Les Effets de l’Education moderne


Les Effets de l’Éducation moderne

Les écoliers doivent constamment rester assis, c’est-à-dire à peu près immobiles ; et cela ne peut avoir sur leur développement général que des effets déplorables. Les pédagogues procèdent comme s’ils croyaient que pour cultiver l’esprit de l’enfant il faut provoquer le continuel affaissement de son corps.

Ce ne sont pas les deux[1] maigres leçons de gymnastique qui se donnent chaque semaine qui prouveront le contraire de ce que j’avance. Dans ces leçons comme dans les autres le maître dit à ceux qui bougent : « Restez tranquilles ! » ; ou, plutôt, il articule d’une voix forte : « Silence dans les rangs ! » Oh ! ces rangs d’une rectitude parfaite d’où, à un signal donné, vingt jambes parallèles sortent en même temps ! Sans doute, à notre époque on parle beaucoup des bienfaits de l’éducation physique ; mais c’est dans les livres, les revues et les journaux qu’on en parle. Je connais des écoles où, pour les élèves de dix ans comme pour les autres, l’histoire est une branche essentielle et la gymnastique une branche secondaire. Content de ne pas avoir oublié tout son latin, on répète : Mens sana in corpore sano, mais on ne demande l’embellissement des âmes qu’à des cours d’histoire, de morale ou d’instruction civique et à des « résumés » de littérature. Et voilà, pourquoi, madame, votre fille, qui est myope, maladive, disgracieuse et sans joie, n’est pas muette sur le chapitre de la Pléiade ni sur celui des empereurs romains.

J’ai dit aussi que sur les bancs de l’École l’enfant s’ennuie. Il s’ennuie nécessairement parce que son devoir est d’écouter durant trois, quatre et parfois cinq leçons consécutives. Or il lui est tout à fait impossible de rester si longtemps attentif à ce qui se dit en classe. Tout ce qu’il peut faire, c’est de garder une attitude correcte ; et, en attendant le moment de la récréation, toujours trop courte, il rêvasse. On comprend que l’effort d’écouter est considérable si l’on imagine la série de frottements et de chocs, dont on entrave la fuite de sa propre pensée pour suivre celui qui parle. Quelle que soit la valeur de cette comparaison, l’inattention habituelle des écoliers est un fait certain. Le silence qui remplit parfois certaines salles d’école peut faire illusion ; et le passant qui dans ces moments-là pourra du dehors observer discrètement les profils attentifs des élèves sera émerveillé (à moins que la tranquillité absolue de ces êtres jeunes ne lui soit pénible). Mais que cet observateur attende une minute ou deux. Si un crayon tombe sur le plancher, si quelque éternuement se produit, aussitôt des têtes se tourneront ; des gaîtés contenues seront sur le point d’éclater. Que les événements les plus minuscules puissent distraire ces enfants, cela ne montre-t-il pas combien peu ils sont intéressés par ce qu’ils écoutent ?

Le malheur est qu’on ne s’applique pas à émerveiller l’écolier. On y parviendrait si facilement ! Qu’on lui donne l’ « illusion » que la vie est belle ; ce sera moins dangereux que de lui persuader insensiblement que le travail est une chose ennuyeuse. Pour l’armer contre la paresse et tous les autres vices on lui enseigne très tôt la kyrielle de ses devoirs. Mais est-ce bien utile ? Comme on ne s’applique pas à le prendre tout entier par des exercices ou des jeux attrayants, mais qu’il est d’ordinaire inactif, il résistera mal à certaines sollicitations mauvaises.

L’enfant s’ennuie encore pour cette raison que toute sa vie d’écolier se passe dans une salle monotone. Ce décor a pour lui quelque chose de terriblement « déjà vu ». On s’efforce d’égayer les murs en y accrochant quelques tableaux : les champignons comestibles, les oiseaux utiles ou, peut-être, le golfe de Naples ; mais ces planches perdent bientôt tout leur prestige. Je dois reconnaître aussi que le maître fait parfois circuler dans les bancs quelques échantillons du monde physique, destinés sans doute à prouver que ce monde existe ; mais l’intention de ces choses dans le royaume du Mot est très rare. Et d’ailleurs on se lasserait de regarder des échantillons comme on se lasse vite d’écouter. Ceux qui ont pour mission de nous instruire et de nous révéler l’univers commencent par nous enfermer durant des années dans un local d’où l’on n’aperçoit rien de ce qui est à la surface du globe. Ajoutons que les bons élèves sont ceux qui ne regardent pas par la fenêtre. Ce qu’on présente à l’enfant, c’est l’univers en formules, c’est l’immensité en petit. Des années durant, on lui adresse un long et monotone discours. Le mot a pour lui cet effet de décolorer la vie.

En classe l’enfant s’habitue à tricher.

Je crois que la plupart de ceux qui enseignent ont souvent le désir sincère d’instruire d’une manière bienfaisante les êtres jeunes qu’on leur confie ; mais ce dont je suis sûr, c’est que tous[2], durant leurs leçons, consacrent une partie notable de leur temps à autre chose. Ils doivent interroger leurs élèves à seule fin de savoir si ceux-ci « méritent la note huit ou la note neuf, la note six ou la note cinq et demi.

On pourrait se demander ici si ces chiffres ont quelque signification. On découvrirait bientôt que pour des raisons nombreuses ils sont le plus souvent indépendants de ce qui dans l’esprit de l’écolier est profond et durable. Et l’on sourirait d’apprendre que les « moyennes » respectives de deux élèves qui n’ont pas une qualité commune peuvent fort bien ne différer qu’à partir de la seconde décimale. Je reconnais que le système que l’on adopte pour apprécier le zèle des écoliers est sans importance. Toute la question est de savoir s’il est vraiment utile de classer ceux-ci en bons et en mauvais élèves. Ces derniers sont toujours les plus nombreux et ils constitueront la partie la plus considérable de la nation. Il faudrait donc que l’École parvînt à les « préparer à la vie » aussi bien que leurs camarades plus studieux. La société a d’ailleurs des jugements qui ne concordent pas avec ceux des pédagogues. Mais ce n’est pas le moment d’insister.

Quoi qu’il en soit, l’écolier, cependant qu’on l’interroge, essaie de donner le change sur son ignorance réelle. Les cas de tricherie proprement dite sont très fréquents, et puis il y a tant de façons honnêtes de tricher ! Cet élève était inquiet ce matin en se rendant en classe. Certaines phrases qu’il avait lues, sans doute un peu distraitement, et sur lesquelles il aurait peut-être la malchance d’être questionné, n’avaient pas pour lui un sens très clair ; et il s’exposait à affirmer le contraire de ce qu’il devait dire. Mais il ne songeait pas que les maîtres, dupes ou non, doivent souvent s’en tenir à des apparences. Au moment critique il articula sans embarras visible des mots qui avaient l’air d’exprimer des idées bien comprises ; et la bonne note qu’il obtint ramena la tranquillité dans son âme. « L’affaire est dans le sac », aurait-il pu penser en regagnant sa place.

Les jours de composition en classe, le maître décide-t-il que seuls les élèves qui croient avoir compris la question qu’ils vont traiter feront le travail ? Non, car il n’a pas seulement pour but de rechercher quels sont ceux qui ont besoin d’être aidés ; il doit donner une note à chacun. L’élève qui est sûr d’avance de faire une composition exécrable doit se mettre à la besogne comme les autres. Dans le cas favorable où il ne jette pas des coups d’œil furtifs vers la feuille de son voisin, il essaie, en réunissant les pitoyables lambeaux de science restés dans sa mémoire, de faire croire à son professeur qu’il sait quelque chose. Entre deux notes très basses il choisit la moins mauvaise et pour l’obtenir il couvrira autant de lignes que possible de son galimatias malhonnête.

Lorsqu’un écolier est puni d’une mauvaise note pour ses réponses stupides, ceux parmi ses camarades qui n’auraient pas répondu mieux que lui, mais qui ont « la veine » de ne pas être interrogés ce jour-là, lèvent-ils la main pour apprendre au maître qu’ils méritent la même appréciation sévère ? Question candide ! Avoir de la veine ou ne pas en avoir : telle est la question qui pour les écoliers est capitale.

En résumé on fait très tôt comprendre à l’enfant qu’il a intérêt à cacher son ignorance. C’est l’engager à tromper ses maîtres. Trois fois sur quatre il n’hésite pas.

(À propos de tricherie je dois signaler la façon réjouissante dont les écoliers de tout âge préparent leurs examens. Le candidat doit être examiné par un jury compétent par définition, qui appréciera l’état de ses connaissances en termes décisifs. Or, grâce à un entraînement ad hoc auquel il se livre durant les semaines qui précèdent le jour de l’épreuve, il se présente devant ses examinateurs autre qu’il n’est. Un mois plus tard, le danger passé, il se retrouve dans son état normal, c’est-à-dire qu’il s’est débarrassé de toute l’inutile science dont il s’était orné l’esprit pour « réussir. » Or il est bien clair que si l’examen devait avoir une signification, s’il portait sur le savoir réel des candidats, sur les qualités durables de leur esprit, on ne le ferait pas subir à des jeunes gens qui, depuis deux ou trois mois, assez bien renseignés sur le total des questions qui pourraient leur être posées, se préparent à y répondre d’une manière brillante. En d’autres termes, les examens seraient très différents de ce qu’ils sont aujourd’hui. Et dire que partout on prend des précautions contr les « tricheries » des écoliers !)

Mais l’École dispose d’un moyen plus sûr pour enlever à l’enfant sa sincérité.

Chaque élève, dans le cours de ses études, entend ses divers professeurs traiter les sujets les plus variés, sujets dont il aura lui-même à dire quelques mots lorsqu’on l’interrogera. Ainsi, toutes les semaines, il débite en classe des propositions erronées et d’autres qui sont exactes. Mais sa conviction n’anime pas d’avantage celles-ci que celles-là. Seule, parfois, la note qu’il obtient lui permet de reconnaître si ses réponses furent satisfaisantes ou mauvaises. Et, en fait, quelle bonne raison ce gamin a-t-il de situer Pernambouc sur la côte brésilienne plutôt que sur les confins du Sahara, si, depuis deux ou trois mois, il n’a plus entendu parler de cette ville ? Presque toutes les vérités qu’on l’oblige de connaître sont pour lui incontrôlables. Car si ses maîtres lui donnent de mauvaises notes lorsqu’il ne sait pas répéter les phrases qu’il a lues dans ses cahiers, ils tolèrent par contre qu’il énonce des propositions de l’exactitude desquelles il ne sait absolument rien et d’autres dont il ne comprend pas même le sens. Il doit croire ce qu’on lui dit et ne pas l’oublier. À l’école le vrai et le faux n’éveillent pas dans l’enfant des sentiments contraires. Ce qu’il affirme lui est indifférent. Et, parce que son verbiage d’écolier est à peu près sans relation avec ses préoccupations habituelles, avec sa pensée intime, avec sa vie profonde, ses paroles, plus tard, exprimeront rarement ce qu’il aura lui-même vu ou senti. Avec une aisance toujours plus grande il trouvera les phrases neutres qu’on attend de lui comme de chacun. Causez un instant avec ce notaire ou avec ce directeur d’usine. Si vous abordez quelque question générale ne touchant pas de près à leurs petites affaires ils émettront peut-être un avis différent du vôtre et vous aurez un instant l’espoir d’entendre une objection nouvelle à vos idées. Mais si vous défendez votre opinion avec fermeté, ces messieurs deviendront tout de suite conciliants et ils vous laisseront bientôt voir qu’au fond « ils s’en fichent ». Phénomène curieux : en faisant débiter à ses élèves un nombre trop considérable de vérités, l’École prépare des hommes enclins au mensonge.

Ce n’est pas dans les moments mêmes où il a quelque chose à dire que l’enfant apprend à bien parler. Ses maîtres ne considèrent pas seulement son langage comme un moyen d’expression, mais, plutôt, comme une chose intéressante en soi dont il faut faire une étude à part, durant des années, en des moments de la semaine fixés par l’horaire de l’école. Les formes verbales et les règles nombreuses qu’ils croient devoir lui faire connaître, ils les lui enseignent « à l’écart », pour ainsi dire, et à la file. Il les appliquera peut-être un jour.

Donc, nous apprendre à bien parler, ce n’est pas nous faire corriger les mots que nous employons spontanément lorsque nous voulons dire le phénomène qui nous a frappés ou bien nous soulager d’une question obsédante ; c’est nous enseigner des expressions toutes faites que l’École garantit conformes à l’usage. Or comme on nous apprend très tôt la langue de nos aînés, nous avons une forte tendance à adopter, avant tout examen, les mêmes catégories qu’eux et à exprimer les mêmes opinions. Tel mot qu’on nous conseille équivaut à un jugement qu’on nous suggère et, cela, sans que rien nous mette en garde contre cette propagande discrète. En nous transmettant telles locutions anciennes on enracine en nous de vieux respects, dont quelques-uns nous fussent demeurés étrangers si l’on s’était simplement appliqué à nous faire connaître les choses et les gens de notre époque.

On pourrait dénaturer assez drôlement ce dernier passage. Je sais fort bien qu’une génération, inévitablement, parle à peu près comme celle qui l’a précédée ; à très peu de chose près, si l’on veut. Mais je prétends que si l’on ne se hâtait pas de donner une forme définitive à la pensée de l’écolier, si, dès les premiers jours, on ne lui présentait pas, en bloc, un vocabulaire tout fait, si on ne lui suggérait pas des comparaisons classiques et des classifications très contestables, si on ne lui proposait pas les fatidiques « sujets de compositions » qui ennuyèrent déjà nos grands-pères, je prétends qu’alors le langage de l’enfant traduirait avec plus de fidélité ce qu’il a réellement senti. — Il y a des maîtres de composition qui, après avoir proposé comme sujet à leurs élèves « un coucher de soleil », ajoutent : « Ne faites pas de phrases : dites simplement ce que vous avez vu ». — Mais l’enfant ne tient pas compte de ce bon conseil : il se méfie. Ce qu’il a vu se résumerait en trois lignes ; or il se dit qu’une telle concision lui vaudrait une très mauvaise note. Peut-être même y verrait-on une intention irrévérencieuse. Donc, prudemment, le bon élève se rappelle tant bien que mal des phrases lues par-ci par-là et, avec effort, il délaie son coucher de soleil en trois ou quatre pages.

Afin qu’ils retiennent la règle concernant la conjonction ni, on fait dire à des gamins de dix ans : « Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux. » Tout de suite après ces petits farceurs ajoutent : « Le temps ou la mort sont nos remèdes. » On pourrait habituer l’écolier à la clarté et à la concision dans les moments mêmes où il exprime ses préoccupations véritables ou lorsqu’il raconte l’aventure qui l’a ému. Ici je veux seulement noter ce fait qu’alors il se laisserait plus facilement aussi imprégner par l’atmosphère de son temps. Ignorant les locutions traditionnelles que les écoles d’aujourd’hui enseignent d’avance, son esprit serait plus libre. Ayant le droit de ne pas parler des choses qu’il ne connaît pas, le droit de se taire quand il n’a rien à dire, il serait plus sincère.

Vouloir que le peuple qu’on a la mission d’instruire soit un peuple de lettrés, cela est, certes, un noble souci. Mais je ne vois tout de même pas pourquoi les citoyens de tous les pays civilisés seraient tenus, à un âge où des exercices tout différents les sollicitent, de savoir rédiger, conformément aux modèles de l’École, une « lettre à un père absent » ou, encore, une tartine de trois pages sur « le retour des hirondelles », sur « l’amour de la patrie » ou sur « ce qu’on voit dans les yeux de sa mère ». La perspective d’une société où l’on ferait moins de phrases qu’aujourd’hui et où l’on publierait moins de romans « correctement écrits » ne doit pas faire peur. Si tant d’avocats et tant de politiciens peuvent, une heure durant, dire avec chaleur des choses qu’ils ne pensent pas, ils le doivent sans doute en partie à l’éducation qu’ils ont reçue. Quant aux vrais poètes et aux vrais savants, ce n’est pas l’École qui les produit.

Ce qui précède fait déjà comprendre que l’éducation moderne ne saurait donner de la vigueur aux intelligences ; mais il faut insister sur ce point.

À l’école tout est d’avance transposé dans le domaine de la phrase. C’est dans un décor invariable et sous une forme toujours la même que l’écolier acquiert les notions les plus diverses. Et par ce fait, l’attraction universelle, telle anecdote sur le bon saint Louis, la découverte de l’Amérique, le pluriel des noms terminés en « al », la fraternité humaine et la préparation du sodium, tout a pour lui à peu près la même importance. Lorsqu’il apprend ses leçons il voit tout cela dans le même plan, dans le plan de la page, si l’on peut dire ainsi. Car en dépit des talents, parfois réels, de ses maîtres, l’enfant penché sur son cahier ou sur son livre est incapable de remettre les choses à la vraie place qu’elles occupent dans l’histoire de l’humanité.

L’univers qui lui apparaît alors est sans relief et monotone comme un trop long discours : c’est un monde formel et vide que l’école a fabriqué avec des mots.

À l’âge de dix-sept ou de dix-huit ans un écolier a déjà subi huit mille leçons environ et le nombre des mots que ses maîtres ont débités devant lui est fabuleux. C’est qu’à l’école on est pressé : il y a tant de choses à apprendre ; il y a tant de choses « dont il faut avoir entendu parler » !

Tout pédagogue à qui l’on demandera pourquoi ses pareils répandent avec si peu de discrétion des vérités de tout ordre, répondra qu’en enseignant l’histoire, la littérature, les sciences naturelles et les mathématiques on ne se propose pas avant tout de fixer définitivement dans les mémoires des faits et des noms importants, mais que ces leçons nombreuses doivent donner à l’esprit de l’enfant certaines qualités durables. Or, ce malheureux ne voit pas que la quantité inouïe des connaissances que l’écolier doit acquérir empêche absolument celui-ci d’améliorer la qualité de son cerveau. Occupé à écouter ses maîtres et à prendre des notes, le bon élève, en classe, s’interrompt de penser. À la maison il s’efforce d’apprendre ce que contiennent ses cahiers et ses livres.

À ce propos il faut dire qu’en dépit de tous les beaux discours qu’on a faits sur la liberté de l’écolier, beaucoup d’enfants, à notre époque, sont encore tenus de savoir répéter textuellement les phrases de leurs manuels. En outre, — et cela est également significatif, — beaucoup de maîtres, la plupart « tolèrent » chez leurs élèves cette passivité excessive. Que de fois j’ai observé des écoliers marmottant, avec la virtuosité d’un curé disant une messe, le paragraphe qu’ils devaient peut-être réciter en classe quelques heures plus tard. Ce bredouillement éducatif, que connaissent sans doute la plupart des parents, prouve bien que je n’exagère pas. Or si l’École voulait vraiment donner à l’enfant l’habitude de la réflexion elle lui demanderait de dire ce qu’il a appris en termes différents, — fussent-ils d’abord gauchement puérils, — de ceux qu’il a trouvés dans ses cours. Ce serait le seul moyen de reconnaître s’il comprend nettement les paroles qu’il prononce. Mais beaucoup de pédagogues apprécient davantage le zèle et la docilité de l’élève que son intelligence. La pensée libre de l’enfant, ce serait l’imprévu, ce serait le désordre.

En somme, l’enfant n’exprime presque jamais sa propre pensée lorsqu’il débite une phrase qu’il a lue dans un livre. En songeant à l’affreux verbiage qu’on exige de lui, on serait tenté de dire que le mot est un instrument pour grandes personnes. C’est la richesse de notre vie mentale qui détermine pour nous le contenu des mots que nous prononçons et de ceux que nous entendons. Pour l’écolier, trop jeune, la plupart des mots qu’il doit savoir prononcer sont vides.

Il arrive parfois qu’en nous faisant découvrir une relation encore insoupçonnée entre deux ordres de phénomènes ou simplement en nous indiquant un seul fait nouveau, on nous émeuve comme si cette révélation devait modifier notre vie. Des jugements portés naguère, mille expériences que nous avons faites se présentent tumultueusement à notre esprit. Nous pressentons qu’un ordre nouveau va s’organiser dans notre pensée et que désormais nous ne considérerons plus les choses du même point de vue. Eh ! bien, ce ne sont pas de ces faits émouvants qu’on raconte à l’écolier ; ou, plutôt, lorsqu’on lui enseigne quelque fait qui, pour lui, pourrait être riche en conséquences on passe trop vite au « sujet » suivant pour qu’il éprouve l’ébranlement salutaire dont je parle. On le prive de la brusque vision où lui serait apparu un peu de la merveilleuse beauté du monde. La vérité nouvelle qu’on lui enseigne ne pénètre pas jusqu’à son cœur. Elle est pareille aux mille vérités qu’il a déjà apprises et à toutes celles qui suivront.

En d’autres termes on laisse ignorer à l’enfant ce qui précède la vérité, la lutte plus ou moins longue et plus ou moins pénible que l’homme soutient contre les choses qu’il veut arriver à connaître, tout ce qui dans cette lutte entrave ses efforts et tout ce qui pourrait l’aider ; on ne lui signale pas la déception inévitable de l’humanité qui croit avoir établi un accord durable entre ses notions anciennes et ses expériences sans cesse renouvelées.

Du point de vue de l’activité humaine l’écolier verrait de l’unité dans l’histoire et dans le monde ; mais son seul devoir est de retenir des propositions monotones et ennuyeuses. Aussi ignore-t-il qu’elles n’ont pas toute la même importance ; il ne sait pas qu’elles diffèrent beaucoup les unes des autres quant à la nature du sentiment qu’elles devraient éveiller en lui. Il ne reconnaît pas dans telle vérité qu’il pourrait énoncer avec la plus sereine certitude une arme qui lui permettrait de convaincre les autres ou de résister à leur argumentation. Telle autre vérité ne s’impose pas avec la même évidence, mais elle est contrôlable, elle a été contrôlée mille fois. Celle-ci, par sa nature même, est des plus contestables ; celle-là, simple hypothèse, a été vérifiée dans un trop petit nombre de cas et l’on devra sans doute restreindre sa généralité.

D’autre part il est des vérités concernant, par exemple, la société future qui n’expriment pas autre chose que les aspirations d’un groupe de nos contemporains. Prophéties d’une réalisation plus ou moins probable, elles sont proclamées avec passion par ceux dont-elles satisfont la sensibilité. Si telle de ces affirmations passionnées peut stimuler notre enthousiasme, sachons reconnaître que c’est notre ardeur seule qui lui donne de la force et n’essayons pas de la justifier en invoquant la Logique universelle. L’affirmation contraire est tout autant fragile ; et il est bon de savoir que ce qu’un savant formule n’est pas toujours le résultat de la Science.

Il est encore de soi-disant vérités qui ne sont que des conventions ou de simples moyens mnémoniques.

Enfin, il en est d’infiniment précieuses qui modifient la conduite et toute l’existence de ceux qui les ont senties. Eh bien toutes ces vérités si dissemblables par leur nature et leur importance ne pénètrent pas à des profondeurs très différentes dans la pensée de l’écolier. Pour lui elles expriment indifféremment des résultats qu’il faut connaître pour mériter une note suffisante.

En résumé, l’École ne fait pas comprendre à l’enfant l’évolution universelle ; elle lui inculque la croyance en l’immobilité. Tels résultats qu’elle lui enseigne, par ce qu’ils ont d’isolé, d’immuable, d’absolu, revêtent en quelque sorte un caractère sacré. Il ne sait pas que la nécessité des choses d’à-présent est purement historique. Et, de la sorte l’éducation qu’il a reçue explique le respect stupide et lâche que l’homme ressent pour l’Actuel.

Lorsqu’on a suggéré à l’écolier quelque but à atteindre, on ne le laisse pas libre d’employer dans ce dessein des moyens d’abord grossiers qu’il perfectionnerait peu à peu. Tout de suite on lui enseigne une méthode perfectionnée qu’il applique sans la comprendre. Ce n’est pas lui qui dirige sa besogne ; il est un manœuvre qui obéit aveuglément à des ordres supérieurs. Ceux qui l’éduquent réduisent ainsi à zéro le rôle de sa volonté. À ce propos, je veux noter encore ce fait qu’on donne aux écoliers — aux jeunes filles surtout — tant d’ordres et tant de recommandations qu’ils en arrivent à ne plus oser faire que ce qui est expressément permis. Ainsi que je l’ai constaté bien des fois, lorsque, sous la surveillance du maître, les élèves rédigent une composition en classe, il en est qui, voulant sécher la page qu’ils viennent d’achever, lèvent la main et demandent respectueusement : « — Monsieur, puis-je prendre un papier-buvard dans mon pupitre ? » On les soupçonne si fréquemment de tricherie que des jeunes gens de seize ans, même dans ce cas extrême, n’osent pas agir sans une autorisation spéciale.

Durant les sept ou huit ans qu’il passe à l’école, l’enfant n’apprend pas à se connaître. On ne lui donne pas l’occasion de dépenser son activité dans des directions variées ; on ne lui révèle pas ses propres forces. Aussi ignore-t-il le plus souvent ce qu’il serait capable de faire avec facilité et avec plaisir ; il ne sait pas que dans telle direction il ferait des progrès rapides et que dans tel domaine il rencontrera des difficultés peut-être insurmontables et de l’ennui : il ne connaît ni ses goûts ni ses aptitudes. Il sera peut-être capable de pérorer un quart d’heure sur les différentes formes de l’activité humaine ; mais, le jour où il se demandera : « Que vais-je devenir ? » il hésitera avec indifférence entre la profession de médecin et celle d’avocat, cependant que tel de ses camarades, moins fortuné que lui, se fera bureaucrate sans savoir qu’il eût pu devenir un ébéniste très habile.

En définitive L’École a sur l’enfant une influence profonde : elle le fatigue physiquement et moralement. Elle le fatigue parce qu’elle cultive en lui une faculté unique : celle de composer ou simplement de retenir des phrases. S’il est un « bon élève » il contractera peut-être pour toujours l’habitude des « définitions » et des « énoncés satisfaisants ». Les livres, les gens et les peuples qu’il connaît comme d’ailleurs ceux qu’il ne connaît pas, tout sera pour lui prétexte à formules. Il résumera en quelques mots définitifs tout ce qui arrêtera son attention. Il le fera parfois d’une manière piquante ; mais cette habileté ne suffira pas pour faire de lui un homme. Sa manie ternira pour lui la beauté du monde. Réduire les choses et les êtres à des mots, c’est le plus souvent les réduire à rien.

N’ayant pas vécu en contact avec la nature, l’écolier ne soupçonnera pas, plus tard, la joie qu’il aurait à l’étudier. Ayant trop longtemps connu l’inaction et l’ennui, il ne saura pas aimer et agir. Il énoncera sans peine de nobles règles de vie, mais il sera sans vitalité. À vingt ans, l’intelligence pauvre et le cœur vide, au lieu de s’enthousiasmer pour quelque belle illusion, il démontrera par un raisonnement la vanité de tout.

J’imagine que certains lecteurs m’interrompraient volontiers pour me dire que j’exagère et que l’influence de l’École n’est pas aussi pernicieuse que je veux bien l’affirmer. Le fait est que, s’il faut en croire les résultats de l’enquête faite par La revue blanche (numéro du 1er juin 1902), bien des personnes en dépit de l’éducation qu’elles ont reçue conservent une intelligence remarquable et une rare originalité d’esprit. Mais ce qu’affirment beaucoup de ceux qui ont répondu à l’enquête en question, c’est que les innombrables leçons reçues jadis ont eu sur eux une influence à peu près nulle.

Or si l’on considère que ces leçons se comptent par milliers, qu’elles n’ont eu, pour ceux auxquels elles s’adressaient, ni bons ni mauvais effets, on peut sans aucune exagération déclarer que ce résultat est mince. Oui, il y a des écoliers qui ne sont pas influencés par ce qui se dit en classe ; ce sont des paresseux, des élèves distraits, des cancres. Leur esprit est constamment ailleurs ; et pendant que le maître résout au tableau noir une équation du second degré, ils se demandent peut-être comment ils termineront le sonnet destiné à la Dame de leurs rêves. Mais, si ces écoliers conservent sur la plupart des sujets du programme une bienheureuse ignorance, il n’en est pas moins vrai qu’à l’école ils s’ennuient. Durant des années, plusieurs heures par jour, ils ne sont occupés qu’à attendre la fin de la leçon. Il est difficile d’admettre qu’une telle éducation puisse être sans influence sur eux. L’École, certainement, diminue leur joie ; elle leur vole une partie considérable de leur jeunesse ; car tout ce temps perdu durant lequel elle les oblige à l’inaction, ils auraient pu le consacrer à vagabonder dans la nature, à s’émerveiller, à vivre. Et ainsi, quand les effets de l’éducation moderne paraissent nuls, ils n’en sont pas moins détestables.

Ce n’est pas le moment d’indiquer ce que pourrait être une éducation bienfaisante. Mais, si l’on écarte cette hypothèse que l’École, consciente de son œuvre, s’applique à rendre les esprits respectueux, on peut se demander en quoi consiste la faute essentielle des éducateurs modernes ; et c’est sur ce point que je voudrais revenir encore une fois.

Le pédagogue d’aujourd’hui souligne plus fortement et plus fréquemment la différence qu’il y a entre les gens instruits et les autres que celle qui sépare les êtres sains des malades, les intelligents des imbéciles, ou encore les lâches des courageux. Cette pitoyable religion du Savoir suffirait pour expliquer la plupart sinon la totalité des erreurs de l’École.

En effet, si des écoliers de neuf ou dis ans ne peuvent pas consacrer chaque jour deux ou trois heures à des jeux, à des exercices physiques, ou à des travaux manuels, c’est que, dira-t-on, la tâche du maître est longue et le temps est court. Si, à l’École, l’enfant doit presque sans cesse, et cela durant des années, rester assis et inactif avec le devoir constant d’écouter, c’est que l’on s’imagine qu’avant toutes choses il faut fixer dans sa mémoire un très grand nombre de vérités. C’est pour la même raison que l’on fait abstraction de ses goûts et de ses aptitudes : tout le monde doit savoir que saint Louis rendait la justice sous un chêne, que Pékin est en Chine et que le mot attraper s’écrit avec un seul p. La même raison expliquerait aussi que les écoliers dès leur huitième année s’instruisent dans une salle monotone sous la direction d’un spécialiste muni de l’érudition réglementaire, plutôt que de vagabonder d’abord longtemps parmi les êtres et les choses en compagnie d’un enthousiaste qui n’aurait d’autre désir que de leur faire aimer l’activité et la vie. Et c’est encore parce que la dose de science fixée par les programmes est jugée indispensable pour tout homme d’aujourd’hui, c’est parce que cette dose est obligatoire, que les maîtres doivent consacrer presque autant de temps à interroger leurs élèves dans le seul but de savoir quelles notes ceux-ci méritent qu’à augmenter effectivement leur savoir, qu’à fortifier leur intelligence. Enfin c’est parce qu’à l’École on est pressé que l’enfant passe d’ordinaire d’un sujet à un autre avant d’avoir acquis, sur le premier, des idées nettes, avant qu’il ait pu soupçonner la beauté qu’il y a dans les choses dont on l’entretient et sans jamais comprendre la signification générale que donne à tout fait d’histoire ou de science la destinée de l’homme Sur la terre. Savoir ! Pour la plupart des gens, redisons-le, ce mot signifie tout simplement : savoir répéter.

Eh bien, parmi les innombrables vérités qu’on enseigne à l’enfant il n’en est presque aucune qui puisse, par ce seul fait qu’il l’aura retenue et qu’il saura, cas échéant, l’énoncer à son tour, acquérir pour lui une valeur réelle. Les écoliers apprennent à lire, à écrire et à effectuer quelques calculs simples, ce qui est bon, sans doute, à tous égards. Mais en outre leurs maîtres consacrent des milliers d’heures à les munir d’une érudition absolument vaine. Elle est vaine parce qu’elle est superficielle ; c’est un mince vernis que le temps effacera bientôt.

Que l’École consente à ne plus instruire ses élèves jusqu’à l’écœurement ; qu’elle mette au rancart son stock formidable d’empereurs, de capitales, d’échinodermes, de guerriers illustres, de règles grammaticales, de lois physiques, de grands écrivains, de théorèmes et de sulfocarbonates.

À cette condition seulement les écoliers auront le temps de vivre, de jouir de leur jeunesse, d’admirer, de questionner et d’apprendre à connaître la nature et l’œuvre des hommes.

Plutôt que d’accroître dès les premières années l’érudition de l’enfant, que l’École développe autant que possible ses aptitudes. Nos aptitudes sont en quelque sorte pour nous de la science à l’état potentiel. Quand nous les exerçons quelque chose de durable s’organise au fond de notre être. En habituant l’écolier à s’exprimer avec clarté et précision ; en le stimulant, pendant des années, à découvrir de petites différences et de profondes analogies ; en l’accoutumant à distinguer les paroles qu’il comprend nettement de celles qu’il ne comprend guère ; en lui faisant comprendre dans quels cas il peut affirmer ou s’affirmer et dans quels cas il doit dire : « Je ne sais pas » ; en l’exerçant aussi à reconnaître ce qu’il y a d’insuffisant dans certaines argumentations ; en lui donnant le goût, le besoin de l’activité ; en fortifiant ses muscles ; en développant l’adresse de ses doigts par de fréquents travaux manuels, on accroît d’une manière définitive sa puissance, on embellit toute sa vie. En poursuivant ce but, l’École serait sûre de ne pas compromettre l’avenir de ses élèves qui reste pour elle absolument indéterminé.

Sans doute la plupart de ceux-ci seraient ensuite dans l’obligation de se « spécialiser ». Mais ayant été chargés d’énergie et d’enthousiasme durant leurs premières années, ils sauraient résister à la déformation qui menace tous ceux qui par une besogne invariable et monotone doivent gagner leur pain de chaque jour.

L’éducation moderne, comme nous l’avons vu, diffère de celle-là. Le pédagogue actuel, comme celui d’autrefois, a la défiance de la vie pour tout ce qu’elle a de spontané et d’imprévu. Les élèves qu’il a formés ont la mémoire enrichie de procédés commodes et de vérités salutaires ; ils n’ont pas connu l’effort de penser ; ils possèdent la réponse à mille questions qu’ils ne se sont jamais posées. À l’école, l’enfant perd peu à peu sa confiance en lui-même, car, sans cesse, on lui a reproché ses imperfections, on a toujours laissé ses forces inactives, on a constamment contrarié ses vraies tendances et ses vrais besoins. À l’avenir il attendra des autres, de quelque autorité humaine ou divine, la vérité ou le bonheur. Il a fait en classe l’apprentissage de la docilité.

Sans doute ceux qui l’ont préparé à la vie ont voulu lui donner le recueil complet des « recettes pour se tirer d’affaire » ; mais ils n’ont pas prévu tous les cas. Et, le jour où le mécontent aurait besoin d’initiative et d’audace, il reste inerte : de son être diminué rien ne jaillit.

L’École ne veut pas que l’enfant soit, simplement, l’enfant ; elle veut qu’il parle le jargon du spécialiste et elle en fait la caricature de l’homme. De même que de pauvres petits êtres de neuf ou dix ans apprennent au collège l’ignoble parodie de l’amour, les écoliers apprennent en classe l’affreuse parodie de la pensée. Durant des milliers d’heures l’enfant reste tranquille pour ne pas être puni ; pour mériter son diplôme il apprend un tas de choses ennuyeuses ; et, constamment, au lieu d’exercer ses propres forces, il retient ce que les autres ont fait et ce qu’ils ont dit. Si, de la sorte, l’éducateur moderne ne peut préparer des générations d’enthousiastes, il forme par contre d’excellents employés qui jusqu’au bout sauront faire leur devoir. Mais le sentiment du devoir ne sera pas, en eux, une force qui maintiendra droite leur attitude ; il se confondra toujours avec la crainte de désobéir. Sans élans, sans ardeur, sans vie, on les fera facilement s’incliner devant l’Autorité.

H. Roorda van Eysinga
  1. Dans certains établissements publics les élèves reçoivent une leçon de gymnastique par semaine.
  2. On me dira peut-être que dans certaines écoles le professeur n’interrompt jamais son cours pour des interrogations ; et que celles-ci se font durant certaines heures qui ne sont consacrées qu’à cela. Mais cette objection ne modifie pas ce que je dis de la tricherie.