F. Alcan / Payot et Cie (p. 156-201).

CHAPITRE VII

LA PROPRIÉTÉ


Jusqu’ici nous avons eu pour objet l’homme en lui-même et dans ses rapports nécessaires avec ses semblables : considérons maintenant ses rapports nécessaires avec les choses, pour définir les droits qui en résultent.

D’une manière générale, l’appropriation des choses est légitimée par la différence naturelle entre les choses et les personnes. La personne est un but, ce qui n’est que chose n’a de valeur qu’à titre de moyen. Le droit de l’humanité est fondé sur ses besoins, mais ni les besoins d’un homme ni ceux de plusieurs ne sauraient les autoriser à se servir de leurs pareils comme d’instruments ; de toutes les propriétés, l’esclave serait la plus précieuse, et néanmoins, quelque nom qu’on lui donne, de quelque prétexte qu’il s’affuble, l’esclavage est contraire au droit. Ainsi la propriété se trouve limitée quant à son objet : l’homme n’a pas le droit de s’approprier son semblable, quelqu’avantage qu’il pût trouver à le faire.

Quant aux choses, la question de leur propriété collective n’est pas de nature à nous arrêter ; ce qui soulève encore des contestations et ce qu’on entend généralement sous le nom de propriété, c’est l’appropriation d’un objet par un homme en particulier, à l’exclusion perpétuelle de tous les autres. Indiquer la raison de cette pratique, c’est en tracer la juste limite.


I


Pour comprendre la propriété, remontons au commencement, c’est-à-dire à la conscience. De quelque manière que se soit formée la conscience ou qu’elle ait fait son apparition, la conscience existe, elle parle avec autorité chez tous ceux auxquels nous pouvons accorder le nom d’hommes, et nulle autorité ne saurait s’égaler à la sienne, puisque c’est elle, en dernier ressort, qui apprécie les titres de toutes les autorités. Il n’est pas croyable que l’emploi normal de la conscience soit d’abdiquer et de s’anéantir. La personne est donc naturellement sans maître étranger, puisqu’elle trouve en son for intérieur un maître auquel il lui sied d’obéir. L’homme est naturellement libre, maître de son corps et de son activité. Nul n’a de titre pour lui commander, nul ne saurait légitimement disposer de son existence, il a le droit de vivre et comme pour vivre il faut travailler, il a le droit au produit de son travail. Au berceau de la propriété privée comme au berceau de l’État qui la consacre et la rend possible, nous trouvons donc ces deux grands antagonistes dont le concours fait toute la vie : la nécessité et la liberté.

La nécessité ne suffit pas à justifier la propriété, sauf celle des objets de consommation immédiate. En vertu de mon droit naturel à l’existence, je puis faire provision des aliments que m’offre la nature. Le même droit me garantit l’usage des vêtements qui me couvrent, du toit qui m’abrite, de l’outil que je manie et de la moisson qui blanchit sur les sillons tracés par mon soc. Mais le titre fondé sur la nécessité ne vaut que dans les limites où la nécessité se fait sentir ; il ne justifierait pas la possession exclusive des objets dont je ne fais qu’un usage intermittent, il ne m’autoriserait pas à fermer ma porte si mon logis était assez grand pour plusieurs, moins encore à empêcher le voisin d’utiliser à son tour le morceau de terre où j’ai récolté. Si l’on essayait de justifier ces extensions par la prévoyance des besoins futurs, comme les mêmes objets peuvent servir à plusieurs, on n’aboutirait qu’à des conflits sans issue.

Il n’y aurait pas de propriété s’il n’y avait pas de besoins, mais le besoin seul, la nécessité seule ne sauraient fonder la propriété légitime. Elle apparaît distincte, en revanche, elle rayonne à tous les yeux, lorsqu’elle se présente comme une suite logique de la liberté : Je suis maître de mon corps, je suis maître de mes mouvements, j’ai le droit de travailler, et par une irrécusable conséquence le produit de mon travail m’appartient. L’homme, il est vrai, ne saurait créer, nous agissons toujours sur quelque matériel fourni par la nature, et pour le savant, qui se pique d’aller au fond des choses, toute notre œuvre se termine à des déplacements ; mais en séparant, en rapprochant, en façonnant, en transformant ainsi les éléments bruts, nous les accommodons à nos besoins et à ceux de nos semblables, nous leur imprimons le cachet d’utilité qui fait leur valeur et qui les rend dignes d’être appropriés. Les corps qui n’appartenaient exclusivement à personne, qui étaient à l’usage du premier venu et auxquels j’ai donné par mon travail sinon toute leur valeur, au moins leur valeur principale, en tous cas une valeur additionnelle, deviennent ma propriété, dans ce sens que j’ai non-seulement le droit d’en user et de les consommer par cet usage, mais celui de les conserver et de les transmettre. Liberté, propriété sont des termes inséparables ; c’est la liberté qui rend la propriété concevable, possible, raisonnable, réciproquement c’est la propriété qui fait passer la liberté dans les faits, la liberté se réalise dans la propriété et ne saurait se réaliser autrement. Car il faut travailler pour vivre, et sans outil, sans matière utilisable, je devrai m’employer au service d’autrui, dans les conditions qu’il lui plaira de me faire. La liberté qui reste après cela n’est qu’un vain mot.


II


Voulant arracher la classe ouvrière à ce régime qui lui déplaît, les collectivistes n’ont rien su trouver de mieux que de l’étendre à toutes les classes. Ils permettent que le travailleur reçoive un salaire équitable en objets de consommation, tels qu’aliments, habits, combustibles, divertissements, mais ils ne l’autorisent pas à travailler pour son propre compte, non plus qu’à changer sa paie en outil. Les appareils qu’emploie aujourd’hui l’industrie ne peuvent être manœuvrés que par des groupes, et par des groupes assez nombreux. Si ces machines et ces assemblages de machines, ces usines, ces fabriques deviennent ou demeurent propriété privée, il y aura forcément, semble-t-il, des ouvriers réduits à travailler pour le compte de patrons, ce que les collectivistes ne sauraient admettre ; tandis que si l’État acquiert ou confisque tous les établissements industriels et se décerne le monopole de leur possession, chacun sera serviteur de l’État et recevra de lui sa nourriture, ce qui leur convient parfaitement.

Ce n’est pas le lieu d’examiner jusqu’à quel point une semblable combinaison pourrait se plier aux besoins d’une population croissante et soutenir la concurrence sur les marchés extérieurs. Ces points, que les socialistes ont grand soin de ne pas approfondir, fussent-ils pleinement éclaircis, et résolus dans le sens de l’affirmative, la transition pût-elle même être opérée à l’amiable et sans spoliation, il n’en subsisterait pas moins contre un tel régime une invincible objection de droit. Maître de moi-même, j’ai droit au produit de mon activité, j’ai le droit d’utiliser mon travail de la journée à faciliter celui du lendemain, nul n’a compétence pour m’interdire de fabriquer un outil à mon propre usage, même si les forces d’un seul homme ne suffisaient pas à le mettre en œuvre et que sa possession me permît et me contraignît d’embaucher des compagnons pour l’utiliser aux conditions qu’il leur conviendrait d’accepter, — sous cette réserve toutefois que ceux qui entreraient à mon service le feraient librement, ou que du moins ils seraient seuls responsables des nécessités qui pourraient les y contraindre.

Aujourd’hui tous sont nominalement libres, quelques-uns, en minorité peut-être, sont libres de fait ; légalement ils peuvent tous le devenir. L’idéal des institutions économiques ne serait-il pas de rendre cette possibilité véritable, tellement que l’accès à la propriété s’ouvrant à chacun, les incapables et les paresseux en restent seuls exclus ? Le socialisme, dans un intérêt d’égalité, préfère supprimer la liberté pour tout le monde, sans bien savoir si cette universelle servitude sera l’égalité dans le médiocre ou l’égalité dans la misère. Nous n’acceptons point un tel sacrifice ; la liberté est essentielle, l’égalité n’est qu’un rapport, la liberté c’est ma propre nature, l’égalité n’est pas naturelle, elle n’est pas juste, car ce qui est juste, c’est que chacun soit l’artisan de son propre sort, la liberté, c’est le droit lui-même. Fût-il économiquement viable, ce qu’on est bien loin d’accorder, le collectivisme est réprouvé par le droit ; il faut le combattre sans merci.

Cependant nous lutterions avec désavantage si nous méconnaissions la vérité dont il procède et qu’il défigure. Nous sommes solidaires les uns des autres, nous procédons, nous dépendons les uns des autres physiquement, économiquement et moralement ; nous nous devons les uns aux autres. Au fond toute propriété est à la fois individuelle et collective. Par le commerce et par l’industrie, l’élément collectif se réalise économiquement, c’est-à-dire naturellement, fatalement, nous ne pouvons utiliser nos biens qu’avec le concours d’autres personnes, et de manière ou d’autre nous devrons partager avec elles pour obtenir leur concours. L’élément collectif de la propriété se réalise juridiquement par la contrainte, sous la forme d’impositions. Il se manifeste enfin moralement par la libéralité sous toutes ses formes. Cette affirmation morale de la possession solidaire, le collectivisme la supprime, en appauvrissant, pour ne pas dire en mutilant ainsi l’humanité. Que la libéralité reste insuffisante dans la mesure et dans la forme où nous la voyons pratiquer, on l’accordera ; qu’elle doive disparaître dans l’ordre vrai, ceux-là seuls peuvent l’avancer qui sont restés étrangers à la conception morale de notre existence. Tarir les sources permanentes du paupérisme est le but supérieur d’une libéralité bien comprise ; mais prétendre assurer le bien-être de tous par la contrainte serait un but condamnable, même s’il pouvait être atteint, car un tel succès condamnerait à l’atrophie ce qui reste de meilleur en nous.

Le collectivisme dans la production matérielle est le juste pendant, l’aboutissement logique de l’État providence, de l’Église infaillible, du compelle intrare de Rome et d’ailleurs, de tous les systèmes qui pensent asseoir l’ordre autrement que sur la liberté ; c’est l’expression économique d’une idée étroite qui a dégradé la vie intellectuelle, morale et religieuse, et qu’on n’aurait pas essayé d’appliquer au domaine économique si elle n’avait pas atteint préalablement la conscience : l’idée que la fin sanctifie les moyens, plus précisément que le résultat extérieur, matériel est la principale affaire, et les mobiles de l’action, la condition morale des agents un objet accessoire, pour ne pas dire indifférent. Le contraire est la vérité : la valeur intrinsèque des individus est ce qui importe avant tout. Les hommes sont solidaires, le genre humain tend à l’unité ; mais l’unité de l’être moral ne peut être obtenue que par la liberté des éléments qui le constituent. Le collectivisme, lui aussi, fait sans doute à sa manière la part de la personne et la part de la communauté. Il ne fait pas absolument fi des dispositions intérieures, mais il suppose arbitrairement qu’un changement d’organisation suffira pour les réformer ; il nous paraît bien plus probable que l’égoïsme persistant rendrait l’organisation collective impossible ou désastreuse, tandis que la guérison des volontés produirait d’elle-même la santé du corps social. Le collectivisme attribue à l’autorité publique les instruments de la production, qu’elle ordonne par contrainte. Le travail est imposé, la jouissance est indépendante. Chacun disposera comme il l’entendra de sa part des biens consommables et de ses loisirs. L’idéal véritable est précisément l’inverse de cet idéal. Que chacun peine pour soi, acquière pour soi, que par conséquent chacun se fasse un outil, et qu’il en dispose, pour mettre en commun ses biens et ses joies. Ainsi l’individu reste libre, reste lui-même et donne en se donnant une chose d’un prix réel. Si cet idéal est aujourd’hui très imparfaitement réalisé, travaillons à nous en rapprocher, mais ne lui tournons pas le dos. Il est vrai que l’extrême division du travail et le concours d’un grand nombre d’ouvriers nécessaire à la production des marchandises complique singulièrement la situation. Il est difficile d’assurer à l’individu, sous la forme d’une place à l’atelier et d’une part dans l’entreprise, cet élément de propriété, cette faculté d’un travail utile sans laquelle sa liberté et sa personnalité tendent à s’évanouir ; mais si peu nombreuses qu’elles soient encore, il y a des preuves de fait que le problème n’est pas insoluble. Les difficultés qu’il présente, nous ne les voulons point diminuer, bien que de divers côtés on les exagère : si grandes qu’elles puissent être, elles ne donnent pas une raison pour déplacer la question et se détourner du but véritable. Il faut que l’individu reste l’artisan de sa destinée ; c’est pour l’humanité la question d’être ou de n’être pas. Vouloir réaliser l’unité de l’être moral par la contrainte est la contradiction des contradictions, puisque l’être unifié de la sorte ne serait plus un être moral. C’est dans les efforts tentés pour y réussir dans l’atelier, dans l’État, dans l’Église qu’il faut chercher la raison profonde des misères du temps présent.


III


L’unité du collectivisme ne serait donc plus l’unité de l’humanité. La propriété privée tient à la liberté personnelle par une double solidarité. Conséquence directe de la liberté, elle forme, nous l’avons dit, la garantie indispensable de sa durée et de son développement, si bien qu’on ne saurait s’en prendre à la propriété sans attaquer la liberté même. Cependant il ne faut pas oublier que l’appropriation individuelle a pour fondement la subordination du monde physique à l’être raisonnable en général. Si je possède un droit exclusif sur les produits de mon travail, en d’autres termes sur la valeur communiquée par mon travail à certains objets naturels, c’est en vertu du droit primitif sur tous les objets naturels que je partage avec mes semblables. De là suit une conséquence fort importante, c’est que je ne saurais devenir propriétaire à titre légitime que des valeurs par moi créées ou que je tiens de ceux qui les ont créées. Mais ce qui appartient à tout le monde, ce qui n’est l’ouvrage de personne, ce dont la valeur ne tient au travail de personne, cela ne saurait être approprié légitimement par un simple acte de volonté.

S’il est un bien dont la quantité soit invariablement limitée et dont l’usage soit indispensable à chacun, il est d’ailleurs manifeste que l’appropriation de ce bien par quelques-uns mettra tous les autres dans leur dépendance absolue. Nous ne connaissons qu’un bien naturel placé dans ces conditions, mais l’importance en est si grande qu’il semblait constituer toute la richesse dans un état social dont nous ne faisons que sortir : c’est le sol habitable et cultivable. La division de la terre en héritages n’est donc pas de droit naturel, mais uniquement de droit positif. Elle peut se justifier dans l’état social par la volonté du souverain. Si la collectivité prononce expressément ou par le simple fait de sa tolérance qu’une telle distribution de son domaine est avantageuse, elle a certainement le droit de le faire. Peut-être a-t-elle raison d’agir ainsi, car son premier soin doit être que la moisson suffise pour toutes les bouches, et le morcellement du territoire en propriétés permanentes a pu sembler, comme il peut sembler encore à plusieurs aujourd’hui, le moyen d’assurer la production la plus abondante possible en infligeant la moindre souffrance possible au cultivateur. Aussi sommes-nous loin de ne voir qu’injustice dans la propriété territoriale et d’en demander la suppression : ce que nous affirmons, c’est qu’on ne saurait invoquer en sa faveur aucun fondement juridique, sauf la volonté du législateur, et que le législateur lui-même n’a pu raisonnablement l’établir, la sanctionner ou la reconnaître qu’à titre d’expédient, dans un but d’utilité générale.

Ce que nous déduisons ici des principes se trouve amplement confirmé par les faits. Sans remonter aux sociétés primitives, ni même à l’antiquité classique, il suffit de constater qu’à l’origine des peuples de notre Occident la propriété du sol se confondait avec le pouvoir politique et que les domaines privés trouvent partout leur origine dans des délégations du souverain. Le sol est la richesse primitive dont le prince conférait la jouissance temporaire ou perpétuelle en paiement de tous les offices. Cette provenance est nettement accusée dans la langue anglaise, où la locution fief simple de la reine sert à désigner la propriété la plus exclusive et la plus absolue. Aussi bien le prince conserve-t-il, sous le nom de domaine éminent, le souvenir de cet ordre primitif des choses. Moyennant une indemnité convenable, il se réserve partout le droit d’exproprier les particuliers à sa convenance, bien qu’au mépris de toute l’histoire, un individualisme systématique ait essayé ici et là de mettre ce droit en question. En outre, le prince n’a pas tout cédé, il a généralement conservé les chemins. Il appartenait à nos législations libérales de punir pour avoir couché dans la rue ceux qui ne peuvent être nulle part chez eux ailleurs.

Si la propriété du sol à titre héréditaire s’établissait, dans la paix, par le jeu libre des activités privées, elle aurait l’inconvénient d’aggraver et de consolider les inégalités économiques en les faisant survivre aux raisons qui les justifient. Cependant on pourrait laisser à la concurrence le soin de s’accommoder aux effets de la concurrence ; mais en réalité cette appropriation est l’œuvre des pouvoirs publics. Soit qu’il ait librement disposé du sol ou qu’il s’en soit laissé dépouiller par faiblesse, la responsabilité de l’État s’y trouve engagée.


IV


L’appropriation permanente du sol n’est pas en elle-même une injustice, mais un fait d’où résulte une obligation ; l’État qui la consacre doit indemniser ceux que cet arrangement prive de leur droit de gîte et de toute part à l’instrument de travail universel. Telle est la source profonde et dès longtemps signalée des réclamations que le socialisme élève au nom de l’équité. L’égalité qu’il poursuit n’est qu’un but trompeur, une chimère de l’envie, car l’égalité ne saurait être acquise et maintenue qu’en faisant constamment violence à la nature, et si, par impossible, on réussissait à l’établir, elle paralyserait le développement de l’âme humaine et mettrait un terme à tous les progrès. Supprimer les pauvres, c’est établir partout la corvée et c’est tuer l’esprit d’invention, l’initiative et l’énergie aussi bien que la charité. Supprimer les riches, c’est empêcher que rien de nouveau ne se fasse hors par l’expresse volonté du gouvernement. L’inégalité c’est la vie, l’uniformité c’est la stagnation, qui bientôt engendre la pourriture. Les rêves égalitaires sont bas et malsains. Ce que demandent le cœur et la raison, ce n’est pas qu’un homme ne puisse pas en faire mouvoir beaucoup d’autres, c’est que nul ne soit contraint d’accepter sans examen les conditions du premier ; ce n’est pas qu’il n’y ait plus de riches, mais c’est que la pauvreté même ne soit plus l’insécurité, le dénuement et la dépendance absolue.

L’inégalité que produit la nature est une inégalité mobile. L’appropriation de la terre a pour effet de la fixer, et de l’exagérer en la fixant. Elle investit certaines familles d’un droit à l’oisiveté dont les mœurs ont fait longtemps une obligation, d’où l’alternative de gouverner ou de tomber, dès qu’on ne règne plus, dans les désordres honteux et les frivolités puériles. En revanche cette fixité relative des fortunes fait de l’indigence une condition héréditaire, dont l’effort le plus persévérant n’affranchit qu’un très petit nombre d’individus favorisés par un concours exceptionnel de talents et de circonstances.

La valeur des biens-fonds provient en grande partie du travail dépensé pour les mettre en culture. Inséparable désormais de la valeur primitive du sol, le fruit de ce travail constitue néanmoins une propriété personnelle et transmissible, en conséquence de la liberté personnelle. Puis, une fois dans le commerce, la terre s’échange de bonne foi, sous la protection des lois, contre les produits du travail, pour la totalité de sa valeur. La solidité exceptionnelle d’un tel placement et les perspectives d’une mieux-value assurée par l’accroissement normal de la population sont des éléments du prix qu’on en donne. À ne considérer que les rapports qui se sont noués entre les particuliers sous l’autorité des lois, toute la valeur du champ, de la forêt vierge, représente l’épargne de l’acquéreur, son travail, sa liberté, sa personne.

La justice est donc loin d’autoriser la confiscation des domaines par l’expropriation matérielle ou par l’élévation de l’impôt foncier au niveau de la rente même. Économiquement avantageux en certains cas, nuisible peut-être ailleurs, le retour de la terre à la nation ne saurait être effectué selon la justice que moyennant une indemnité complète. L’opération n’est donc possible qu’exceptionnellement, dans les pays où la fortune mobilière, cette création de la veille, surpasse déjà de beaucoup la valeur du sol. Ailleurs le paiement des indemnités promises n’aurait d’autre gage que le succès problématique des opérations agricoles entreprises par l’État ; il n’y aurait de sécurité pour personne. Dans nombre de nos vieilles sociétés, la nationalisation du territoire n’est probablement qu’une utopie ; mais les pays neufs et ceux où le domaine public possède encore une certaine importance économique feraient bien de songer pendant qu’il est temps aux conséquences inévitables de l’appropriation individuelle. C’est l’établissement à court délai d’une classe qui absorbera le profit clair de tout le travail social, sans rien donner en échange que par libéralité pure ou sous la pression de l’impôt — puis d’une autre classe incapable d’arriver à la propriété par son seul effort, et dépendant absolument pour son entretien journalier de la classe des propriétaires.

Ce résultat n’est pas seulement regrettable, il faut empêcher qu’il ne se produise et le corriger lorsqu’il s’est déjà produit. C’est assurément une erreur grave d’imaginer que la loi doive assurer le bien-être de tous. Elle n’en sera jamais capable, et dans la supposition qu’elle en fût capable, le bien-être conféré par elle serait un bien-être payé trop cher, puisque le prix en serait la suppression de notre libre mouvement, la suppression de la vie morale, c’est-à-dire de tout ce qui a quelque valeur réelle en ce monde. Non, la loi n’a pas charge du bien-être universel, mais elle est responsable de son propre ouvrage. Si le prolétariat est le corrélatif de la propriété foncière, la loi est responsable du prolétariat, car, encore un coup, la propriété quiritaire n’est pas de droit naturel. Un homme possède un droit exclusif sur le terrain qu’il occupe et qu’il cultive, aussi longtemps qu’il l’occupe et qu’il le cultive, parce que, ayant naturellement le droit d’exister, il a le droit naturel d’être quelque part ; mais ce droit ne s’étend pas au delà de l’occupation effective et ne pourrait aller plus loin sans heurter un droit semblable chez autrui. L’appropriation exclusive de la terre indépendamment de la société politique ne se justifie donc pas plus devant la raison qu’elle ne se rencontre dans l’histoire et qu’elle n’aurait pu s’établir en fait.

L’affranchissement des serfs de la glèbe a été un bienfait pour ceux qu’il a laissés propriétaires du morceau fécondé par leurs sueurs, une calamité pour ceux dont il a fait des tenanciers à titre précaire. Nous le répétons, dans l’espoir d’être compris : l’appropriation de la terre à titre perpétuel a pu se présenter comme la manière d’en obtenir le plus de produits possible et se recommander à ce titre aux économistes ; elle serait parfaitement légitimée s’il était établi qu’avec un certain état social, avec un certain chiffre de population, elle est indispensable pour obtenir la quantité de produits dont on a besoin. Mais, quoique la propriété collective du sol ait souvent donné de minces résultats et qu’on tende à l’abandonner dans les pays qui l’ont encore, ces démonstrations seraient difficiles, car partout où l’exploitation en est rationnelle, la grande propriété laisse un produit net très supérieur au produit net de la propriété plus divisée, et l’on ne voit pas pourquoi l’administration n’en réussirait pas aussi bien aux délégués du Trésor qu’aux intendants des grands seigneurs terriens. Sans doute pour le bien-être général le produit net est moins important que le brut ; la terre ne donne rien qu’au travail, et nul ne contestera que la propriété ne soit pour le travail un stimulant d’une valeur incomparable. La propriété mobilière est en quelque sorte une invention récente, dont le fonctionnement n’est pas encore bien familier aux campagnards de certains pays, mais peu à peu tous y arrivent. Ceux qui n’ayant pas l’occasion d’arrondir leur champ, ont affecté leur épargne à l’acquisition de titres de rente, ne laissent pas de trouver aussi quelque charme à ces biens dont ils ne palpent que les symboles, et ils finissent par s’apercevoir, lorsque le prix des récoltes n’est pas trop déprimé par la concurrence étrangère, qu’avec un bail équitable, il est plus facile de s’enrichir comme fermier qu’en faisant valoir son propre domaine, presqu’infailliblement grevé de dettes. On dira que le profit du fermier est souvent acquis aux dépens du fonds lui-même, et cette objection fera chercher quelque moyen de concilier les intérêts.

En attendant que ce moyen soit découvert, ce qui ne paraît pas chose impossible, il reste que le sol est presque entièrement approprié dans notre Europe, tandis que l’Amérique marche à grands pas et sans grand scrupule vers la même situation.

Nous ne savons s’il y aurait moyen, avec une population serrée, d’organiser l’exploitation du territoire de manière à trouver de l’ouvrage pour tous les bras. Nous ne voulons donc, encore un coup, ni réclamer, ni recommander d’une manière générale un retour des terres à l’État, qui pourrait améliorer la condition du peuple en certains pays et l’empirer dans quelques autres. Le mouvement de la pensée qui se produit dans ce sens n’est point d’ailleurs assez général pour autoriser de semblables revendications. Mais avec l’autorité de l’histoire et de l’évidence rationnelle, il faut reconnaître en premier lieu :

Que le rapport de l’homme avec le produit de son travail personnel constitue un droit de propriété naturel et imprescriptible ; tandis que l’appropriation permanente du sol repose exclusivement sur l’autorité de lois positives dont l’intérêt général fait toute la légitimité, et qui, par conséquent, doivent être modifiées dès qu’elles ne s’accordent plus avec lui, car on pousserait la contradiction au delà de toute limite en invoquant contre l’intérêt général la règle artificielle de la prescription, qui déroge évidemment à la justice, sans autre excuse que l’intérêt général lui-même. On ne prescrit pas contre l’humanité.

Fondés sur la même évidence, il faut reconnaître en second lieu qu’en autorisant l’appropriation de la terre, la loi crée entre les hommes une inégalité artificielle que l’utilité publique la mieux établie ne saurait justifier, à moins qu’une équitable compensation ne soit offerte aux classes dépouillées.

Tel est le fondement unique et suffisant de ce qu’on a nommé droit au travail, et qu’il vaudrait mieux appeler droit à l’outil.

C’est une compensation due aux déshérités, car il y a réellement des déshérités. Pour décliner cette obligation il ne suffirait pas d’alléguer que la terre est à vendre, d’abord parce que ce n’est pas toujours le cas, puis et surtout parce que, sauf des exceptions insignifiantes, l’état social dont la propriété foncière est la clef de voûte a mis des classes entières dans l’impossibilité d’en acquérir jamais leur part. Il ne suffirait pas non plus de dire que la culture du sol en commun ne donnerait pas du travail et du pain à tout le monde, car avant l’expérience on ne sait pas quels résultats il sera possible d’obtenir, et c’est affaire à la civilisation de s’organiser le mieux possible sur la base de la justice et de la liberté. Le droit subsiste donc, mais ce n’est pas un droit à l’assistance des indigents dont l’infortune est méritée, ce n’est pas une obligation faite à la société d’occuper ceux qui avaient un travail et qui l’ont quitté, c’est l’obligation de procurer à tout enfant pauvre une instruction, un apprentissage, et sous une forme quelconque un moyen de vivre indépendant par son travail. En civilisation, le droit à la vie prend la forme d’un droit à l’outil, que nous ne réclamons point en vertu d’une solidarité naturelle, mais à titre de restitution, comme le paiement d’une dette que la société politique a contractée par une succession d’actes positifs.

Nous ne demandons à la loi que la justice, qui est déjà fort chère, car sous la contrainte légale tout ce qui dépasse la stricte justice est malfaisant. C’est donc au nom de la justice que nous réclamons un dédommagement en faveur de ceux que l’appropriation de la terre prive de toute part au commun héritage et de tout instrument de travail. Il s’agit pour l’État d’une dette positive résultant de ses actes antérieurs, et dont la difficulté d’établir le chiffre ne rend pas l’obligation moins impérieuse.

Quant aux moyens d’acquitter cette dette, ils varieront suivant les besoins et les ressources. Nous les chercherions en premier lieu dans la gratuité d’une instruction professionnelle qui mette l’enfant pauvre en état de gagner sa vie, sans juger toutefois sa créance éteinte avec le terme de son apprentissage. Il faudrait encore lui trouver place quelque part, lui mettre le pied dans l’étrier pour ainsi dire, après quoi le reste serait son affaire. On n’y saurait trop insister : ce droit des arrivants à des compensations équitables pour le tort que l’expropriation du sol leur fait éprouver donne un fondement juridique aux réclamations groupées sous le nom de question sociale. Le problème est d’en concilier la reconnaissance effective avec le respect des autres droits bien acquis. La solution pratique ne s’en trouvera pas, selon toute apparence, dans une seule et même opération, mais dans des combinaisons variées. Aujourd’hui nous retrouvons cette question dans toutes les relations économiques et politiques.

Il n’est pas facile de revenir sur le passé, et souvent on aime mieux nier une dette que de se déclarer insolvable. Possible après tout que la société soit insolvable, qu’elle n’ait aucun moyen de doter l’enfance sans attaquer la propriété légitime et sans désorganiser la production. Dans ce cas, il faudrait bien se résigner, laissant le soin de réparer l’injustice à la solidarité des travailleurs, qui chaque jour dictent plus librement les conditions de leur concours. Mais nous ne saurions désespérer. Le moyen de faire droit aux réclamations légitimes sans supprimer la liberté du travail et sans nationaliser la production finirait bien, pensons-nous, par se trouver une fois que la justesse du point de vue dont nous partons serait universellement reconnue en principe. Évidemment cette heure approche, mais elle n’a pas encore sonné.

Bien qu’on n’ose plus reproduire l’audacieux sophisme suivant lequel toute la valeur de la terre n’étant que travail, comme la valeur de toute autre richesse, la terre en friche ne coûterait rien et serait toujours accessible à chacun pour rien, l’opposition manifeste entre les principes sur lesquels repose la propriété foncière et le fondement de la propriété en général n’est pas mise encore par la théorie dans le relief qui lui convient. Trop d’intérêts s’efforcent de les confondre : ceux que le régime actuel favorise se gardent bien d’encourager des distinctions trop subtiles : mieux vaut placer en bloc leurs privilèges sous le drapeau de l’ordre social. Sur le bord opposé, ceux qui veulent l’égalité pour l’égalité savent que la liberté du travail est incompatible avec leur idole : par des considérations d’intérêt public, mais d’un intérêt fort mal compris, et sans aucun égard pour le droit, qui n’a pas plus de valeur à leurs yeux que la liberté, dont le droit procède, ils veulent anéantir la propriété privée en général, ou du moins la propriété des biens productifs, qu’elle soit le fruit d’un travail personnel ou qu’elle ait une autre origine. Ainsi les admirateurs intéressés de l’état présent des choses et les partisans de la révolution sociale ont un intérêt commun à confondre dans la même catégorie et dans la même appréciation la propriété mobilière et la propriété du sol, qui reposent en réalité sur des principes contraires : la première étant une conséquence du droit de l’homme à disposer de lui-même ; tandis que la seconde n’a point de rapport avec ce droit, qu’elle anéantit dans les lieux mêmes où la lettre des lois lui rend hommage.

Cet état des opinions ne laisse qu’une place assez étroite à ceux qui ne demandent que la justice et chérissent l’espoir que l’application conséquente de la justice aux institutions sociales amènerait une condition d’aisance relative et de bien-être dans la liberté. Ceux-ci croiraient avoir déjà beaucoup gagné si l’on daignait seulement réfuter leur thèse, au lieu de la dénaturer. Mais ici aussi le jour commence à poindre ; on ne pourra pas toujours brouiller toutes les questions. Celle que nous avons agitée est une question de principes ; il s’agit de justice et pas d’autre chose.


V


Quant à l’assistance de ceux qui, pour une cause ou pour une autre, n’ont pas la faculté de travailler, elle est moralement obligatoire assurément, mais ne devient juridiquement exigible et ne peut faire l’objet d’un droit qu’en vertu de relations et de conventions particulières. La loi peut sans doute, en guise de compensation, imposer l’assistance à ceux auxquels elle a conféré des privilèges, mais au fond, d’une manière générale, un droit naturel à l’assistance n’existe pas. Et comme il est souvent impossible ou bien difficile de savoir dans quelle mesure un homme est responsable de l’incapacité dont il est frappé, l’affirmation de ce droit prétendu devient aisément un congé pour la paresse de s’entretenir aux dépens des travailleurs. La loi des pauvres fonctionne mal lorsqu’elle ôte le nécessaire aux contribuables et d’assistants les fait tomber au rang d’assistés. Et réussît-on même à prévenir les abus les plus graves, pût-on limiter les secours aux innocents de leur misère, il n’est pas sans inconvénient pour la société que les mendiants et les invalides fassent souche d’infirmes et de mendiants ; il n’est pas bon que la sollicitude pour une douleur présente et passagère nous fasse oublier le lendemain et frapper d’un mal permanent les générations futures. La loi qui prétend s’inspirer d’humanité risque de devenir une loi cruelle ; il est plus prudent de s’en tenir à la simple justice, et la justice nous dit nettement que le besoin ne suffit pas à créer un droit. Il impose un devoir à la charité, mais les devoirs de charité ne sauraient être appréciés que par la conscience individuelle. Il n’est aucune hérésie morale aussi dangereuse que d’attribuer une conscience à l’État, ce qui aboutit forcément dans la pratique à substituer la conscience d’une ou de plusieurs personnes à celle de toutes les autres. Transformer les devoirs de conscience en obligations exigibles par contrainte revient à priver la conscience de toute sphère d’action, et par suite à supprimer la conscience elle-même. Du moment où l’on charge l’État de réaliser le bien positif, les particuliers en sont dispensés, et souvent empêchés par cela même : leur seule affaire est d’obéir et pour s’y résoudre il n’est besoin d’aucun autre mobile que la crainte de la prison. L’idée que le bien positif reste un bien positif, le bien moral, un bien moral, lorsqu’il est obtenu par la force, est inséparable de la conception d’une autorité visible qui aurait droit sur les sentiments et sur les croyances. C’est ainsi que l’Église romaine a compris l’Évangile, et les bûchers de l’Inquisition sont la conséquence logique de cette interprétation. Supprimer l’hérésie en supprimant les hérétiques est imposer au présent un sacrifice douloureux sans doute, mais léger encore au prix du bien qu’il assure aux générations à venir. Si l’État moderne absorbe l’Église, s’il se pose comme l’éducateur suprême et comme l’organisme par lequel le bien positif doit être accompli, il réalisera le despotisme le plus conséquent et le plus rigoureux qu’il soit possible d’imaginer, et du même coup fera disparaître la vie morale, en substituant partout la consigne à la conscience. Gardons-nous donc de penser qu’un droit corresponde à tous les devoirs. Cette illusion, dont la persistance établirait partout la contrainte, commencerait par dessavourer la morale et la priver de toute intimité. Aussi ne saurions-nous reconnaître un droit naturel à l’assistance qu’aux personnes placées par le jeu des institutions sociales dans une condition d’infériorité dont elles ne sont pas responsables, et privées ainsi des ressources que leur offrait la nature pour subvenir à leur entretien.

Quant aux nécessités purement accidentelles, c’est l’affaire de prévoyance et de libéralité, affaire d’association libre et d’épargne, partout où l’épargne est possible, comme elle doit le devenir pour tous les travaux. Dans les rapports privés, en dehors des liens du sang la solidarité naturelle doit inspirer l’activité spontanée de la charité, mais ne saurait donner naissance à des droits positifs. Le sentiment contraire aboutit logiquement à un communisme dont on pourrait prendre son parti s’il n’était qu’une forme d’existence économique, mais qu’il faut réprouver absolument comme la négation de la liberté, du droit et de toute la vie morale. Point de libéralité sans avarice, sans égoïsme pas de charité, point de liberté du bien et point de bien sans la liberté du mal. Si le communisme et l’Église romaine voulaient bien prendre garde à cette évidence, ils finiraient peut-être par se réformer.

Tout enfant possède un titre sur la société, qui doit, si possible, le mettre en état de gagner sa vie. Cette obligation remplie, l’État est quitte vis-à-vis de lui. L’assistance ultérieure de ceux qui succombent dans la lutte pour l’existence doit être laissée à la charité volontaire des particuliers. L’assistance légale favorise l’inconduite et l’indolence, et tend à perpétuer le paupérisme, ainsi que de trop nombreux et trop grands exemples l’ont surabondamment démontré.

Nous ne demanderons jamais que la loi s’inspire de la charité, nous ne demandons à l’État que la justice, la pure justice, qui nous mènera déjà bien loin, plus loin qu’un grand nombre n’a souci d’aller ; nous ne voulons point de la charité légale, deux mots qui gémissent d’être accouplés : Sous quelque nom qu’on la déguise, nous n’en voulons pas, sachant trop que si l’assistance publique est un foyer de paresse, une source d’imprévoyance, une pépinière de lâcheté, c’est aussi le rempart des exploiteurs et leur citadelle. Quoi de plus commode, après avoir sucé l’ouvrier, que de laisser à l’impôt national ou paroissial la charge d’en soigner les restes ? Il n’y a pas à se gêner, il ne mourra pas de faim ! D’ailleurs, comment discerner avec justesse, l’infortune imméritée de celle qui ne l’est pas ? L’administration de l’assistance publique les place sur le même pied et fait du workhouse un enfer, de peur qu’il n’absorbe tout. Ainsi la charité devient cruelle pour l’assistant et pour l’assisté. Un État bien ordonné ne connaîtrait pas de classe que la force des choses condamne à l’indigence, et la charité spontanée y suffirait amplement aux misères accidentelles.


VI


En somme nous considérons la propriété comme étant nécessairement pour une part individuelle et pour une part collective, ce qui implique la légitimité des impôts.

Nous voyons dans la propriété individuelle la conséquence inéluctable et l’indispensable garantie de la liberté personnelle.

En vertu de son origine, le droit de propriété donne au propriétaire la faculté d’utiliser son bien comme il lui plaît. L’abolition du capital privé, c’est-à-dire l’interdiction d’appliquer le produit de son travail à faciliter un travail ultérieur, est donc injustifiable.

L’objet de la propriété individuelle est le produit du travail individuel. Quant aux biens offerts spontanément par la nature, tout homme naissant dans le monde possède sur eux un droit naturel, dont il ne saurait tirer parti que par son travail. Il a droit à l’instrument de travail et à la matière utilisable fournis par la nature, et si des nécessités économiques ou des circonstances historiques de quelque espèce que ce soit en ont fait sanctionner l’appropriation par quelques-uns, il a droit à réclamer de la société l’équivalent de cette matière et de cet instrument sous une forme quelconque.

En revanche, le besoin ne saurait à lui seul conférer un droit. Le droit à l’assistance, le droit au travail n’existent pas.