Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 245-249).


CHAPITRE V

SUCCÈS DE L’ÉLOQUENCE ÉPISTOLAIRE.


Mais comment vous répondre ? auparavant il faut que je vous aie lu.
Prior.


On resta plus de trois jours sans recevoir de réponse au billet tout diplomatique écrit par M. Winterblossom avec la gravité et l’exactitude minutieuse d’un grand-maître des cérémonies. Celui de lady Pénélope, où les plaisanteries académiques et les fleurs classiques du jeune théologien se mêlaient à quelques fleurs sauvages dues à l’imagination féconde de Sa Seigneurie, ne fut pas plus heureux. Enfin, ce fut aussi vainement que sir Bingo s’était évertué à tracer, en demi-fin d’écolier péniblement formé et très irrégulier, une épître dont le style répondait au manque absolu d’orthographe. Ce retard augmenta plutôt qu’il ne diminua la curiosité secrète des habitués des Eaux, quoique en public ils déclamassent contre la grossièreté des manières de l’artiste.

En attendant, Francis Tyrrel, à sa grande surprise, commença, comme les philosophes, à s’apercevoir qu’il n’était jamais moins seul que dans la solitude. Partout où ses promenades le conduisaient, jusque dans les lieux les plus retirés où le guidait sa situation d’esprit, il était sûr de voir quelque rôdeur s’attacher à ses pas. Les efforts qu’il fit pour se soustraire à cette persécution, et l’impatience qu’il en montrait, n’aboutirent qu’à lui faire donner par ses voisins le nom de misanthrope, et à augmenter de plus en plus le désir qu’ils avaient de faire connaissance avec lui.

Un seul individu était peu pressé de voir le Timon supposé de l’auberge de Meg, et c’était M. Mowbray de Saint-Ronan. Le laird s’était assuré, par l’intermédiaire de Jean Pirner, qui accompagnait ordinairement Tyrrel pour lui montrer les meilleurs endroits de la rivière et pour porter son sac, que l’opinion de sir Bingo, au sujet du saumon, était plus exacte que la sienne. Il voyait donc avec satisfaction que le caractère rétif de Tyrrel empêchait la décision de la gageure, et se sentait en même temps un éloignement prononcé pour cet étranger, qui l’avait exposé à une méprise désagréable en ne prenant pas un saumon pesant une livre de plus.

Quoique les apparences fussent contre lui et qu’il fût naturellement enclin à la solitude, Tyrrel ne pouvait être accusé d’impolitesse, n’ayant point reçu les lettres auxquelles on lui faisait un reproche de n’avoir pas répondu. Nelly Trotter, soit qu’elle n’osât pas se représenter devant Meg Dods sans lui rapporter son dessin, soit qu’elle eût tout oublié sous l’influence du whisky, s’était rendue directement chez elle. De là elle avait transmis les lettres par le premier galopin qu’elle avait vu se diriger vers le vieux bourg, de sorte qu’elles ne parvinrent qu’après un long délai entre les mains de Tyrrel. Il s’empressa de faire connaître à ses voisins des Eaux la cause du retard dont il semblait coupable ; et, en leur témoignant combien il en était contrarié, il leur fit connaître son intention de dîner avec la société le jour suivant, regrettant que d’autres circonstances, jointes à l’état de sa santé et à sa situation d’esprit, ne lui permissent pas d’avoir souvent cet honneur durant son séjour dans le pays. Un post-scriptum assurait à sir Bingo le gain de son pari contre Mowbray.

Au jour marqué, lorsque Toby annonça M. Tyrrel, le jeune homme qui entra dans l’appartement différait si peu des autres hommes qu’il y eut un moment de désappointement. Les dames en particulier commencèrent à douter que le composé de talent, de misanthropie, de folie et de sensibilité, dont elles s’étaient fait le tableau, eût rien de commun avec l’homme de bon ton qu’elles avaient devant elles. À mesure qu’il faisait le tour du cercle, en adressant son compliment à chacun, le bandeau semblait tomber des yeux de ceux à qui il parlait. Ses manières n’avaient rien d’exagéré, si ce n’était dans leurs préventions, et quels que fussent la fortune et le rang de M. Tyrrel, son ton, sans être affecté, était celui d’un homme de bonne compagnie.

Lady Pénélope, de vive voix, et plusieurs des demoiselles, par leurs regards, l’assurèrent qu’elles étaient instruites de ses talents comme poète et comme peintre. Il repoussa la première de ces qualifications, et assura que, loin de se livrer lui-même à l’art de la poésie, « il lisait avec répugnance tous les poètes, excepté ceux du premier rang ; encore… « il rougissait presque de le dire, « eût-il préféré voir quelques uns d’entre eux écrire en humble prose. — Vous n’avez plus qu’à nier vos talents comme artiste, dit lady Pénélope. Je vous assure que je mettrais mes jeunes amies sur leurs gardes : une telle dissimulation ne peut pas être sans intention. — Et moi, dit M. Winterblossom, je puis produire un témoignage authentique contre le coupable, le corpus delicti, » ajouta-t-il en déroulant le dessin qu’il avait escamoté à Nelly Trotter.

« Si vous êtes assez bon pour appeler de telles esquisses des dessins, dit Tyrrel, je dois m’avouer convaincu. J’avais coutume de les faire pour mon plaisir ; mais puisque mon hôtesse, mistress Dods, a récemment découvert que je gagnais ma vie à les faire, pourquoi le nierais-je ? »

Cet aveu, fait sans la moindre apparence de honte ou de retenue, fit sur la compagnie l’effet d’un coup de théâtre. La main tremblante du président glissa de nouveau le dessin dans son portefeuille, craignant peut-être qu’on ne le réclamât en forme, ou que l’artiste n’exigeât un dédommagement. Lady Pénélope fut déconcertée comme un cheval qui change le pas en galopant. Il lui fallait revenir du pied aisé et respectueux sur lequel il avait trouvé moyen de se mettre avec elle, jusqu’à un ton de protection de sa part et de dépendance de celle de Tyrrel ; et cela ne pouvait se faire en un moment. Sir Bingo était déjà en train de parier avec Mowbray que le nouveau venu n’était pas ne pour la profession qu’il exerçait ; mais la gageure portait qu’il devait le lui demander à lui-même avant dix minutes, et c’était ce qui embarrassait le baronnet, qui jugeait prudent d’apporter quelque précaution dans une telle ambassade. Saluant donc profondément et prenant un détour, il s’annonça à l’étranger comme sir Bingo Binks.

« Eu… monsieur… l’honneur… écrire, » furent les seuls sons que son gosier, ou plutôt sa cravate, sembla laisser échapper. Ensuite avec un tact instinctif que l’esprit de sa propre conservation paraissait inspirer à un cerveau qui n’était ni des plus subtils ni des plus délicats, il fit précéder sa question de quelques remarques générales sur la pêche et la chasse. Les connaissances que notre héros montra sur ces matières inspirèrent le plus grand respect à sir Bingo, et lui persuadèrent qu’il ne pouvait être ou n’avait pas toujours été l’artiste ambulant pour lequel il se donnait… ce qui, ajouté à la rapidité avec laquelle s’écoulaient les dix minutes, le porta à lui adresser ces paroles : « Je dis, monsieur Tyrrel… mais, vous avez été un des nôtres… je dis. — Si vous voulez dire un chasseur, sir Bingo… j’ai été, et je suis encore au nombre des plus déterminés, répliqua Tyrrel. — Vous n’avez donc pas fait toujours cette sorte de chose ? — Quelle sorte de chose entendez-vous, sir Bingo ? dit Tyrrel ; je n’ai pas le plaisir de vous comprendre. — Mais j’entends ces esquisses ; je vous en ferai une jolie commande si vous voulez me répondre ; je vous en assure sur mon honneur. — Est-ce qu’il vous importe particulièrement, monsieur, de connaître quelque chose de mes affaires ? — Non, certainement… non pas directement, » répondit sir Bingo avec quelque hésitation, car le ton sec des réponses de Tyrrel était loin de lui plaire autant qu’une rasade de sherry ; « seulement j’ai dit que vous étiez un gaillard qui connaît diablement de choses, et j’ai parié que vous n’aviez pas toujours exercé la profession d’artiste… voilà tout. — Un pari avec M. Mowbray, je suppose ? répliqua Tyrrel. — Oui, avec Jacques… vous avez deviné… J’espère que je l’ai refait ? »

Tyrrel fronça le sourcil, regarda d’abord M. Mowbray, ensuite le baronnet, puis adressa ces mots au dernier : « Sir Bingo Binks, vous mettez beaucoup d’élégance dans votre manière d’interroger, et vous avez de la pénétration dans le jugement… Vous avez parfaitement raison… je n’ai pas été élevé pour la profession d’artiste, et je ne l’exerçai pas anciennement, quelque chose que je fasse maintenant. J’ai répondu à votre question. — Et Jacques est enfoncé ! » s’écria le baronnet en se frappant la cuisse en triomphe.

« Un moment, sir Bingo, ajouta Tyrrel : un mot ! J’ai un grand respect pour les paris… c’est le droit d’un Anglais de parier sur tout ce qu’il lui plaît, et de poursuivre ses informations en franchissant les haies et les fossés comme dans une course au clocher ; mais vous ayant satisfait dans deux paris, je pense que c’est assez de condescendance pour les usages du pays : je vous prie donc, sir Bingo, de ne plus faire ni de moi, ni de ce qui me concerne, le sujet d’aucune autre gageure. »

« Je veux être damné si l’on m’y reprend ! » telle fut la résolution que prit intérieurement sir Bingo. Il murmura tout haut quelques excuses, et fut enchanté que le son de la cloche, annonçant l’heure du dîner, lui permît de s’échapper.