Les Dilemmes de la métaphysique pure/Introduction

INTRODUCTION


I

Position du problème. — Une question à se proposer pour une personne au courant des méthodes scientifiques, mais qui n’aurait pas encore songé à se faire une opinion ferme sur les questions débattues entre les philosophes, pourrait être celle-ci :

Est-il possible de soumettre à une méthode dichotomique les systèmes les plus recommandés par la renommée de leurs auteurs, et qui sont inconciliables entre eux, en les amenant à répondre à un petit nombre de questions qu’on formulerait soi-même sur les sujets qui paraîtraient de la plus grande portée ; cela fait, de chercher, après avoir posé sur chaque point une alternative logique, si les propositions contradictoires, extraites des doctrines, et élucidées, ne font pas corps entre elles d’un certain côté, par opposition aux autres, d’un autre côté ; de trouver le lieu central, pour ainsi dire, où la scission a son siège et d’où elle s’étend ; enfin, en présence de deux systèmes ainsi rendu cohérents, prendre un parti sur le meilleur fondement à donner à ces motifs de croire en ces matières inaccessibles à l’expérience et placées au-dessus du raisonnement ?

Et tout d’abord existe-t-il un principe, un seul, pour l’acceptation duquel il y ait unanimité parmi les philosophes ? C’est parce que un principe est requis, et que, toute preuve exigeant des prémisses, il faut s’arrêter, que la métaphysique, en son ensemble, est au dessus de la démonstration, quoique la logique soit le lien nécessaire de ses parties ; et elle domine pareillement l’ordre empirique des phénomènes, dont elle cherche la raison première en étudiant leurs lois, parce que le phénomène n’est jamais donné que sous condition, comme la preuve.

II

Le principe de contradiction. — Faute d’avoir pu découvrir la vérité première sous la forme et la dénomination d’un sujet d’existence à la fois indépendante et définie sans contestation possible, on a cru tenir au moins un principe d’affirmation universel et inébranlable dans le principe de contradiction, qui ne porte que sur des relations. Mais tout au contraire, et parce qu’il porte sur les relations d’une manière générale, c’est ce principe qui donne lieu à la division la plus profonde, et qui, dans ses applications, acceptées ou déniées, fournit une matière d’oppositions irréductibles entre les théories métaphysiques. L’erreur, assez commune à cet égard, provient de la confusion qui se fait du principe de contradiction reconnu comme règle du discours et critère du raisonnement, avec son emploi dans le jugement des qualités compatibles ou incompatibles entre elles en leur attribution à un même sujet, pour la constitution d’un sujet réel. Ce sont, en effet, deux points de vue très différents pour les philosophes.

Rien n’empêche, après avoir pensé séparément à deux propositions que l’esprit est incapable de concevoir comme pouvant se penser ensemble, de déclarer qu’elles sont cependant vraies l’une et l’autre de leur sujet pris en lui-même. Mais pour la pensée discursive, le discours et la controverse, la réunion de deux assertions, dans un cas semblable, est impossible, la soumission au principe de contradiction est forcée. Il régit la liaison et l’exposition des idées, pour autant que chacun s’entend soi-même et se fait comprendre des autres ; on n’affirme pas, on ne nie pas à la fois le même du même, sous le même rapport ; on ne pose pas, on ne retire pas à la fois ce qu’on dit. La loi est inéluctable pour la détermination de la parole. On ne peut jamais se contredire que successivement, et involontairement, si c’est de bonne foi.

III

Les contradictoires dans le sujet. — La règle de non-contradiction, transportée de la pensée à son objet, appliquée à un sujet logique de qualités, signifie : Un même sujet ne peut pas admettre en même temps et sous un même rapport une qualité définie, et une autre qualité qui soit pour notre pensée, la négation de la première, sa contradictoire. La restriction : en même temps, a pour objet de réserver la possibilité du changement dans le sujet, possibilité connue empiriquement sous la condition du concept de succession. Mais le principe de contradiction, sous cette nouvelle forme, perd sa nécessité logique. En effet, nous sommes les propres sujets de notre pensée, et nous savons si nos idées s’accordent ou répugnent ; un philosophe voué à la méthode la plus empirique acceptera donc le principe de contradiction dans le premier sens, parce que, dit-il, il constate qu’il ne peut pas penser de la même chose, le oui et le non en même temps ; mais il ignore s’il a le droit de porter le même jugement des attributs d’une chose quelconque qu’il ne connaît pas, et si ces attributs ne peuvent pas être contradictoires.

Ainsi l’unanimité des philosophes se dément dès le premier pas où, sans examen, elle semblait forcée. En fait, le changement et le temps lui-même peuvent être niés, et, en ce cas, c’est la contradiction qui, loin d’être interdite, peut devenir pour un philosophe la clé des théories.

Le principe de contradiction est la loi régulatrice des applications de la catégorie de qualité à tous les phénomènes, il intervient dans les applications capitales de la catégorie de quantité aux phénomènes dans le temps et dans l’espace ; mais le rapport de sujet à attribut peut être rejeté comme n’atteignant pas l’essence du sujet ; des attributs contradictoires peuvent être non pas imaginés, mais posés, pour constituer ensemble sa vraie nature. De là des questions qui priment logiquement toutes les autres, en métaphysique, et ouvrent d’inévitables alternatives de doctrines, au premier moment où une affirmation est à risquer touchant la condition de ce qui est extérieur à la conscience individuelle.

IV

Le subjectif et l’objectif. — Les questions qui concernent un sujet logique d’attributs peuvent se poser en termes abstraits. Le problème du sujet comme réel est autre. Nous devons nous expliquer complètement, quoique aussi brièvement que possible, en cette introduction, sur une des deux parties dont il se compose, et dont la distinction, en elle-même indéniable, est pour nous d’une importance capitale. Une question en effet, est de savoir quels sont les caractères qui dénotent un sujet réel, pour la connaissance, et si nous pouvons penser un tel sujet autrement qu’au moyen de la définition de ces caractères ; une autre, si nous devons, quoi qu’il en soit de cela, affirmer l’existence d’un ou de plusieurs sujets réels, et alors sur quel fondement. La première partie de la question est la propre matière de notre étude et des oppositions que nous avons à éclaircir. La seconde doit en rester indépendante et se résoudre ici a priori.

Supposons que nous n’entendions tout d’abord par le mot sujet que la conscience du moi telle qu’elle nous est donnée intuitivement et empiriquement, avec la mémoire et la liaison intérieure de ses représentations, lesquelles sont ses objets. Cette loi, ou fonction de phénomènes, en tant qu’elle nous est elle-même, en fait, représentée, constitue un fait ; nous l’appellerons réel sans avoir pour cela à introduire le problème de sa substantialité ou de sa permanence, et nous reconnaîtrons que l’existence de ce fait est pour nous la condition sine qua non de la représentation de tout objet que nous pouvons cependant croire en être indépendant pour sa propre existence.

L’idée de l’objet extérieur est certaine, comme étant elle-même une donnée empirique ; et elle est vraie, comme croyance de laquelle il est impossible à notre conscience de se détacher. On la nommerait à juste titre notion de l’altérité pour la distinguer de celle de l’extériorité, ou intuition spatiale, qui n’en est qu’une forme sensible.

En conséquence de cette notion et de ses applications à la connaissance des phénomènes, certains objets de la conscience deviennent, à son jugement, des êtres réels, c’est-à-dire des sujets pour soi, qui ont leurs attributs, leurs fonctions, et soutiennent des relations entre eux sous lesquelles ils ont à être considérés et étudiés, en dehors de celles de leurs relations qui les rendent des objets pour nous.

Les premiers de ces sujets pour soi sont naturellement ceux qui, d’après l’expérience, nous sont entièrement ou en partie comparables. La nature des autres, leurs propriétés générales, leur composition, sont à étudier, en psychologie d’abord, parce qu’ils sont en nous des représentations, et puis par diverses méthodes. Nous les considérons toujours comme des sujets, et non pas simplement comme des objets à nous, par ce seul fait que, leur reconnaissant l’altérité et une suffisante distinction les uns des autres, nous les définissons par des qualités déterminées dont ils sont des synthèses.

La coutume s’est introduite et généralisée, depuis la publication de la Critique de la Raison pure, d’affecter spécialement le nom de sujet à la conscience du moi, — on pourrait même assez souvent comprendre que c’est de la propre conscience du philosophe et de l’auteur, qu’il s’agit, et non d’aucune autre. — Alors tous les sujets différents de ce moi sont devenus des objets pour le langage, on a nommé subjectif ce qui se rapporte à ce moi, et objectif ce qui concerne les sujets de l’observation et de l’expérience. De là deux résultats contradictoires entre eux, également fâcheux : d’un côté, l’introduction, presque subreptice, d’un faux idéalisme qui, à l’aide d’une vérité de méthode, met en échec la doctrine de la réalité externe ; de l’autre, le parti pris positiviste qui tient pour douteux le subjectif, et sous ce nom les idées d’origine intellectuelle ou morale, et place la certitude dans l’objectif, en appelant objets, les sujets sensibles tels qu’il les croit être en eux-mêmes.

Nous reviendrons à une terminologie plus naturelle. Nous appellerons subjective toute qualité constitutive d’un sujet quelconque, ou qui appartient à sa nature définie ; et objective, toute représentation, en tant que donnée à une conscience comme son objet, externe ou interne qu’on le suppose. L’espace, par exemple, est essentiellement objectif en ce sens, et toute sensation externe est objective, en tant que représentative ; subjective, en tant que propriété du sujet doué de sensibilité.

Nous appellerons transcendant tout objet dont l’existence subjective réelle, sous quelque forme ou d’imagination ou de concept qu’il nous soit représenté, est invérifiable, inaccessible à l’expérience ; et une question transcendante sera pour nous toute question concernant soit l’existence d’un tel sujet, soit la vérité d’une relation qui échappe entièrement, ou pour sa généralité, à l’expérience possible et ne peut être qu’hypothétique ou matière de croyance. Telles sont essentiellement les questions dont traitent la métaphysique, et la psychologie dans ce qui n’est point de simple observation.

Kant s’est servi du terme transcendantal pour désigner « toute Connaissance qui ne porte pas sur les objets mais sur notre manière de les connaître autant que cela est possible a priori ». Cette distinction a été la source de difficultés inextricables touchant le sens que ce philosophe entendait donner à l’idéalisme. Nous n’aurons pas à faire usage de ce terme, parce que nous considérons les questions transcendantes comme se rapportant indissolublement à la connaissance de nos objets, en leur vraie nature, qu’elle que soit la manière ou faculté de connaître par laquelle on peut y parvenir et qui est elle-même une de ces questions dont dépendent les autres. C’est toujours sur la réalité d’un sujet ou sur la vérité d’une relation que porte le jugement affirmatif ou négatif.

V

La réalité et le réalisme. — L’existence des sujets réels, indépendamment de nos vues objectives, ne pouvant être assurée pour nous qu’en qualité de croyance, si naturelle et si invincible que notre croyance puisse être selon les cas, nous n’avons pas à entrer dans l’examen psychologique des décisions de l’esprit touchant les phénomènes ou leurs fonctions qui ont droit au titre de réalité. Ce qu’on nomme, l’existence réelle du monde extérieur, ensemble de ces phénomènes, n’est pas davantage une question pour nous, suivant ce que nous venons de dire. Ce n’est pas la réalité, c’est la nature de ce monde, ou ce que nous pouvons en regarder comme la définition pour notre entendement, c’est cela qui est à rechercher ; c’est par conséquent le rapport de l’idée que nous en avons avec nos concepts de qualité, de quantité, de causalité, de finalité, autant qu’il nous est donné d’y atteindre. Sur toute chose, autant nous savons de ses relations, soit de celles qui déterminent sa constitution interne, soit de celles qui la lient à d’autres choses, autant nous savons de son existence ; et il semble que, tous rapports ôtés, de même qu’il ne resterait rien de la relation, il ne resterait rien de l’existence, comme si l’idée de l’être devait n’avoir pour le métaphysicien que le sens que le verbe être a pour le grammairien et pour tous ceux qui usent de la parole, le sens de la copule, qui ne désigne et ne peut jamais désigner que des rapports. Mais tout le monde sait que les métaphysiciens ne l’ont pas en général entendu de la sorte.

Une question de logique et de métaphysique domine donc toutes les autres, c’est celle de savoir à quelle condition un objet posé dans la pensée, un objet, dans le sens de l’objectivité qui vient d’être défini, doit satisfaire pour répondre à notre idée de la réalité, de l’existence réelle, et représenter un sujet pour soi. Cet objet est un concept qu’on tient pour représentatif d’un sujet externe, mais d’un sujet dont on n’a, c’est notre hypothèse, ni une intuition empirique possible, ni d’autres moyens de démonstration. Ceci posé, regarderons-nous comme offrant seul le caractère d’un sujet réel possible l’objet représenté qui : 1o considéré logiquement, a la forme subjective, c’est-à-dire la forme d’un sujet de qualités et de relations, non la forme attributive à l’égard d’autres sujets proposés ; et 2o se définit par des relations, internes ou externes, prises de l’ordre de nos connaissances et régies par les lois de notre entendement ? Nommons la proposition affirmative la thèse de la réalité.

Pouvons-nous, au contraire, nous former des concepts, — ne disons pas d’une espèce étrangère à nos idées, qui sont toutes relatives et régies par des relations, car alors il y aurait impossibilité matérielle, — mais universels par leur signification, et attributifs, que nous dirions néanmoins exister en soi, d’une existence autre qu’individuelle, sans relations déterminées qui soient essentielles à sa constitution, et posséder les puissances actives et spécifiques dont les effets et les propriétés, sont exclusivement observables dans les êtres particuliers et individuels ? La méthode d’explication des phénomènes qui se fonde sur l’hypothèse de ces sortes d’entités, à quelque genre de concepts qu’elles appartiennent, ou à quelque degré de généralité qu’elles s’élèvent pour embrasser des classes de relations, nous la nommons le réalisme.

Le réalisme est le nom qu’a porté l’une des plus importantes applications de cette méthode, sous le règne de la scolastique : la doctrine de la réalité des universaux. Mais, la doctrine des formes substantielles et toutes les théories physiques des essences et des vertus procèdent de la même méthode. Étrange ironie des nomenclatures qui nous oblige, pour désigner des doctrines dont les plus profondes et les plus illustres ont forcé leurs auteurs, par la logique des idées, de regarder le monde phénoménal comme un système d’apparences illusoires, à nous servir de ce même nom de réalisme qui s’emploie aujourd’hui le plus souvent pour qualifier toute philosophie où l’on affirme l’existence réelle du monde externe ! Nous qui n’entendons nulle part mettre cette existence en question (voy. ci-dessous LXV), — car notre idéalisme est fait précisément pour la constater en la définissant, — nous n’avons pas besoin d’un terme pour en désigner la commune croyance, en dehors de toute définition. Le terme reste disponible, et nous pouvons nommer réaliste cette méthode de réalisation des idées abstraites qui embrasse, nous le montrerons, la presque totalité de la spéculation métaphysique ancienne et moderne.

Le principe de relativité, accepté ou repoussé, sépare du réalisme la méthode de la réalité. D’après ce principe, la nature de l’esprit est telle, que nulle connaissance ne peut être atteinte et formulée, et par conséquent nulle existence réelle conçue, autrement qu’à l’aide de ses relations, et, en elle-même, comme un système de relations.

Toutes les parties de notre étude se ramèneront directement ou indirectement à la discussion de ce principe, et les alternatives logiques auxquelles notre but est de ramener l’opposition des grandes théories métaphysiques seront des applications de la méthode qui l’accepte, ou de la méthode qui le repousse. Le principe est abstrait dans sa forme. C’est cependant examinées de ce point de vue que les plus grandes doctrines philosophiques se présentent sous leurs traits les plus caractéristiques et du plus haut intérêt dans l’affirmation ou dans la négation. Il gouverne toute leur histoire qui sans lui ne peut être comprise.

VI

Définition du dilemme métaphysique. — Le terme de dilemme, par une extension que l’étymologie permet du sens habituel du mot, est applicable à l’opposition mutuelle de deux thèses philosophiques telles, que l’acceptation ou la répudiation de l’une, avec ses corollaires, entraîne la négation ou l’affirmation de l’autre, sans qu’aucune des deux puisse être réfutée à l’aide de principes avoués par les deux parties qui les soutiennent. Le dilemme, comme argument d’ordre courant, énoncé en termes le plus souvent imprécis, vise à poser deux thèses contradictoires l’une à l’autre, de telle manière qu’on semble ne pouvoir accepter l’une ou l’autre, quelle qu’elle soit, sans être tenu à l’application d’une troisième en conséquence. La disjonction s’opère à l’effet de montrer que le choix est indifférent à la conclusion qu’on prétend tirer, soit d’ailleurs qu’on estime cette dernière bonne ou mauvaise. Au contraire, les dilemmes d’une philosophie critique dont l’objet est le parti à prendre d’affirmer ou de nier, mettent en regard les thèses contradictoires dégagées de l’étude des questions, les ramènent des deux côtés à leurs principes les plus généraux et réclament une décision. Les moyens d’information et de jugement sont demandés à la logique, à la psychologie, à l’histoire de la philosophie, qui est une sorte d’expérience variée et répétée des solutions possibles. Mais on cherche vainement, à trancher les litiges en montrant la contradiction dans l’un de deux systèmes opposés, parce que, en pareil cas, c’est principalement par l’interprétation donnée au principe de contradiction, en ce qui touche la réalité externe, qu’ils s’opposent, comme nous le verrons. Il n’y a donc pas possibilité d’obtenir la conviction de l’adversaire qu’on accuse de le violer, par des arguments acceptés des deux parts, et, en d’autres termes, par la logique. Mais l’acceptation et l’application du principe sont forcées pour les deux termes du dilemme qui énoncent les deux thèses contradictoires quand ils forment deux propositions inconciliables pour le discours (voy. ci-dessus, II). L’option entre les deux systèmes est alors logiquement inévitable.