F. Alcan / Payot et Cie (p. 112-155).

CHAPITRE VI

DROIT DE FAMILLE


Les relations conjugales sont réglées par la coutume. Il n’est peut-être pas dans les rapports des sexes de combinaison possible qui ne soit, ou qui n’ait été loi quelque part ; il n’en est point qui ne se pratique ailleurs au mépris des lois. La sanction religieuse dont se couvraient autrefois les institutions civiles ne suffit plus à les protéger. Toutes les autorités sont suspectes ; rien ne se soutient par son propre poids. Plus généralement qu’à aucune autre époque, les hommes veulent savoir la raison de ce qu’ils font, plus encore la raison de ce qu’ils subissent, et si le domaine où nous pénétrons paraît défendu par la pudeur, il n’en est point sur lequel la diversité, l’arbitraire apparent des dispositions adoptées, la multiplicité des infractions, la distance du fait à la règle et le malaise universel fixent plus impérieusement l’attention critique.


I


À ne considérer que les êtres qui se rapprochent, tous les arrangements semblent loisibles, le choix entre eux ne saurait dépendre que des convenances, de l’utilité ; et l’on se demande si l’utile n’est pas singulièrement variable et s’il est bien nécessaire de choisir.

L’État trouvera-t-il dans son propre intérêt un motif d’intervenir ici par des prescriptions ? Mais cet intérêt coïncide nécessairement avec l’intérêt collectif des administrés. Au premier aspect il semble repousser toute gêne, puisqu’en nulle autre matière la règle posée ne subit autant d’infractions. Ici comme partout les conventions qui ne lèsent pas de tierces personnes doivent être autorisées et l’observation doit en être garantie. Une législation matrimoniale ne peut se justifier que par des motifs de droit.

Il ne faut pas chercher ces motifs dans la personne des contractants. Sauf le cas des mineurs, qui doivent être protégés contre la séduction et qui trouvent des tuteurs naturels dans leur famille, nul n’a qualité pour m’empêcher de me faire tort à moi-même. La polygamie implique sans doute une inégalité qui conduit à l’asservissement sur une pente assez accusée ; mais sans polygamie toutes les filles ne sauraient trouver des maris, et le succès des Mormons prouve qu’il ne manque pas de personnes disposées à subir cette condition. Il ne faut pas invoquer l’intérêt du public en général, l’obligation de servir cet intérêt n’est pas légale, et la rendre telle serait faire au public le plus grand tort qu’il soit possible d’imaginer, car ce serait priver tous ses membres de la liberté, le plus grand des biens. Les tiers n’ont droit qu’à la publicité des conventions qui établiraient des rapports permanents entre des personnes.

Cependant le droit exige que les rapports conjugaux soient régis par une loi. Ceux qui auraient un titre, pour la réclamer et dont l’intérêt autorise l’État à la faire, ce sont les enfants, c’est l’humanité future. L’enfant naît avec des droits ; l’humanité, qu’il continue et dont les pouvoirs publics sont l’organe, est strictement obligée de veiller sur leur intégrité ; c’est le droit de l’enfant qui commande à l’État de légiférer sur le mariage, et c’est dans l’intérêt de l’enfant que la famille doit être ordonnée.

L’enfant a droit aux soins d’un père et d’une mère : de cette simple vérité résultent la légitimité exclusive de l’union monogamique indissoluble, et l’égalité juridique des deux époux.


II


Monogamie : Ceux dont l’acte volontaire introduit un enfant dans le monde contractent par ce fait l’obligation d’en faire un homme, et par conséquent ils peuvent légitimement être tenus à se conserver ou à se rendre capables de remplir cette obligation. L’enfant a besoin simultanément de son père et de sa mère ; on peut donc réclamer en son nom que le père entretienne sa compagne pendant qu’elle vaque aux soins maternels, et leur union doit durer, en raison de la commune obligation qui les associe, au moins jusqu’à l’achèvement de leur tâche éducatrice par l’émancipation de leur dernier-né. Le droit de l’enfant à l’éducation paternelle exclut également la polyandrie et la polygamie : la première, parce qu’il faut que le père soit certain, et qu’une relation assez intime pour remplir son but ne saurait être collective ; la seconde, qui pour des raisons économiques sera toujours un privilège, parce que l’affection paternelle ne saurait se répandre sur un très grand nombre d’objets sans s’atténuer outre mesure, ni se répartir d’une manière équitable sur les enfants d’épouses inégalement aimées. Dans ce régime le père est trop loin de ses enfants pour les élever, trop loin de la femme pour avoir acquis dans son commerce les qualités qui pourraient en faire un éducateur. La mère n’est pas moins impropre à cette tâche, parce qu’elle ne saurait avoir acquis les qualités d’une véritable femme. Les distinctions que l’étiquette orientale établit entre l’épouse légitime et la concubine ne dissimulent pas le fait palpable que la polygamie implique l’asservissement, et l’esclave ne saurait atteindre dans l’esclavage la forme et les proportions humaines. Jouet charmant, parure éblouissante, fontaine de volupté, la femme esclave ne sera jamais une éducatrice, elle n’inculquera pas à ses fils le germe de vertus dont elle ne soupçonne pas l’existence.

Enfin la polygamie légale a pour conséquence inévitable des frères ennemis, des mères rivales et le massacre des parents ; tandis que simplement tolérée, comme en Occident, elle répand partout le mensonge et la ruine. Le libre amour, réclamé par les passions sensuelles et par l’égoïsme sentimental, se défend sans trop de peine en ce qui concerne les amants, mais il paraît inexcusable aussitôt qu’on songe au but même de l’amour. S’il naît un enfant de votre liaison, pourra-t-il nommer, pourra-t-il chérir son père et sa mère ? Pourrez-vous remplir véritablement les devoirs que vous contractez envers lui ? S’il n’en est pas ainsi, vous violez le plus sacré des droits. Dans la société présente nous devrions peut-être ajouter : Êtes-vous en mesure de lui donner la place et le rang qui lui appartiennent en raison du lien qui l’attache à vous ? Mais cette obligation est contestable : les lois et les mœurs de la société se modifient, les relations juridiques fondées sur la nature ne sauraient changer qu’avec la nature elle-même.

Les enfants ont droit à l’éducation ; ils ont droit à la famille, toute paternité hors de la famille implique une violation du droit, qu’il est naturellement impossible d’empêcher, et qu’il n’est pas toujours opportun de vouloir punir.

Nous ne demandons pas les rigueurs que nos lois ont édictées pendant quelque temps sous l’influence des clergés, mais nous n’estimons pas non plus que la distinction salutaire entre la morale et le droit conduise à les réprouver, et nous conviendrons franchement que leur tort principal à nos yeux consiste dans leur impuissance.


III


Égalité : C’est l’affection naturelle des parents pour leurs enfants qui conduit à la monogamie et à la perpétuité du mariage ; c’est le devoir des parents envers leurs enfants qui imprime à ces rapports un caractère d’institution juridique ou d’obligation sociale. Le même droit des enfants réclame impérieusement l’égalité des époux dans la famille. C’est l’accord des époux, non la volonté exclusive d’un des époux, qui doit présider à leur éducation. Ils ont besoin d’une mère qui soit une femme et qui soit traitée comme une partie intégrante de l’humanité. Leur mère est leur première, leur véritable éducatrice, le développement des facultés maternelles est la condition de leur propre développement. Mais un être éduqué pour la servitude ne saurait pas plus à Paris qu’à Bagdad en élever d’autres à la liberté, et si l’éducation de nos femmes ne les avait pas adaptées à leur servitude, elles ne consentiraient point à la subir. Comment une mère pourrait-elle aider ses enfants à comprendre leurs vrais devoirs et leur position dans le monde, lorsque s’ignorer elle-même est la plus indispensable condition de sa propre existence ? Obligée à mentir souvent, à dissimuler toujours, comment parviendrait-elle à leur inculquer la franchise ? La frivolité, la puérilité, ces imperfections natives que l’éducation devrait mettre tous ses soins à corriger dans la jeune fille, elle est réduite à les fomenter pour lui rendre sa condition supportable ; de sorte qu’en la qualifiant pour son rôle, ici de jouet, plus bas de servante, elle la rend impropre à sa tâche d’institutrice. L’éducation vraiment morale, en revanche, et l’instruction solide que l’opinion éclairée réclame aujourd’hui pour la femme au nom de la simple justice et de nécessités économiques inéluctables, sont incompatibles avec sa domesticité perpétuelle.

À travers ses variations et ses contradictions innombrables, notre droit nuptial est dominé par l’idée fixe que l’asservissement de l’autre sexe étant d’intérêt général pour le sexe qui fait les lois, il ne peut y être dérogé par des conventions particulières ; de sorte que ce que nous appelons un contrat de mariage ne peut être qu’un arrangement relatif aux biens des époux, sans toucher à leurs rapports personnels, sauf exceptionnellement pour des bagatelles, hors ce qui concerne la religion proposée aux enfants dans les cas de mariages mixtes. La subordination de la femme dans son intérieur est de droit public ; sans cette précaution, la position des époux dans la famille, leurs obligations réciproques et leurs compétences respectives pourraient être déterminées en modalités variables, suivant les convenances de chaque union.

Sous ce régime libéral, que l’équité réclame, tout porte à croire que les choses se passeraient comme elles font aujourd’hui dans les bons ménages, où chacun convient que les mœurs corrigent la loi, sans s’apercevoir que cet aveu condamne la loi. L’autorité resterait naturellement au mari dont le travail subvient aux dépenses de la maison ; mais dans cette flexibilité des arrangements, nous ne pensons pas qu’il dût être loisible à l’épouse de renoncer à sa part d’influence sur l’éducation des enfants et sur le choix de la carrière à laquelle ils seraient préparés. Ce n’est pas en effet de son droit personnel, c’est du droit de l’enfant qu’il s’agit ici. La mère ne peut se décharger sur personne des obligations qu’elle a contractées en lui donnant le jour. La nécessité de départager les voix dans le conseil d’une société normalement indissoluble paraît un sérieux obstacle à l’égalité légale où tend la civilisation. Mais c’est affaire aux contrats d’y pourvoir. Une fois conquise, la liberté se donnerait des formes, se frayerait ses voies, comme la prépotence a frayé les siennes. L’intervention du magistrat, celle du conseil de famille, devraient, nous semble-t-il, être évitées, sinon dans les cas extrêmes, où le mariage est de fait momentanément dissous, pour obliger les époux désunis à choisir l’arbitre sur le nom duquel ils seraient tombés d’accord spontanément en tout autre circonstance.

Ainsi le droit matrimonial, où la licence du chef ne s’arrête aujourd’hui que devant quelques faibles barrières, destinées à la conservation des héritages, trouverait un principe, une idée maîtresse, un fil conducteur dans le droit des enfants nés ou à naître, c’est-à-dire dans la solidarité des générations, dans le droit universel de l’humanité collective et dans l’intérêt de l’avenir. Les enfants ont droit à un père et à une mère véritables, et il ne peut être satisfait à ce droit que par l’indissolubilité de l’union conjugale et par la monogamie. Ils ont droit à la protection de leur mère comme de leur père, et l’obligation que ce droit impose à l’épouse lui interdit le sacrifice de l’indépendance qu’elle possède naturellement à titre de personnalité responsable.

Les enfants ont droit à l’éducation maternelle, et la responsabilité qu’elle entraîne presse l’aspirante à la maternité de poursuivre elle-même une culture incompatible avec l’asservissement. Le droit à s’instruire, à se développer, à réaliser les forces qui dorment en elle, ce droit à vivre qu’elle-même acquiert en naissant implique une obligation juridique à l’égard de la génération suivante. Et de grâce qu’on n’allègue pas l’inégalité des aptitudes, qu’on n’invoque pas la physiologie pour décliner l’égalité des droits ! Nul juge impartial ne saurait voir autre chose dans cet argument qu’une manière hypocrite d’en appeler à la force matérielle. Les indications de l’anatomie,[1] d’ailleurs fort ambiguës, ne sauraient suppléer à l’expérience. Mais la femme n’a pas donné sa mesure et n’a jamais pu la donner. Qu’on lui ouvre d’abord toutes les écoles et tous les emplois, alors seulement on saura sur quoi porte et jusqu’où s’étend l’inégalité prétendue. Il serait absolument vain d’alléguer pour se soustraire à ces réclamations que la place naturelle de la femme est dans la famille, lorsque des millions de femmes n’ont point de famille et qu’on ne fait rien pour leur en adoucir la privation. Ce qui nous paraît fort évident, au contraire, c’est que la femme a besoin de se déployer, de s’exercer et d’agir dans tous les domaines pour se mettre à la hauteur de son devoir dans la famille.


IV


On se rapprocherait sensiblement de la raison et de la justice dans la question du droit matrimonial, en prenant à peu près sur tous les points le contrepied de la loi française, à laquelle nous nous arrêtons comme à la plus systématique parmi celles qui nous sont plus ou moins connues, car à l’exception peut-être de la Russie, le même principe, la même idée fondamentale nous paraît régner dans toute l’Europe. Renchérissant sur la tradition, le grand monument juridique du despotisme incarné légalise par d’ingénieuses dispositions la polygamie bâtarde du sexe le plus fort ; tandis qu’il oblige l’autre à la fidélité conjugale sous des peines très sévères, et va jusqu’à livrer la vie de la coupable à la vengeance de son mari. Celui-ci peut avoir autant de ménages que le permet sa fortune (sans contracter d’ailleurs aucune obligation envers ses maîtresses, non plus qu’envers les fruits de leur union). Disposant des biens de son épouse légitime, il peut légalement en dépenser les revenus et trop souvent le capital[2]. Il peut laisser sa femme dans le dénuement et, lorsque pour nourrir elle et leurs petits, elle s’est mise en condition, il peut, armé de la loi, venir toucher son salaire pour le dépenser au cabaret. Les Conseils de la République ont apporté quelques adoucissements à ce régime, dont les points principaux subsistent toujours. Voici comment l’exposait, le 15 décembre 1889, M. Tholozan, administrateur de l’Émancipation, excellent journal de Nîmes, voué principalement aux questions économiques, dont l’abonnement coûte deux francs à l’intérieur, trois à l’étranger, et qui, ne donnant chaque mois qu’une feuille de seize colonnes, a trouvé par là le moyen d’être toujours substantiel :

« D’après le code Napoléon, la femme mariée n’est pas maîtresse de ses biens : elle ne les administre pas, n’en dispose pas, ne peut pas en toucher les revenus. Elle n’a pas le droit de placer des valeurs, ni de les retirer, de faire emploi des fonds qui lui sont remboursés, d’échanger ou d’aliéner des immeubles sans le consentement écrit de son mari. — Il ne lui est pas permis de se faire ouvrir un compte à son nom chez un banquier. Elle n’a rien, elle ne peut rien avoir en propre ; elle n’a pas le droit de posséder quoi que ce soit. Elle ne peut rien mettre de côté. Son gain personnel ne lui appartient pas non plus. Tout ce qu’elle apporte, tout ce qu’elle acquiert, tout ce dont elle hérite, tout ce qu’elle gagne, ses économies, le fruit de son travail et de ses privations sont la propriété unique de son mari. Tout ce qui est à elle est à lui, et rien de ce qui est à lui n’est à elle. La loi française le veut ainsi.

« Le mari peut être un honnête homme ou un malhonnête sujet, n’importe, il peut être économe ou avare, ou bien dissipateur et prodigue : c’est son affaire à lui. Seul il prend ce qui est à la communauté ; il en use et en abuse. Il peut mettre les fonds dans sa poche et les dépenser sans que sa compagne ait rien à dire. Il peut employer l’argent pour ses plaisirs, le gaspiller au café, au jeu ou au théâtre, comme il voudra, sans aucun contrôle : la loi française le lui permet. S’il est paresseux ou ivrogne, s’il vit du travail de sa femme, s’il se débarrasse du mobilier de la maison, il est maître absolu de le faire. Il peut prendre les vêtements de la femme, le berceau de l’enfant, le dernier matelas, les engager ou les vendre. — Il peut récidiver sans crainte. Après avoir quitté le domicile conjugal, il a le droit d’y revenir, même après une longue absence, pour s’emparer des économies personnelles de la femme et la laisser encore une fois dépouillée de toute ressource. Il est dans les limites de son droit.

« S’il est brutal, il peut insulter, souffleter, frapper, user même du bâton, faire du logis un véritable enfer ! Il n’outrepasse pas l’effrayant pouvoir que la loi lui accorde. — S’il est insouciant ou léger, il peut, après avoir dissipé le gain commun, dévorer le dernier morceau de pain et sortir du logis, laissant derrière lui la misère et les larmes. La loi française, en lui donnant l’autorité absolue, lui permet d’agir ainsi.

« Dans les classes supérieures de la société, la femme n’a pas toujours à redouter les coups. La brutalité du bâton est proscrite, mais elle est remplacée avantageusement par le cynisme des procédés. Le corps ne sera pas meurtri, mais l’âme le sera ; et parce que cette âme est plus intelligente et plus sensible, les atteintes au droit et à la justice lui paraîtront plus cruelles. — L’homme du monde peut laisser chez lui, dans la solitude, la femme qu’il a liée à sa vie, à laquelle il a donné son nom. Il ira dans la rue voisine vivre avec une autre femme, la meubler, l’entretenir, la couvrir de dentelles et de bijoux : sa femme légitime le saura et ne pourra pas intervenir ; elle n’a qu’à se taire et à souffrir. — Nous ne faisons que soulever un coin du voile : il y a des abîmes de douleur et de honte que nous voulons seulement entrevoir. — L’homme a un bouclier ; c’est le code civil, qui l’autorise à faire ce qui lui plaît sans avoir à en rendre raison. Il n’y a ni magistrat, ni citoyen qui puisse contester à cet homme le droit de faire chez lui ce qu’il fait. — La loi est donc contre la femme : elle la livre sans aucune défense au plus arbitraire des pouvoirs. Pour s’y soustraire, elle n’a d’autre ressource que le scandale public, la séparation des biens, le divorce. — Ce n’est pas tout. L’homme a le droit de séduction. Il peut être polygame ; pourvu qu’il n’inscrive pas le fait sur les registres de l’état civil, la loi n’a rien à lui reprocher. Prendre le porte-monnaie d’une femme est plus grave aux yeux de la loi que lui prendre son honneur. L’homme peut la poursuivre de ses obsessions, la tromper par ses mensonges, l’illusionner par ses promesses, la vaincre le jour où elle a faim, où elle sollicite du travail, puis la trahir en l’abandonnant elle et son enfant. Il peut faire tout cela ; la loi française le couvre de sa protection. — La loi fait mieux encore : elle aide le coupable à éviter la responsabilité de ses actes. Cet enfant qu’il a mis au monde, le sachant et le voulant, il peut refuser de le reconnaître, de lui donner un nom, de subvenir à ses besoins. Il peut par son abandon vouer à une existence maudite ce pauvre innocent qui ne demandait pas à faire son apparition dans ce monde de douleurs. Il peut couvrir de honte celui qui n’en est pas moins son fils, celle qui n’en est pas moins sa fille. Il peut, s’il le veut, les jeter sur le pavé ignorants, vicieux, bâtards, graine fatale des prisons et du bagne, — eux qui seront plus tard des mendiants, des voleurs ou des prostituées, — écume d’une société qui les repoussera de son sein et les maudira.

« Le vol, la diffamation, sont punis : la loi ferme les yeux sur la séduction et l’abandon ; elle interdit la recherche de la paternité. L’homme peut donc en toute sécurité perpétrer le crime. La loi française le lui permet.

« Mais si l’homme peut impunément commettre adultère, il arrive souvent que la femme abandonnée et trahie tourne ailleurs ses regards. Elle écoute une voix sympathique, et sur cette pente glissante elle se laisse aller jusqu’au fond de l’abîme. L’adultère est consommé. — Alors le mari intervient. Il peut, comme le voleur, épier les deux coupables, s’embusquer, prendre un poignard ou un revolver et frapper la femme et son complice ; il peut tuer l’un ou l’autre ou tous les deux s’il les surprend en flagrant délit. — Dans ce cas, le meurtre prémédité, intentionnellement voulu, préparé de longue main, d’après les termes du code, est excusable. L’assassin est un justicier de son honneur, il peut tuer impunément. La loi française le lui permet.

« Nous voyons tous les jours ces iniquités s’accomplir sous nos yeux avec l’approbation effective des lois, et vous voulez que nous les supportions sans rougir et sans crier à nos concitoyens : Vous êtes responsables de cet état de choses ; vous n’auriez qu’à commander, et demain ces faits scandaleux ne se produiraient plus. Vous êtes le nombre et les souverains de par le suffrage universel. L’assujettissement de la femme est donc voulu par la nation. Il ne se maintient, il ne subsiste que par votre laisser faire et votre insouciance.

« Or, vous, les hommes, vous êtes les premiers intéressés à ce qu’une réforme se produise, car celles qui souffrent ainsi, celles qui se courbent sous cette règle inexorable, ce sont les os de vos os, la chair de votre chair ; c’était votre mère hier et demain ce sera votre fille. Y avez-vous songé ? Ce spectacle est si général, ces suicides de la dignité humaine sont si fréquents qu’ils n’écœurent plus nos contemporains. Ils en sont témoins chaque jour, et cette atmosphère malsaine au milieu de laquelle ils respirent ne leur fait pas désirer l’air vivifiant de la liberté. C’est la plus monstrueuse conséquence de cette fausse situation. Elle a perverti le sens moral. Il y a autour de nous des honnêtes gens qui ne s’indignent pas, et qui trouvent tout naturel que ces faits se renouvellent. Ils sont heureux ; ils jouissent de la vie, ils ont femme, enfants, aisance et repos. Que leur importe les douleurs de l’entresol ou du grenier ? — Ils ne sont pas moins responsables de ces crimes de lèse humanité, dont ils se rendent les complices par le seul fait qu’ils ne protestent pas avec énergie, et qu’ils n’aident pas à briser les tables de la loi napoléonienne pour les remplacer par la loi moderne de l’Égalité. »


V


L’article que nous venons de transcrire aborde le sujet des promesses de mariage et celui des enfants naturels. Ces matières, qui forment le complément de la législation matrimoniale, deviennent fort simples lorsqu’au lieu de se préoccuper exclusivement d’assurer de faciles plaisirs au mâle adulte des classes aisées, sans négliger la conservation du bien des familles, on a pris le parti de les résoudre suivant les principes du droit commun des personnes, ici parfaitement concordant avec l’intérêt public. Écrites ou verbales, les promesses sont faites pour être tenues, et la loi doit en imposer l’observation, tout en permettant aux parties de s’en dégager moyennant des indemnités équitables lorsque les droits des tiers le permettent. Mais si des enfants sont nés sous la foi de telles assurances, une loi protectrice des droits de tous en exigera l’accomplissement, et le tribunal déclarera les époux unis ; car c’est le consentement mutuel qui fait l’union conjugale et non la cérémonie, dont l’intérêt principal est d’en assurer la publicité. Dans ce cas, en vertu du droit de l’enfant à posséder une famille, la présomption de l’assentiment doit résulter du fait lui-même, à moins d’indices probants du contraire. Ces dispositions, qu’on estimera probablement trop rigoureuses sur le continent européen, mais qui règnent ailleurs sans contradiction, restreindraient le nombre des enfants naturels, dont l’immunité du père a sensiblement accru le nombre.

L’interdiction de la recherche en paternité, généralement admise autrefois, est une injustice, qu’on s’efforce vainement d’excuser en alléguant des difficultés de preuve qui n’existent pas toujours et qui n’apportent point d’obstacle sérieux à l’application du principe.

Que dès la première adolescence, la femme soit le seul gardien de son honneur, que les actes de subornation les plus odieux soient autorisés chez celui qui les pratique pour la satisfaction de ses appétits, c’est-à-dire pour les gens à l’aise, et punissables seulement chez ceux qui s’y livrent habituellement pour le compte d’autrui[3], ces naïves crudités du code civil n’ont pas trait à la vraie question. Que l’heureux galant ne doive rien à la fille mère, par hypothèse nous pouvons y consentir, son obligation juridique n’en subsistera pas moins tout entière à l’égard de l’enfant. Et pour s’y soustraire il ne suffirait point d’alléguer que la conduite de la mère était suspecte ou même fâcheuse, qu’elle avait d’autres amants et que le vrai père n’est pas connu. Il faudrait à tout le moins établir encore que la mère est en état de remplir seule les obligations qu’elle a contractées conjointement avec un tiers ou des tiers inconnus. Autrement, pour satisfaire la plus simple justice, la loi devrait exiger que les pères possibles connus fussent tenus solidairement à l’entretien de l’enfant, sous la tutelle de l’autorité publique. L’équité n’est pas seule à réclamer ces réformes incisives, elles ne sont pas moins imposées par l’intérêt public et par la prévoyance. Les enfants naturels ne sont pas seulement des êtres voués au malheur, ce sont des ennemis de la société, constitués tels par les lois mêmes de la société. Et leur nombre est armée, et ce nombre grossit chaque jour : le niveau de la population ne se soutient que par les naissances hors mariage. Mais ici comme ailleurs les considérations les plus puissantes parlent en vain, tous les intérêts sont sacrifiés au besoin d’assurer les plaisirs et de garantir l’impunité de ceux qui font les lois. Et trop longtemps la jurisprudence a paru jalouse d’accentuer les plus affreuses dispositions de ces Tables du libertinage.

L’institution connue sous le nom de Police des mœurs, qui consacre et protège administrativement le proxénétisme, puni par la loi, et qui dépouille de toute existence légale, en les vouant à la prostitution perpétuelle, les femmes convaincues, soupçonnées ou accusées de s’y être livrées momentanément, forme le complément parfaitement logique de cet ensemble de dispositions légales. C’est le couronnement de l’édifice.


Ce qui nous donne le courage d’exprimer toute notre pensée sur ces lamentables sujets, c’est la certitude profonde et légitime que nous parlons au nom de la France elle-même, dont la conscience est avec nous. La masse est ébranlée, le char se meut, mais les obstacles accumulés sont tels qu’il y a de l’ouvrage pour tous à la roue, et la mouche elle-même serait la bien venue, si son aiguillon pouvait stimuler la croupe alourdie de tel vieux coursier. Nous rendons hommage à la jurisprudence récente qui, pour laisser l’équité respirer un instant, a fait litière des textes les plus formels, en prononçant, malgré le principe que la loi spéciale prévaut sur la loi générale, que dans les cas où le séducteur possède une autorité sur la victime, la preuve de son tort pourrait être entreprise afin d’obtenir de lui quelque dédommagement pécuniaire. Nous savons aussi comment le Système du code s’est fait de cette jurisprudence précaire, et pratiquement fort insuffisante, une arme pour repousser l’idée d’une réforme législative. — Nous rendons pleine justice à ce qui a été fait en faveur de la femme mariée réduite à travailler pour un salaire. Mais tout cela ne date que de hier. Mais tout cela n’est qu’une goutte d’eau dans un brasier. Mais si l’on veut bien envisager une fois la question en face, on obtiendra la conviction que toutes les lois touchant le sexe féminin sont conçues très systématiquement dans l’intérêt le plus étroitement exclusif du sexe qui les a faites ; si bien qu’une fois admis que la femme a le droit d’exister, qu’elle est naturellement un but aussi bien que nous et que la loi doit la prendre pour telle, il n’est pas un dispositif inspiré par le principe opposé qui puisse rester debout devant la justice.

Les mœurs préparent les lois, mais les lois, à leur tour, forment les mœurs. Partout l’opinion, dont il est souvent malaisé de distinguer la conscience, tend à se mettre au niveau des codes, au-dessous plutôt qu’au-dessus, et dans les pays où les clergés tiennent à conserver de l’influence, la religion même s’en trouve abaissée. Les confesseurs n’exhortent-ils pas souvent leurs brebis à la patience, sans se montrer trop sévères envers leurs pénitents ? car sur ce sujet des mœurs il ne semble pas que les gentilshommes du parti catholique se distinguent bien profondément des bourgeois libres-penseurs.

Le contre-coup des abus sexuels sur les mœurs financières et politiques n’est pas difficile à discerner. La maîtresse est une conseillère dangereuse aussi bien qu’un luxe ruineux. Il y a là des causes profondes de déchéance et de prostration. Tant que les lois d’un grand pays ne respecteront pas les droits de la femme et ne reconnaîtront pas les devoirs de la paternité, tant qu’elles sacrifieront la justice aux intérêts de la luxure et prêteront leurs fictions à lui servir de rideau, le relèvement de ce pays et sa force de résistance resteront bien équivoques, et les plus éclatantes merveilles de l’industrie n’abuseront pas les esprits réfléchis sur la gangrène dont il est miné.

Nous n’oublions point qu’entre les classes où le mariage légal n’existe plus et celles où le mariage n’est qu’un manteau, il en est une, bien assise et fort importante, où il est généralement respecté et où la mère de famille est vraiment maîtresse dans sa maison. Dans la vieille bourgeoisie lettrée et commerçante, la vie conjugale est d’autant plus décente et plus régulière que les hommes sont plus libres de s’en tenir éloignés et qu’ils n’y entrent généralement qu’après avoir jeté leur gourme et s’être fait une raison. La politesse acquise, la bienveillance naturelle, l’esprit et le bon sens de la femme française font le reste ; et telle union débattue entre notaires comme un marché, pourrait servir d’exemple à maint pays où les futurs époux ont plus de facilités pour se bien connaître et où les sentiments tiennent plus de place dans leurs déterminations. En dépit des mauvais spectacles, des mauvais journaux, des mauvais livres et des mauvaises lois, la vieille tradition de la bourgeoisie, religieuse au siècle passé, prévaut encore et donne peut-être au foyer un peu de bonheur, à la patrie un peu de force. Sans cette tradition, sans ces familles, l’équilibre compromis serait détruit et la nation ne se tiendrait plus debout. Mais où l’ordre extérieur règne et produit des fruits relativement excellents, là même l’ordre, véritable n’est pas respecté, car ce n’est pas aux restes d’un époux, c’est à sa fleur qu’a droit une honnête fille. Ici encore, sous une forme atténuée, prévaut le principe qu’un sexe existe au profit de l’autre. Enfin dans certains milieux, l’épouse est respectée, elle règne sur son ménage et le ménage à côté n’existe pas, les mœurs y sont meilleures que la loi ; mais il reste que dans l’ensemble de ses dispositifs la loi civile et pénale est savamment calculée pour couvrir et protéger les mauvaises mœurs du sexe dominateur et qu’en asservissant l’autre elle tend à les corrompre tous les deux.

Dans l’intérêt des parties directement engagées, au nom du droit éminent des enfants nés ou à naître, en vertu enfin du droit de la société tout entière, nous posons en principe :

1o Que la monogamie à fins perpétuelles doit être seule autorisée et consacrée ;

2o Qu’elle doit être établie sur le pied de l’entière égalité et de la réciprocité parfaite des deux contractants, sauf les dérogations qu’y pourraient apporter des stipulations libres, suivant le désir des époux, leur genre de vie et la proportion de leurs apports, dans les limites de la liberté que l’État doit garantir à tous ses ressortissants ;

3o Que les causes légitimes de divorce doivent être strictement spécifiées par la loi ;

4o Que les promesses de mariage écrites ou implicites, donnent lieu à une action juridique en reconnaissance du mariage, s’il arrive des enfants sous cette promesse, ou sinon convertible en dommages-intérêts ;

5o Que la recherche en paternité doit être autorisée, en ce sens que le père reconnu ou les auteurs possibles soient tenus aux frais de l’éducation de l’enfant naturel, sans que celui-ci entre dans la famille paternelle et acquière un droit à l’héritage des biens paternels.


VI


Les relations personnelles des enfants avec leurs parents sont affaire de morale plutôt que de législation ; c’est pourquoi nous n’y toucherons que brièvement. L’autorité paternelle et maternelle sur les enfants en bas âge étant indispensable à la conservation de leur existence, la légitimité n’en a jamais été mise en question ; ce qui importe ici, c’est d’en préciser la nature et le fondement légitime. Le peuple romain, dont la législation a fourni la base de nos conceptions juridiques, voyait dans les enfants une propriété du père, comme il voyait dans la femme une propriété du mari. La puissance juridique manus, potestas, n’est au fond qu’une manière de propriété, limitée par la nature de son objet, c’est-à-dire par l’intérêt public. Si l’enfant n’est pas absolument un esclave, c’est que la patrie aura besoin de citoyens ; mais il ne subsiste que par la bonne volonté du père, qui pourrait l’abandonner au moment de sa naissance et qui conserve toujours sur lui la souveraine juridiction. Les adoucissements apportés dans ce rapport par le progrès des mœurs n’en changent pas le caractère essentiel, qui se résume en ceci : « La puissance paternelle est un droit consacré dans l’intérêt du père. » Cette conception traditionnelle ne trouve plus de fondement dans la conscience moderne et ne se justifie pas devant la raison. La conscience et la raison veulent que les enfants soient traités conformément à ce qu’ils sont appelés à devenir, c’est-à-dire comme des personnes qui sont leur but à elles-mêmes, comme de futurs citoyens. L’intérêt public exige que leurs facultés intellectuelles et morales soient développées pour la pratique de la liberté. La raison n’admet pas que les parents aient acquis un droit sur leurs enfants du fait qu’ils les ont appelés à l’existence ; elle voit très bien, au contraire, que par ce fait même les parents se sont imposés des obligations envers leurs enfants, et que, dans la mesure de leurs facultés propres, ils ont assumé la responsabilité de leur avenir. En un mot la raison ne comprend l’autorité paternelle, indispensable dans un état social fondé sur la propriété privée et sur la famille, que comme une tutelle exercée dans l’intérêt exclusif des pupilles. Nos lois sont généralement conformes à ce point de vue, mais elles ont conservé plus d’un dispositif inspiré par l’idée inverse, contradiction dont il est aisé de signaler les effets nuisibles, mais dont il sera plus difficile de les purger entièrement.

Les parents ont donc contracté, par un acte volontaire, l’obligation de nourrir leurs enfants, de les protéger contre les risques de toute espèce — à commencer par ceux auxquels les enfants s’exposent eux-mêmes par caprice et par impéritie, — enfin, de les élever pour leur carrière future d’êtres chargés de pourvoir à leur propre entretien et de membres d’une société politique, peut-être aussi d’une société morale, envers lesquelles ils auront des devoirs.

Ce fondement de l’autorité des parents en marque la limite, soit quant à son objet, soit quant à sa durée. Les parents ont le droit d’imposer à leurs enfants le travail nécessaire à l’apprentissage de la vie. Ils peuvent également les astreindre au travail pour subvenir, totalement ou partiellement, à leur propre entretien, dans la mesure compatible avec le premier but énoncé, mais ils ne sont point autorisés à se décharger sur leurs enfants, aussi longtemps qu’ils peuvent travailler eux-mêmes. Ce temps écoulé, l’obligation des aliments que nos lois consacrent nous semble être un devoir moral des enfants plutôt qu’une obligation strictement juridique. La reconnaissance ne présente pas ce dernier caractère, et la mesure de cette reconnaissance se trouve dans le bienfait, lequel ici peut être apprécié très diversement suivant les circonstances. Ce n’est pas à la loi qu’il appartient de prononcer si la vie est toujours un bien. Cependant les frais d’éducation faits par les parents peuvent être considérés comme une avance remboursable, et dans les pays où l’assistance des indigents constitue une obligation de la communauté politique[4], il est naturel que celle-ci cherche à se décharger sur la famille. L’entretien des parents devient directement obligatoire pour les enfants lorsqu’ils ont été dotés. On n’insiste pas, ne pouvant traiter de ce qui concerne l’administration et la dévolution des biens avant de s’être expliqué sur la propriété d’une façon générale.

La considération qui domine absolument cette matière, c’est que l’autorité ne s’exerce point dans la famille pour l’avantage de ceux qui commandent, mais au profit de ceux qui obéissent, que dès lors cette autorité n’est point un droit inhérent à la personne des parents, mais n’est qu’une fonction déléguée, dont l’État doit contrôler l’exercice, pour l’ôter aux indignes et aux incapables comme pour punir ceux qui en auraient abusé. Tutelle naturelle, mais tutelle : il n’y a pas de tutelle sans bornes légales, sans reddition de comptes et sans responsabilité. Cependant, malgré l’affaiblissement, regrettable au point de vue moral, de l’autorité paternelle, nous ne saurions nous dissimuler combien ces idées choquent encore nos mœurs et nos instincts héréditaires. En principe, sans doute, on les avoue, on les pratique même en quelque mesure ; mais dans une mesure que l’expérience montre insuffisante. L’application conséquente en serait très dangereuse, et la ligne du meilleur possible variera nécessairement suivant l’état moral et social de chaque pays. La logique du principe n’irait à rien moins, en effet, qu’à reconnaître aux pouvoirs publics un droit de contrôle absolu sur la manière dont les parents exercent leur autorité dans la famille, et l’on ne saurait contester ce droit en principe, mais pour être en mesure de l’organiser, il ne suffit pas de le reconnaître, il faut voir encore jusqu’à quel point les autorités publiques, c’est-à-dire ici nécessairement les autorités locales, sont capables de s’acquitter des obligations correspondantes. Lorsque nous mettons leur indifférence, leur incapacité présumables en regard du zèle, du dévouement, de la connaissance des situations et des caractères qu’on doit s’attendre à trouver chez les parents, bien qu’on ne les y rencontre pas toujours ; lorsqu’on pense aux facilités que des compétences nouvelles offriraient à la malveillance comme à la satisfaction des cupidités particulières ; lorsqu’on voit le pouvoir envahir tous les domaines et s’ingérer dans tous les rapports, on recule devant l’idée d’étendre le contrôle officiel sur la façon dont le père gouverne la famille au delà des bornes que la loi lui assigne aujourd’hui. Mais partout où cette institution est encore absente, nous réclamerions pour la mère, pour les collatéraux, pour les enfants, même pour des tiers responsables et fournissant caution, le droit de saisir un tribunal des abus, des cruautés dont ils sont les témoins ou les victimes, afin que de tels délits soient punis et qu’une tutelle légale soit substituée à celle de leurs auteurs, soit temporairement soit pour toujours.



  1. Une thèse du naturaliste Agassiz soutenue à Munich pour le doctorat, en 1829, portait sur la supériorité de l’organisation féminine.
  2. Le code Napoléon ne permet pas à la femme de s’engager sans l’autorisation de son mari ; il veut que cette autorisation soit spéciale, que le contrôle de la justice remplace au besoin celui du mari incapable, que la femme non autorisée puisse elle-même agir en nullité. En revanche, il laisse la femme libre, en général, de contracter avec son mari sans aucun contrôle, sans aucune autorisation. « En agissant ainsi, dit Paul Gide dans sa remarquable Étude sur la condition privée de la femme (page 472), les rédacteurs du code n’ont pas seulement manqué de logique, ils ont manqué d’esprit pratique et de prévoyance. Assurément s’il est un cas où nos législateurs devaient croire à l’impuissance de la femme, c’est le cas où la femme a ses intérêts à défendre contre son mari. On concevrait encore qu’ils l’en eussent jugée capable, s’ils avaient eu soin de lui laisser dans le ménage une certaine mesure d’indépendance, et de l’habituer ainsi à connaître ses intérêts et à les défendre. Mais ils ont traité la femme mariée en pupille ; ils ont fait peser sur elle la double tutelle du mari et de la justice, ils l’ont habituée à ne voir et à n’agir jamais que par les yeux et la main d’un maître ; puis quand ce maître s’est changé pour elle en adversaire, ils l’ont laissée pour la première fois seule et sans défense. Jamais les habiles rédacteurs du Code n’avaient appliqué plus maladroitement leurs procédés habituels d’éclectisme. »

    La critique de l’éminent professeur nous paraît mal fondée : les rédacteurs du Code sont restés conséquents à l’esprit d’une législation qui ne voit dans la femme en général que l’avantage de l’homme en général, et dans la femme mariée que l’avantage du mari.

  3. Voyez à l’appendice le discours de M. Félix Bovet.
  4. Nous verrons plus loin dans quel sens il faut entendre cette obligation.