Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 358-361).


CHAPITRE XXVIII.

L’ALARME.


Ainsi tremble la feuille sur la branche, quand s’élève soudain un tourbillon ; ainsi s’arrête effrayé le chef belliqueux, quand sa lâche armée fuit.


Il avait été décidé par tous ceux qui prenaient l’affaire en considération que le fougueux, le capricieux, le vieux nabab se querellerait bientôt avec son hôtesse, mistress Dods, et s’ennuierait de sa résidence à Saint-Ronan. Un homme si exigeant pour lui-même, et si jaloux de connaître les affaires d’autrui, devait trouver, disait-on, la sphère bien limitée pour satisfaire ses goûts et sa curiosité, et mainte fois le jour et l’heure de son départ avaient été fixés d’une manière précise par les oisifs des Eaux. Mais le vieux Touchwood se montrait toujours au milieu d’eux, lorsque le temps le permettait, avec son visage basané, son cou soigneusement entouré d’un immense mouchoir des Indes, et sa canne à tête d’or qu’il ne manquait jamais de porter sur l’épaule ; ses membres courts, mais vigoureux, et sa démarche fière montraient clairement qu’il portait cette canne plutôt comme une marque de dignité que comme un appui. Il demeurait à la source, répondant d’un ton bref et refrogné à toutes les questions qu’on lui adressait, et faisant ses remarques sur la compagnie, sans s’inquiéter le moins du monde s’il pouvait offenser ; et aussitôt que l’antique prêtresse lui avait servi son verre d’eau sanitaire, il lui tournait les talons avec un bonjour bien sec, et s’en allait à la mense voir son vieux M. Cargill, ou s’engager dans quelque discussion avec ses voisins du vieux village.

La vérité était que l’honnête homme, après avoir mis les choses sur un bon pied dans l’auberge, autant que mistress Dods l’avait voulu permettre, s’était sagement abstenu de pousser les innovations plus loin, sachant que toute pierre n’est pas susceptible de recevoir le dernier degré de poli. Il s’occupa ensuite de rétablir l’ordre dans la maison du ministre, fit nettoyer le plancher, secouer les tapis et laver les assiettes ; remplit la boîte à thé et le sucrier, donna des robes neuves aux servantes, fit cultiver le jardin et les terres attachées à la mense. Mais ce n’était point assez pour M. Touchwood que de commander dans la maison du pasteur, il aspirait à exercer son empire dans tout le vieux village, et déclarait la guerre à tous les usages nuisibles : ainsi les fumiers qui croupissaient au milieu du chemin furent transportés derrière la maison, les brouettes cassées et les charrettes hors de service n’obstruèrent plus la voie publique… Le vieux chapeau ou le cotillon bleu disparut de la fenêtre où il tenait lieu d’un carreau, et fut remplacé par une bonne vitre transparente. Le pouvoir du bailli lui-même n’était qu’une juridiction inférieure comparée à la soumission volontaire que les habitants accordaient à M. Touchwood.

Il y avait néanmoins des personnes récalcitrantes, qui refusaient de reconnaître l’autorité qu’on leur imposait ainsi, et qui n’adoptaient nullement les réformes que tentait d’introduire M. Touchwood. Le réformateur faillit même un jour être victime d’un de ces abus qu’il ne pouvait déraciner. Un soir qu’il s’en revenait du presbytère, pour éviter de tomber dans un trou à fumier, qui se trouvait devant la maison d’un homme jaloux de suivre les usages de ses pères, il fit un détour considérable, et s’approcha tellement du fossé de l’autre côté de la route, que le pied lui glissa et qu’il roula à une profondeur de trois ou quatre pieds. Mais la fortune veillait sur le pauvre Touchwood : un passant qui l’entendit crier au secours s’approcha avec précaution du bord du fossé, et après avoir reconnu la nature du terrain aussi bien que l’obscurité le permettait, il réussit enfin, non sans beaucoup de peine, à le sortir de l’eau bourbeuse dans laquelle il gisait.

« Vous êtes-vous fait mal ? » demanda le Samaritain à l’objet de ses soins.

« Non, non, de par le diable ! non, » répliqua Touchwood furieux de son malheur et de la cause qui le lui avait attiré. « Croyez-vous que moi, qui suis allé au sommet du mont Athos, à une hauteur de quelques mille pieds au dessus du niveau de la mer, je me soucie le moins du monde d’une chute comme celle-ci ? »

Mais tout en parlant ainsi il trébucha, et il fallut que le charitable étranger le saisît par le bras pour l’empêcher de tomber encore.

« Je crains que vous n’ayez plus de mal que vous ne le supposez, lui dit-il ; permettez-moi de vous reconduire jusque chez vous. — De tout mon cœur, quoique cependant je puisse m’en passer, » répondit Touchwood ; et il accepta sans plus s’en défendre le bras qu’on lui offrait, d’autant plus volontiers que le jeune étranger lui dit que son intention était de passer la nuit à l’auberge du vieux village.

Arrivé à la porte de mistress Dods, M. Touchwood eut besoin d’appeler long-temps et à grands cris avant qu’on vînt ouvrir ; et quand la servante arriva enfin, épouvantée peut-être de voir deux hommes dont l’un était couvert de boue des pieds à la tête, elle laissa tomber le chandelier qu’elle tenait à la main, pour s’enfuir à toutes jambes. Mais la porte était ouverte, c’était le principal : ils entrèrent donc, et pénétrèrent dans la cuisine. M. Touchwood, qui, sans oser le dire, prenait pour du sang l’eau croupie qui dégouttait de ses vêtements, s’empressa d’examiner s’il n’était réellement pas blessé, et il se trouva qu’il fut quitte pour la peur. Tout-à-coup on entendit résonner la voix de l’hôtesse : « Paresseuses ! drôlesses ! vilaines fainéantes ! criait-elle, oui-dà, un esprit !… Tenez bien la chandelle, John Ostler… je vous réponds que c’est un esprit à deux mains, et on a laissé la porte ouverte… Il y a quelqu’un dans la cuisine… marchez en avant avec la lanterne, John Ostler. »

En cet instant critique l’étranger ouvrit la porte de la cuisine, et vit la dame s’avancer à la tête de ses troupes. John Ostler et le postillon bossu, l’un portant une lanterne d’écurie et une fourche, l’autre une petite chandelle et un balai, formaient l’avant-garde. Mistress Dods elle-même était au centre, parlant haut et brandissant une pincette, tandis que les deux servantes, comme des troupes sur lesquelles il ne fallait pas beaucoup compter après leur récente défaite, suivaient à l’arrière-garde. Malgré cette admirable disposition, l’étranger n’eut pas plutôt montré sa face et prononcé les mots : « Mistress Dods… » qu’une terreur panique saisit toute l’armée. L’avant-garde recula en désordre, Ostler renversant l’hôtesse dans la confusion de la retraite ; celle-ci, non moins épouvantée que lui, l’empoigna par les cheveux, et tous deux entamérent un affreux chorus. Les deux filles prirent une seconde fois la fuite, et se réfugièrent dans l’obscure retraite qu’on nommait leur chambre à coucher, tandis que le postillon bossu courait comme le vent à l’écurie, et, avec un instinct de profession, se mettait déjà, dans son extrême frayeur, à seller un cheval.

« Au nom du diable ! que signifie tout cela ? Pourquoi tout ce désordre ? » s’écria l’étranger à plusieurs reprises.

« Au nom de Dieu ! » répondit enfin la matrone sans oser ouvrir les yeux, « pourquoi revenez-vous ainsi effrayer d’honnêtes gens ? — Et comment donc puis-je vous effrayer ? — N’êtes-vous pas, » dit mistress Dods en se hasardant à rouvrir les yeux, « l’esprit de Francis Tirl ? — Je suis en effet Francis Tyrrel, mais non pas un esprit ; je suis un homme vivant. — Vous n’avez donc pas été assassiné ? — Non pas, que je sache. »

Meg, à force de regarder Tyrrel, avoua enfin qu’après tout c’était bien lui en chair et en os, et toute frayeur cessa. M. Touchwood, tandis qu’on le nettoyait, regarda attentivement Tyrrel, et celui-ci ne tarda point à reconnaître lui-même M. Touchwood, qui lui avait prêté de l’argent à Smyrne. Ils soupèrent ensemble, mais cette fois la curiosité du vieux nabab fut en défaut ; il ne put découvrir le motif qui amenait Tyrrel à Saint-Ronan.