lettres, et ce qu’elle aime le mieux dans l’agitation, c’est le plaisir qu’elle en éprouve à se retrouver seule. »

« Une personne d’esprit, en se pliant aux choses imposées, leur imprime son caractère, et tire parti des événements qui eussent été sans fruit pour d’autres. Il ne faut donc pas s’inquiéter d’entrer dans la vie comme elle est ; en subissant en apparence le sort des autres, on aura un genre de vie tout différent ; les biens qu’on cherche, on les porte en soi. Ce qu’il faut, c’est du mouvement pour les animer, ce mouvement ne se trouve que par le monde . »

« Je veux m’expliquer tout ; je cherche la cause de ce qui se passe en moi et hors de moi. Où me mènera ce travail continuel ? A quoi bon ? Je suis faite ainsi. Est-ce un bien ? »

« Un trouble, un tourment qui attaque la raison même. Le découragement de la vie et de ce qui la fait aimer. Ennui profond. Regret amer et douloureux, besoin de s’affliger et de répandre des larmes. Puis tranquillité douce et parfaite, contentement passager. Une joie immodérée, dont les mouvements tiennent à l’extravagance, à la folie, et qui promet une vie de bonheur et de transport. »

« Le lundi 30 juin 1822. Un mélange de toutes ces choses ; le temps était à la pluie et mélancolique : le matin agitation et souffrance insupportables, ensuite calme plein de douceur, puis tristesse profonde et idées douloureuses. Enfin à dîner, et le soir, vif sentiment de plaisir et joie complète d’exister. » Ce jour a été une vie entière.

» Février 1823. La moindre chose, le bruit, le froid fait mal ; tout à coup des idées imprévues et l’effroi ; si on vous touche en passant, toute votre personne souffre.

La terreur irréfléchie est des plus puissantes. C’est le triomphe de la création qui a tout arrangé pour qu’on voulût sortir de cet état à tout prix. La réflexion s’éteint. Il semble que la tête perde sa vie. On ne sait plus si on va rester soi-même. Frisson plein de sensation qui n’est privé ni de charme ni de sensibilité.

Cette oppression car on ne peut plus respirer, ce tourment est sans doute ce qu’on éprouve au sommet d’une haute montagne, là où l’air vital manque, et où l’homme va mourir.

Ces situations s’observent quand elles sont passées, mais tant qu’elles durent elles sont effrayantes. Rien ne fait mieux voir l’intime liaison de l’âme et du corps que certaines impressions de cet état, que ces émotions unies à une souffrance physique et produites visiblement par elle.

O tristesse ! dit Young, c’est dans ton école que la sagesse instruit le mieux ses disciples ! »
« Les institutions naissent du besoin des peuples, mais elles ne sont pas toujours ce qu’il y avait de mieux pour le moment ni surtout pour préparer l’avenir. Elles peuvent même devenir dans la suite un empêchement aux progrès naturels. C’est le fait des hommes de génie de prévoir. »

« Si le monde était tel que je croyais, je serais désolée de ne pas taire les grandes actions que je rêvais ; mais le monde est autre , ma conduite peut être autre ; je ne cherche point l'impossible, et mille choses consolent d’ailleurs. Oui, pour qui sait sagement diriger son cœur et ses actions, le bonheur existe, »
« Il n’appartient pas à tout homme d’imaginer de se vaincre, mais il appartient à tout homme d’apprendre à se vaincre d’un autre ou de la morale publique. »
« La perfection c’est de dépendre des choses et non des hommes. De connaître son devoir en lui-même, indépendamment des circonstances. Mais alors vous rendez la morale bien plus absolue que vous ne vouliez. »
« Heureux jusqu’ici par son intelligence, il est fatigué du repos, car le sentiment ne vient pas remplir sa vie. Peut-être y a-t-il un moment oh l’esprit a accompli tout le travail qu’il peut faire sur les livres, et où il lui faut les combinaisons de la vie active pour s’exercer. S’il commence l’ouvrage qu’il projette, alors il aura un but de travail, C’est ce besoin d’un but qui conduit les hommes d’esprit à se donner une étude quelconque lorsque l’imagination ne les inspire pas. Le moment arrive où ils ont épuisé les connaissances qui se trouvent dans les livres, et où ils veulent appliquer leurs idées. »
« Le philosophe doit tenir compte des choses, encore qu’il ne les éprouve pas. La sensibilité, la violence, la colère, les passions sont des choses réelles. Entre les conseils qu’il m’a donnés, il y en a de salutaires, mais quand il m’a dit : Étudiez- cinq ans oh vous êtes, il n’a tenu aucun compte de mon âge, de mes penchants. »


« Si c’est pour toujours qu’il part, je comprendrai comment il vaut mieux ne connaître jamais certains biens qu’on doit perdre. Où trouver un tel esprit ? Il ne s’est fait entendre que pour me laisser l’impression qu’il y a mieux que tout ce que j’entendrai jamais. Qu’il reste ou qu’il me rende les premiers enchantements de mon ignorance. »


« Si je l’aimais, ce serait pour son esprit et son caractère, et cependant je l’aimerais passionnément. Serait-on heureux par un tel sentiment ? Il vaut mieux écouter la raison, et n’avoir pour lui que l’amitié dont il est capable. »


« Je voudrais savoir pourquoi l’Asie est stationnaire quand l’Europe ne l’est pas ? Les hommes n’ont-ils pas des passions qui les agitent de même ? Quelles sont donc les causes du mouvement de l’Europe ? »


« Quand on dit : O vertu ! on pourrait dire : O sentiment ! car la vertu c’est du sentiment. »


« Je ne connais qu’une personne dont les discours me calment. Je m’élève à leur hauteur, je me détache de moi-même, les idées sont si nobles qu’on est subjugué par elles. Ses conseils sont impossibles à suivre, mais

l’élévation et la force qui les dictent me font un bien extrême. »


« Plus j’avance, plus je deviens indépendante. Je ne connais pas une seule personne au monde par qui je me laissasse entièrement guider. Les uns manquent de caractère, les autres de connaissances, etc. Je me forme des idées qui me soient propres. Je m’attache aux choses, aux principes, et je me détache des individus. Resterai-je dans cette belle indépendance ? Du moins puis-je donner mon cœur sans donner mon esprit. Ah ! tout âge doit avoir son bonheur, et quand les passions sont finies, on n’est pas à plaindre de pouvoir n’aimer plus que la vérité. »


« Une passion qui m’arriverait suspendrait pour ainsi dire ma vie. Mes projets, mes craintes seraient interrompus. Je ne voudrais qu’une pensée, qu’un sentiment : ce serait vivre. »


« Occupée dans ce moment d’une personne qui a de l’esprit, mais point de sensibilité, j’ai voulu chercher dans Rousseau un homme différent. Ce qui faisait la faiblesse de l’un, c’était de la puissance pourtant. Ce qui fait en partie la force de l’autre, c’est l’absence de cette puissance. Ainsi la faiblesse nait de la force, et la force de la faiblesse. »

« Les gens faibles ont éprouvé des émotions, des plaisirs assez vifs. Ils ne savent pas se les rappeler, les regretter, les vouloir. Ils vivent au jour le jour. »


Mes cahiers contenaient d’assez longues considérations sur la politique en Angleterre, en France, sur le crime et l’organisation du criminel, sa responsabilité, etc. Il y avait des aperçus sur la société, la province, etc., etc. J’avais aussi écrit le caractère de ’ plusieurs de mes amis, celui de Jérôme que je ne connaissais qu’imparfaitement, celui de quelques femmes que je connaissais bien, celui de Fabvier et d’autres personnes. Madame Bertrand s’apercevait que j’étais souffrante ; elle me dit un jour qu’il fallait que je me mariasse.

— Vous êtes malade, me dit-elle, très-malade, ne vous en effrayez-vous point ? Vous allez mourir. .le ne croyais pas cela. Je n’ai jamais eu la moindre crainte sur ma santé, je ne la croyais altérée qu’en passant.

Jérôme devait rester encore en France avec son père et passait l’hiver à Paris chez madame de Surpré. Sir John Ervel, son père, était un catholique fervent, appuyant sa politique de sa foi, et sa foi de sa politique : frappé des hautes qualités de son (ils, il y attachait la plus grande ambition, mais il laissait son fils libre d’aller dans le monde, sans contrarier sa jeunesse, ne lui faisait sentir que rarement son autorité, et ne le pressait point de se lier par des vœux qu’il ne devait prononcer qu’à leur retour à Rome.