F. Alcan / Payot et Cie (p. 202-221).

CHAPITRE VIII

L’HÉRÉDITÉ


La propriété personnelle est inséparable de la liberté, dont elle forme un élément. Si je suis libre de faire, je suis maître de ce que j’ai fait. Ceux qui demandent l’abolition de la propriété privée sous prétexte qu’elle va permettre à quelques-uns d’en employer d’autres à leur service, s’inspirent du sage qui, pour éviter une ondée, allait se plonger dans le torrent. Par respect pour la liberté d’une partie, ils enlèvent à tout le monde jusqu’à la possibilité de jamais acquérir ce bien inestimable. Ou plutôt ils n’en ont jamais eu souci, de la liberté, ils ne comprennent pas que la liberté c’est l’homme lui-même, et que le monde est dépourvu de sens et de toute valeur quelconque, s’il n’a pour objet de former des hommes. Pour eux, ils se contenteraient de nourrir des animaux, et certainement ils réduiraient leur bétail à la portion congrue ; mais nous l’avons déjà dit trop souvent et ce n’est plus le moment de le démontrer. Il s’agit de droit.


I


J’ai droit à mon œuvre, je puis la consommer et la détruire, je puis la conserver, je puis l’échanger, je puis la donner. Mon droit va-t-il jusqu’à la transmettre à titre gratuit après en avoir joui toute ma vie, ou l’hérédité testamentaire n’est-elle qu’une faveur de l’État ?

Cette question est assez délicate. À première vue il paraît absurde qu’un mort reste maître de quoi que ce soit. Il est certain que la force publique est nécessaire pour assurer l’exécution des actes par lesquels il a disposé de ce qui était son bien pour le moment où il ne le serait plus, parce que lui-même ne serait plus. Il n’est pas moins évident que si les richesses ne s’héritaient pas, si nul ne possédait que ses gains personnels, les inégalités sociales et le pouvoir qu’elles confèrent aux uns sur les autres, seraient singulièrement atténués. En revanche, pour régler d’abord cette question d’utilité, il est naturel de penser qu’en ôtant aux particuliers la faculté de transmettre leurs biens, on arrêterait l’accroissement de la richesse publique, parce qu’on affaiblirait chez tous et qu’on supprimerait entièrement chez un bon nombre les motifs les plus puissants d’accepter les soucis et de surmonter la fatigue de la production. La richesse totale diminuerait donc par l’affaiblissement des motifs qui poussent à l’accroître. En outre, plus les conditions seraient égales, plus on s’approcherait de cette médiocrité propice au bonheur, plus les recettes tendraient à s’équilibrer partout avec les dépenses, sans qu’il fût possible à personne de faire une épargne sérieuse et de créer ainsi des capitaux neufs. Chacun voudrait jouir de ce qu’il gagne, et les gains eux-mêmes seraient fort réduits. Enfin le peu de biens laissés par les particuliers irait au trésor de l’État qui, lui, dépense toujours, emprunte souvent et n’épargne jamais ; de sorte qu’en abolissant le droit de tester on courrait grand risque d’avoir décrété la misère universelle.

Après tout cependant, on pourrait en courir la chance si le testament était réellement une faveur, comme on serait d’abord tenté de le croire. Mais en examinant la question d’un peu plus près, on voit que la faveur de la loi, s’il y a faveur, ne consiste que dans la forme, et que l’institution testamentaire est la régularisation pratique d’un droit naturel. Ce n’est pas la volonté d’un mort qu’on exécute, c’est la volonté d’un vivant qui avait droit de donner ce qu’il a légué. Il pouvait le donner purement et simplement ; il pouvait le donner et s’en réserver l’usufruit durant sa vie. Le legs n’est qu’une donation semblable, avec cette différence que l’acceptation du donataire est retardée jusqu’au moment d’entrer en jouissance. Il est inutile d’exposer ici les motifs de prudence et de convenance qui ont pu suggérer cette forme : chacun comprend combien il importe au propriétaire de garder le secret de ses volontés et de pouvoir les modifier jusqu’à la fin ; mais après tout, ces délais, ce secret sont des accessoires, la donation différée constitue l’acte essentiel, et si le législateur supprimait l’institution testamentaire au profit de la communauté, il se verrait contraint pour atteindre son but d’interdire aussi les donations entre vifs, de contrôler la jouissance, bref d’anéantir la propriété chez les vivants pour s’assurer la dépouille des morts. Le testament se trouve donc finalement inséparable de la propriété, laquelle est à son tour inséparable de la liberté, première condition de toute existence morale. Aussi réclamons-nous le testament comme un droit, vis-à-vis des convoitises du socialisme, convaincu d’ailleurs, soit par des raisons a priori péremptoires, soit surtout par l’analyse des cas particuliers et par l’expérience journalière, que les solutions de droit sont aussi les vraies solutions pratiques. Le summum jus, summa injuria ne vaut qu’à l’égard des législations arbitraires.


II


Le testament est-il soumis à des restrictions naturelles ? Que faut-il penser des réserves en faveur des enfants et des ascendants ?

— Ces restrictions, qui dans certains pays réduisent à rien le droit de tester, ne découlent pas du principe de la propriété privée et ne s’accordent pas avec lui. Pour les ascendants, il serait assurément scandaleux qu’un homme laissât mourir de faim sa mère pour enrichir des étrangers ; mais hors le cas d’indigence, où les lois accordent aux parents une action contre leurs enfants durant leur vie, il faudrait au moins prendre en considération l’origine des biens dont la succession se compose, à moins qu’on n’entende établir la loi de contrainte en gardienne de la morale, ce qui est, on ne saurait trop le répéter, l’infaillible moyen d’altérer la morale et de l’avilir.

Quant aux droits des enfants à la succession paternelle, pour les apprécier équitablement il faut de même avoir égard à la provenance des biens ; il sied aussi d’en considérer la nature. Pour ceux dont l’appropriation résulte exclusivement du fait de la loi, il faut accorder à la loi cette compétence d’en régler la transmission comme il lui plaît. Le souverain, qui a distribué le territoire à quelques familles, peut croire que la stabilité de ces familles garantit la sienne : pour l’assurer il déclarera leur domaine inaliénable, indivisible, il établira le droit d’aînesse, à défaut duquel la conservation d’une hiérarchie sociale serait impossible. Indépendamment de cet intérêt politique, la propriété de la terre s’attache naturellement à la famille plutôt qu’à l’individu. C’est le travail collectif de la famille qui en féconde les sillons. Le paysan n’a besoin que de lui seul pour se ruiner, mais pour s’enrichir, il lui faut le concours des siens. On comprend que la loi reconnaisse aux enfants des droits sur le champ dont ils ont accru la valeur et sur le produit des récoltes qu’ils en ont tirées. Dans une contrée agricole, dans un état social où la propriété foncière est l’élément principal de toutes les fortunes, il est naturel de l’envisager comme un patrimoine, de voir dans les enfants des copropriétaires, dans le chef de famille, un tuteur-gérant, dont la faculté de disposer pour cause de mort n’étant au fond qu’une indulgence, peut être restreinte à des bagatelles.

Mais si le législateur prenait au sérieux la propriété individuelle, s’il se souvenait de la définition qu’il en a donnée lorsqu’il arrive au chapitre de la succession, ce chapitre prendrait une figure assez différente. Les restrictions à la liberté du testateur qui pourraient y subsister en faveur de ses descendants se justifieraient comme une conséquence des obligations paternelles en général. Or, ce que le père et la mère doivent à leurs enfants dans les limites de leurs facultés, ce n’est pas de leur laisser un bien qu’ils ont toute liberté pour gaspiller et pour détruire, c’est de leur procurer une vie d’hommes, en les rendant capables de s’entretenir par leur travail. Ils ne leur doivent absolument rien au delà, sous la réserve pourtant que la carrière à laquelle ils les préparent soit en rapport avec les habitudes qu’ils leur ont fait prendre et le milieu dans lequel ils les ont placés. Mais que, riches ou pauvres, les parents travaillent pour faire souche d’oisifs, cela n’est pas juste, et cela n’est pas non plus conforme à l’intérêt social. Si, par l’effet d’une mort prématurée, les parents n’ont pas pu s’acquitter de leurs obligations naturelles envers quelques-uns de leurs enfants, c’est une dette qu’ils ont laissée et qui grève la succession. L’éducation générale et professionnelle doit être achevée, les enfants introduits dans leur carrière aux frais de la masse ; cette obligation reste la même que le paiement absorbe la totalité des biens laissés par le défunt ou qu’il n’en exige qu’une très faible partie. Cette obligation est sacrée, elle est la seule : au delà de cette limite, la réserve d’une part aliquote de l’héritage en faveur de chacun des enfants n’est qu’un compromis arbitraire entre le principe de la propriété collective de la famille et celui de la propriété individuelle, corollaire de la liberté individuelle.

Le droit de succession peut être réglé suivant trois idées : l’héritage revient de droit à la communauté, qui en dispose suivant ses convenances. — L’héritage appartient naturellement à la famille du défunt, — l’héritage était une propriété personnelle, dont le défunt pouvait disposer à son gré, sous déduction des charges qui pesaient sur elle. On peut appliquer chacun de ces principes avec conséquence ; on peut aussi les mélanger, tempérer les effets de l’un par des dispositifs empruntés aux autres, mais une pratique semblable ne saurait donner que l’arbitraire et le gâchis. Les législations qui frappent d’impôts les successions en ligne directe, celles qui établissent un droit de primogéniture, qui distinguent entre les sexes dans les partages ou qui réservent une légitime à chaque enfant, semblent partir également de l’idée que la succession appartient naturellement à l’État, puisqu’elles accordent à celui-ci la compétence d’en régler la distribution comme il lui convient — à moins toutefois que, plus généralement, elles ne reconnaissent aucun droit naturel du tout. Cette dernière opinion compte aujourd’hui de nombreux partisans ; il serait curieux de savoir si c’est l’opinion du législateur lui-même, curieux aussi de savoir d’où celui-ci tient le droit de légiférer s’il n’y a point de droit. Mais laissons une question que nous avons déjà rencontrée et où nous pourrions rester accrochés.

Le législateur règle donc le droit successoral comme il lui convient. Ce n’est point du tout le respect des nœuds du sang et des copropriétés naturelles qui a suggéré le dispositif du code français d’après lequel la succession d’un père est obligatoirement divisée en parts égales entre tous ses enfants légitimes, à l’exception d’une seule part disponible par testament ; c’est le désir de mettre l’instabilité dans les fortunes, de briser les grandes familles, de supprimer les grandes existences, avec leur clientèle et leur crédit, dont l’influence pourrait, sur un point quelconque du territoire, balancer l’influence du gouvernement. Les avantages d’une semblable combinaison ne pouvaient pas échapper au génie du despotisme. Mais ces partages incessamment répétés réduisent à rien les petites fortunes et rendent la culture des champs impossible. Mais au dessein du législateur de faire régner l’instabilité dans la condition des familles, s’oppose l’instinct de la race, qui aspire à se maintenir. C’est ainsi que l’égalité forcée dans les partages conduit à la dépopulation par la diminution des naissances. Si nous ne pouvons pas faire un héritier, nous n’aurons qu’un enfant, deux au plus, et nous aurons soin qu’ils ne se marient pas sans trouver dans leur conjoint une fortune égale à la leur ; ainsi nos enfants seront aussi bien partagés que nous. On peut se demander si l’auteur du code civil, dont l’appétit pour la chair humaine était si vif, prévoyait cette conséquence de son système. Ce qui est certain c’est qu’elle frappe aujourd’hui tous les esprits qui réfléchissent. Cette cause n’est pas la seule qui tende à restreindre le nombre des enfants dans les familles ; le désir de bien être et de sécurité pour les siens en général et pour soi-même, l’illusion des gens surmenés qui leur fait prendre l’oisiveté pour le repos et le repos pour le bonheur y conspirent assurément. Mais lorsqu’on compare le mouvement progressif de la population française avec celui d’autres pays, lorsqu’on en observe le ralentissement continu depuis la promulgation du code, lorsqu’on a constaté que le total n’augmente plus aujourd’hui que par le contingent des départements les plus pauvres et l’appoint considérable des enfants illégitimes, tandis que le chiffre des morts l’emporte déjà sur celui des naissances dans les provinces les plus fortunées, on ne peut plus douter que ce régime des successions ne soit une cause d’affaiblissement pour un pays dont le monde a besoin, et proprement un lent suicide.

Ce n’est pas seulement la natalité qu’il paralyse, c’est l’initiative et l’énergie des populations. Dans les pays où l’on fait des héritiers, les cadets ne sont pas livrés à l’abandon, ils reçoivent ce qu’on leur doit, on leur apprend de bonne heure qu’ils auront à se faire eux-mêmes leur place dans la société et on les arme pour cette lutte. Ils veulent devenir à leur tour chefs de famille ; ils y parviennent par le travail, dans le pays même, dans ses colonies ou à l’étranger, et par ce travail leur patrie grandit, s’enrichit et se fortifie. Si la loi leur eût garanti de quoi vivre sans rien faire, ils n’auraient probablement rien fait, et leur existence eût été sans profit pour la communauté.

Ce que nous répétons là traîne partout, mais les préjugés à renverser tiennent au sol par de si profondes racines qu’il y faudra revenir bien souvent encore avant d’obtenir quelque changement sérieux dans un régime en faveur duquel plaide un semblant d’équité. Assurément le devoir d’un père est d’aimer également tous ses enfants, assurément il est naturel et convenable pour mille raisons qu’il fasse entr’eux les parts égales ; il est aussi, malheureusement, très naturel au législateur d’imposer l’accomplissement des obligations morales, quitte à les dénaturer infailliblement par cette contrainte. Sans nous flatter de convertir personne, ce qu’il nous importe d’établir ici, c’est que si l’assignation légale à chaque enfant d’une part déterminée de la succession paternelle s’entendrait à la rigueur au point de vue de la propriété familiale, où le testament n’est qu’une inconséquence, bien qu’elle ait pour effet la dispersion des héritages et des familles ; si cette assignation se justifie en principe dans le système qui fait de l’État l’héritier légitime universel, et n’y peut être combattue que par des raisons d’intérêt public ; en revanche elle est inconciliable avec l’opinion qui voit dans la liberté l’attribut essentiel de la personne humaine, qui, sur l’aptitude à la liberté fonde le droit à la liberté, qui trouve dans la propriété privée l’effet ensemble et la condition d’une liberté réelle, bref un droit naturel que l’État protège et ne crée point. Dire que tout ce que je possède est bien à moi, tout en m’empêchant d’en disposer comme il me plaît, c’est tout simplement se contredire. Que le père doive un amour égal à ses enfants, cela ne concerne point la loi. Ici, comme partout, la loi s’égare lorsqu’elle aspire à sanctionner les préceptes de la morale ; comme partout, nous voyons ici l’intérêt public garanti par l’observation de la stricte justice. La famille ne doit pas de fortune à l’enfant, elle lui doit, dans la mesure du possible, les moyens de se créer une position par son travail : la loi qui lui assure, dans la fortune de ses parents, une part déterminée à laquelle il n’a pas droit, a pour effet l’indolence, la routine et la dépopulation ; la loi qui n’assure à l’enfant que l’éducation, à laquelle il a droit, procure au pays un accroissement constant de richesse et d’énergie.


III


Restent les biens des morts qui n’ont pas testé. Le principe de la propriété privée demande qu’on en dispose conformément à la volonté présumante du défunt, et dans ce cas la dévolution de la succession aux descendants sur un pied d’égalité paraît bien la disposition la plus équitable. S’il ne fallait pas tenir compte des morts subites et des cas nombreux où le défunt a différé d’exécuter les dispositions qu’il voulait prendre, on pourrait dire qu’une fois la liberté de tester pratiquement reconnue, les dispositions adoptées relativement à la distribution des successions ab-intestat deviennent en quelque mesure indifférentes, dans ce sens que tous ceux qui les désapprouvent sont libres de s’en affranchir. Sans aller jusque-là, notre objet n’exige pas de nous l’examen de ces dispositions, qui varient beaucoup d’un pays à l’autre.

En somme, nous croyons avoir établi que la faculté de transmettre librement ses biens est inséparable de la propriété privée, sans laquelle il n’est pas possible à l’homme de réaliser sa liberté naturelle ; de sorte que le testament doit être considéré comme un droit naturel et que les dispositions contraires ne sont pas justes.