Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 413-417).


CHAPITRE XXXIX et dernier.

CONCLUSION.


Nous approchons de notre dénoûment, car ce qui va suivre n’est que le récit de tristes et constantes misères. Des rochers à pic et des rives escarpées prêtent à la peinture, aussi bien que des malheurs subits, de noirs complots et d’étranges aventures. Mais qui voudrait peindre l’obscur et brumeux marécage dans toute l’étendue de son immense désolation ?
Vieille comédie.


Lorsque Mowbray traversa le ruisseau, comme nous l’avons déjà raconté, son esprit était dans cet état d’égarement et d’incertitude où l’on cherche un motif quelconque d’exhaler la rage qui bouillonne intérieurement comme un volcan avant l’éruption. Soudain plusieurs coups de feu, suivis d’éclats de rire et de voix bruyantes, lui rappelèrent qu’il avait promis de venir en ce lieu écarté et à cette heure, décider un pari à qui tirerait le mieux au pistolet, pari dans lequel le prétendu comte d’Étherington, Jekill et le capitaine Mac Turc, à qui un pareil passe-temps était singulièrement agréable, se trouvaient parties intéressées aussi bien que lui-même. Cette occasion de se venger de l’homme qu’il regardait comme l’auteur des infortunes de sa sœur fut, dans l’état où se trouvait alors son esprit, beaucoup trop tentante pour qu’il y renonçât. Faisant sentir l’éperon à son cheval, il arriva bientôt, en traversant le taillis, à la petite clairière où il trouva les parieurs qui, désespérant de le voir venir, avaient déjà commencé leur amusement. Des cris de joie retentirent aussitôt qu’il parut.

« Voici enfin Mowbray ; et de par Dieu ! l’eau coule de ses habits comme d’un arrosoir, dit le capitaine Mac Turc. — Je ne le crains pas, » dit Étherington, que nous pouvons continuer à nommer ainsi ; « il a couru trop vite pour avoir la main sûre. — C’est ce que nous allons bientôt voir, milord Étherington, ou plutôt monsieur Valentin Bulmer, » répliqua Mowbray, descendant de son cheval et l’attachant par la bride à un arbre.

« Que voulez-vous dire, monsieur Mowbray ? » reprit Étherington en se redressant, tandis que Jekill et le capitaine Mac Turc se regardaient l’un l’autre avec surprise.

« Je veux dire, monsieur, que vous êtes un misérable et un imposteur, qui avez pris un nom qui ne vous appartient pas. — Ceci, monsieur Mowbray, est une insulte que je ne puis porter plus loin que cet endroit même. — Si votre dessein eût été de vous retirer avec cela, je vous aurais encore donné à porter quelque chose de plus lourd. — Assez, assez, mon cher monsieur ; pas n’est besoin de faire sentir l’éperon à un cheval prêt à courir… Jekill, voulez-vous avoir la bonté d’être mon second dans cette affaire ? — Certainement, milord. — Et comme il me semble n’y avoir aucune chance d’arranger les choses à l’amiable, dit le pacifique Mac Turc, je m’estimerai heureux, de par le diable ! de seconder mon digne ami, monsieur Mowbray de Saint-Ronan, de ma présence et de mes avis… Quel bonheur que nous nous soyons trouvés ici avec les armes nécessaires ! car il eût été très désagréable pour vous de remettre à demain une pareille affaire faute de témoins. — Je voudrais savoir d’abord, dit Jekill, d’où provient cette inimitié si soudaine. — De rien, dit Étheringlon, à moins qu’on n’ait découvert la pie au nid. M. Mowbray sait que sa sœur a toujours joué le rôle de folle, et il a sans doute entendu dire qu’elle a fait dans son temps… quelque folie. — O crimina ! s’écria le capitaine Mac Turc, mon cher major Jekill, chargeons les armes et mesurons le terrain ; car, sur mon âme, s’ils continuent cet échange de douceurs, il n’y aura que les deux bouts d’un mouchoir qui puissent les satisfaire… goddam ! »

Les deux témoins, mus par ces intentions amicales, se hâtèrent de mesurer le terrain. Chacun des deux adversaires passait pour excellent tireur, et le capitaine Mac Turc offrit à Jekill de parier une bouteille qu’ils tomberaient tous deux au premier feu. L’événement prouva qu’il ne se trompait guère ; car la balle de lord Étherington effleura la tempe de Mowbray, à la minute même où celle de Mowbray lui traversait le cœur. Il sauta à deux pieds de terre, et retomba mort, Mowbray demeura immobile comme une colonne de granit, le bras pendant à son côté, et sa main retenant encore l’arme fatale qui fumait par la lumière et le canon… Jekill courut soutenir et relever son ami, tandis que le capitaine Mac Turc, après avoir mis ses lunettes, posa un genou en terre pour le regarder en face. « Nous aurions dû avoir ici le docteur Quackleben, » dit-il en essuyant les verres de ses lunettes et en les remettant dans leur étui de chagrin, « quoique ce n’eût été que pour la forme ; car il est aussi mort qu’un vieux canon crevé, le pauvre garçon !… Allons, Mowbray, mon ami, dit-il en le prenant par le bras, il faut que nous décampions vite, avant qu’il nous arrive pire. J’ai là un excellent petit bidet, et vous avez votre cheval : rendons-nous d’abord à Marchthorn… Major Jekill, je vous souhaite le bonjour ; voulez-vous mon parapluie pour retourner à l’hôtel ? car il me semble que le temps est à la pluie. »

Mowbray n’avait guère fait plus d’une centaine de pas avec son guide et compagnon, lorsqu’il s’arrêta tout-à-coup et refusa d’aller plus loin avant d’avoir appris ce qu’était devenue Clara. Le capitaine commençait à trouver qu’il avait une tête un peu dure à mener, lorsque, tandis qu’ils discutaient ensemble, passa M. Touchwood dans sa chaise de poste. Aussitôt qu’il reconnut Mowbray, il fit arrêter la voiture pour lui apprendre que sa sœur était au vieux village : et il le savait pour avoir vu à Marchthorn le messager qu’on avait envoyé chercher les secours de l’art, lesquels secours ne pouvaient être prêtés par l’Esculape du lieu, le docteur Quackleben, attendu qu’il avait épousé, le matin même, mistress Blower, et qu’il était parti, suivant l’usage, pour faire son voyage de noces.

En retour de cette nouvelle, le capitaine Mac Turc communiqua à M. Touchwood la mort du comte d’Étherington. Le vieillard les pressa vivement de prendre la fuite, leur en fournit les moyens en espèces sonnantes, s’engagea à faire donner toute espèce de secours et de soins à la malheureuse jeune fille, et représenta à Mowbray que, s’il demeurait dans le voisinage, une prison le séparerait bientôt de Clara. Mowbray et son compagnon se dirigèrent alors en toute hâte vers le sud, gagnèrent Londres sans accident, et de là passèrent ensemble dans la Péninsule, où la guerre était alors des plus chaudes.

Il nous reste peu de chose à dire. M. Touchwood vit encore, formant des plans qui n’ont aucun objet, et accumulant une fortune dont personne ne semble devoir hériter. Le vieillard a, plus d’une fois, voulu faire de Tyrrel son héritier et son ami ; mais aussitôt que cette intention a été connue de Tyrrel, il a quitté le pays, et depuis ce temps on n’en a point entendu parler, quoique pour posséder le titre et les domaines d’Étherington il n’ait qu’à se présenter. L’opinion de plusieurs personnes est qu’il est entré dans une mission de frères moraves, à laquelle il avait déjà consacré des sommes énormes.

Depuis le départ de Tyrrel, personne ne peut deviner ce que le vieux Touchwood fera de son argent. Il parle souvent des circonstances fatales qui ont contrarié ses desseins ; mais on ne peut jamais lui faire comprendre ou du moins convenir qu’elles ont été, jusqu’à un certain point, amenées par son amour pour les intrigues et les manœuvres secrètes ; la plupart des gens pensent que Mowbray de Saint-Ronan finira par être son héritier. Ce jeune homme a, dans ces derniers temps, montré une qualité qui recommande d’ordinaire à la faveur d’un parent riche, c’est-à-dire un grand soin de ce qui lui appartient déjà. L’ardeur militaire du capitaine Mac Turc s’est réveillée à l’odeur de la poudre à canon, et le vieux soldat a réussi non seulement à rentrer dans un corps avec paie entière, mais encore à décider son compagnon à servir quelque temps comme volontaire. Celui-ci a ensuite obtenu une commission d’officier : et quelle différence frappante entre la conduite du jeune laird de Saint-Ronan et celle du lieutenant Mowbray ! Le premier était, comme nous savons, gai, étourdi, prodigue ; le second vivait de la pitié, avec moins que sa paie même, se refusait toujours un objet d’agrément, et parfois le nécessaire, afin de pouvoir économiser une guinée : il devenait pâle de crainte lorsqu’en quelque occasion extraordinaire il se hasardait à jouer le whist à six sous la fiche.

On peut cependant citer une occasion remarquable où M. Mowbray se départit des règles d’économie qui le guidaient toujours. Il racheta pour une somme considérable le terrain par lui vendu, sur lequel on avait construit l’hôtel de Fox, et diverses autres maisons autour de la source de Saint-Ronan. Puis il en ordonna la démolition complète, et ne voulut souffrir sur ses domaines aucune auberge, à l’exception de celle de mistress Dods, qui règne encore en souveraine ; mais le caractère de la vieille hôtesse n’a été nullement amélioré ni par le temps ni par l’absence complète d’auberges rivales.

Pourquoi M. Mowbray, avec ses nouvelles habitudes d’économie, détruisit-il ainsi une propriété qui aurait pu être d’un rapport considérable ? c’est ce que personne ne pourrait dire avec certitude. Les uns prétendent qu’il se rappelait ses anciennes folies ; les autres, qu’il voyait dans ces bâtiments la cause des infortunes de sa sœur. Le vulgaire assure que l’ombre de lord Étherington avait été vue dans la salle de bal, et les savants parlent de l’association des idées. Mais tout se réduit à dire que M. Mowbray était assez riche pour satisfaire ses goûts, et que telle avait été son humeur.

Les eaux sont rentrées dans leur obscurité première : lions et lionnes avec toutes les bêtes de leur suite, élégants et bas-bleus, musiciens et danseurs, peintres et amateurs, auteurs et critiques, dispersés comme des pigeons par la démolition du colombier, ont cherché d’autres théâtres d’amusements et de plaisirs, et ont abandonné les Eaux de Saint-Ronan.