Les Dilemmes de la métaphysique pure/Chapitre V

CHAPITRE V

LA CHOSE. — LA PERSONNE

LVII

Les idées de chose et de personne aux époques mythologiques. — La difficulté a dû se trouver grande, dans tout le cours de l’histoire de la philosophie, pour arriver à comprendre la personne comme la réelle origine et la fin suprême de l’existence, et l’intérêt suprême du monde, ou pour éviter, après la reconnaissance de cette grande vérité, de retomber dans des théories qui en impliquent la négation. Cependant tout indiquait, alors que la pensée spéculative n’avait pas encore pris son essor, une disposition mentale des hommes à se représenter leur propre nature comme l’essence latente des choses, et à supposer des actions volontaires au fond des phénomènes à l’égard desquels ils se sentaient eux-mêmes passifs. Les tendances fétichistes, expression de cet instinct, ont été communes chez les nations antiques, même chez celles où la notion de la divinité a atteint le plus d’élévation, et partout elles s’observent encore chez l’enfant, et se perpétuent chez les peuples sans culture. Elles n’ont pas entièrement disparu chez les plus civilisés. Le langage a pris et gardé, sans pouvoir s’en écarter, pour la première loi constitutive de la pensée exprimée dans le discours, l’attribution des qualités et des actions à un sujet qui tient le rôle d’une personne. C’est un signe indubitable de la facilité et de la nécessité qu’il y avait, et qu’il y a toujours, de personnifier le sujet.

Les mythes helléniques ou latins, relatifs aux phénomènes naturels, alliaient l’idée de personnalité à celle d’une source de qualités et d’effets qui étaient sans rapport, ou n’en avaient que de lointains, avec ceux que l’homme est capable de produire. Quand vint, dans cet anthropomorphisme, le moment où les dieux d’origine naturaliste furent définis pour les croyances nationales comme des personnes distinctes de leurs fonctions d’agents cosmiques, l’alliance de ces deux caractères ne tarda pas à paraître impossible. La réflexion conduisit, d’un côté, à l’incrédulité religieuse, effet tout négatif, mais, de l’autre, à un changement de méthode en théologie. On substitua aux personnes divines, à l’interprétation personnaliste des phénomènes, de purs symboles de qualités, de fonctions et de vertus, érigés en objets d’adoration.

Nous sommes ici à l’origine de l’obstacle que l’esprit humain a rencontré pour maintenir l’union de l’idée de Dieu et de l’idée de personne, — union qu’on peut croire avoir été d’abord naturelle, — ou, plus tard, pour la rétablir en lui donnant un fondement logique, après que les penseurs eurent traversé de nombreux systèmes auxquels elle répugnait plus ou moins. C’est la métaphysique réaliste qui porte la faute de la rupture, tant en elle-même, ou par ses applications les plus importantes, que par les déviations que son esprit a fait subir à la méthode idéaliste, partout où l’idéalisme a pu prévaloir sur les illusions causées par la puissante objectivité de la matière.

À l’époque des origines mythologiques, la personnification n’a pas porté seulement sur les phénomènes naturels, mais des idées ont été divinisées, idées morales, idées de qualités et de vertus, ou de rapports entre personnes, intéressant l’Homme et la Société, qu’il n’était pas possible de se figurer sérieusement incarnées. On ne laissait pas de leur prêter une action et des commandements, parce que ce n’était là qu’user des formes les plus communes de la rhétorique du langage. L’importance ou la sainteté de l’objet consacré pour un culte en constituaient le caractère divin, mais le caractère de personne était symbolique. On a coutume d’appliquer, en traitant de la mythologie, le terme de personnification à l’espèce de réalisation de concepts qui se fait par l’élévation à la divinité des vertus humaines, telles que Fides, Pudicitia, etc., des Romains. C’est pourtant là un trait de religion bien différent du fait de croyance d’un peuple qui investit de la souveraineté sur le monde son Dieu national regardé comme un être personnel. La pensée généralisée d’un Dieu de ce genre conduisit des nations polythéistes à l’idée du Père des dieux et des hommes, Zeus ou Jupiter, et cette idée s’épura finalement et se condensa en un monothéisme parallèle à celui des Juifs, à l’époque où la philosophie réduisait les autres Olympiens à n’être que des symboles.

On a coutume d’appeler personnification le procédé des philosophes (et du public en toutes sortes de matières) qui consiste à attribuer une existence de sujets et d’agents à des termes généraux. On ne veut pas dire par là qu’ils les prennent formellement pour des personnes. Il n’en ressort pas moins une fâcheuse confusion du réalisme avec le personnalisme. C’est le premier de ces deux procédés qui a constamment fait obstacle à l’application du second, là où elle eût été légitime. Nous allons nous en rendre compte.

Les dieux principaux des nations, à l’époque de la foi polythéiste positive, étaient des personnes, et, dans la partie de cet anthropomorphisme multiple qui se rap portait au gouvernement des phénomènes naturels, la chose, aspect relatif au phénomène sensible, ne se détachait pas de la personne, en laquelle on pensait l’être durable et la cause permanente dont on le faisait dépendre. L’indivision de deux idées si différentes pour nos habitudes actuelles de penser nous étonnerait moins, si nous songions que l’idée d’une chose ne se constitue qu’à l’aide d’une double abstraction : 1o  il faut, pour définir un phénomène, le distinguer d’un entourage de faits concomitants dont les rapports de dépendance ne sont éclairés que par une longue étude ; 2o  il faut distinguer la cause de la qualité, dans l’objet sensible, et c’est ce qui n’a pas toujours été aussi naturel qu’il paraît l’être devenu. Or la cause est toujours pensée comme du genre de la volonté et provenant d’une personne, tant que l’expérience de la liaison des phénomènes, là où elle est constante, n’a pas établi une routine qui substitue à l’idée propre de la causation celle de la nécessité de fait, et, chez le savant, à l’habitude des séquences uniformes le concept de loi naturelle. Contrairement à la théorie psychologique de Hume, l’habitude a combattu, loin de la faire naître, la notion de la causalité, qui est naturelle, primitive et inséparable du sentiment de la volonté, et elle en a exclu de plus en plus l’application aux connexions des phénomènes naturels.

À mesure que grandit, en se distinguant, dans l’esprit populaire, l’idée de personnalité dans son application formelle à la divinité, l’idée de la chose dut se constituer corrélativement, et bientôt s’opposer à la première qui lui était d’abord unie. On n’apercevait pas, à la réflexion, la possibilité qu’une personne, quelque puissance qu’on pût lui supposer sans cesser d’en consulter le seul type connu, qui est l’homme, possédât des organes ou d’autres moyens capables de produire les phénomènes d’ordre général, objectif, encore moins de constituer le Ciel et la Terre, où ils ont leur siège. Et puis cet être, lui-même, d’où serait-il sorti ? Il est plus facile d’imaginer une matière où les êtres se font et se défont par le débrouillement et la coordination de certains éléments, et d’où émergent enfin des générations comme celles dont nous avons l’expérience, que de concevoir une intelligence supérieure qui nous éclaire avec le soleil et met sous nos pieds la vaste terre aux profondeurs inconnues. On prendra son parti plus aisément de croire qu’il a toujours existé quelque chose d’où sortent toutes choses, que de supposer une limite aux phénomènes, un commencement qui serait l’acte d’un Esprit créateur au delà duquel il ne serait rien de concevable. Car rien n’est si simple que la pensée de l’indéfini du temps passé, — l’indéfinité des phénomènes, dans le temps comme dans l’espace, étant la loi de l’expérience, — et, de cette pensée, on se laisse aller inconsciemment à celle de l’infinité en acte, ou terminée, qui en est la contradictoire, et, de plus, contradictoire en elle-même. La faculté logique n’est point, comme on pourrait le croire, celle qui gouverne le plus ordinairement les jugements humains, ou qui est en possession d’en dicter qui ne soulèvent pas d’opposition.

LVIII

L’obstacle a la reconnaissance philosophique de la personnalité. — Cette marche d’une primitive pensée philosophique est commandée par la puissante objectivité sensible du monde externe, qui, sitôt que l’idée générale de chose est formée et généralisée ne permet plus à celles de personne et volonté de garder la primauté dans les imaginations touchant la nature. L’abstraction qui a été primitivement nécessaire pour former l’idée du phénomène séparément de sa cause et de toute activité volontaire ne trouve plus sa place quand la question de la nature de l’être se pose sur le tout du monde objectif et non plus sur des phénomènes séparés ; c’est, au contraire, l’idée de la personne qui semble maintenant une abstraction à l’égard de la chose universellement enveloppante dont les personnes font partie. La vérité dont le sentiment sourd entrait dans l’imagination mythologique est perdue, cette vérité, qu’il n’est rien d’intelligible sans la conscience. La conscience est, en effet, chez l’homme qui perçoit les phénomènes, la condition des choses qui lui sont représentées, puisque, si elle lui est retirée, le monde disparaît pour lui ; et la conscience, quand on n’en place pas les premiers éléments dans l’essence des êtres perçus de ce monde, les laisse inintelligibles, tout ce qu’ils ont de percevable se trouvant alors transporté à l’être qui perçoit.

Il a fallu les longs et difficiles travaux des penseurs dans la direction idéaliste, et le progrès lent de la critique du savoir, dans la mêlée des doctrines, pour que des philosophes comprissent que l’objet n’est jamais donné que dans son idée, ni l’idée hors d’une conscience, sujet réel, à moins que l’objet ne soit lui-même une autre conscience. Mais le réalisme, qui s’applique à la chose, en certaines philosophies, s’applique, en d’autres, à l’idée séparée de la conscience et tient le personnalisme en échec.

LIX

La chose et la personne dans les doctrines indiennes. — Chez le seul peuple de l’antiquité qui, en dehors de l’hellénisme, ait connu de véritables écoles philosophiques, — au moins en mettant à part la secte si particulière et presque toute morale des Lettrés de la Chine, — il semble, au premier examen, que la théologie brahmanique, source du concept principal sur lequel a porté toute la spéculation postérieure, ait placé dans la personne l’origine du monde, et regardé le monde comme n’étant essentiellement que le théâtre historique des vies successives des personnes. Un idéalisme dont de rares philosophes grecs, qualifiés de sophistes, ont à peine approché, présentait aux Indiens la nature, hormis les âmes actrices et spectatrices, comme un jeu d’apparences, une fantasmagorie. Brahma, principe du monde, semblait posséder, selon la doctrine orthodoxe aussi bien que pour les mythes ou légendes, une essence personnelle, mais Brahma, fondement de l’émanation, était aussi l’âme universelle. Or, la nature essentiellement individuelle de la conscience s’oppose à ce que l’on conçoive une âme multiple, des âmes conscientes émanées d’une autre âme consciente. La conscience n’est pas sans l’individualité, la personne sans la conscience individuelle. L’origine brahmanique des âmes était donc plutôt le symbole marquant le point de départ d’une évolution dont les périodes dépendent d’une loi éternelle, que l’acte de la division réelle d’une Âme-substance douée de la conscience de soi.

D’un autre côté, les transmigrations d’une âme, punie ou récompensée, d’une vie à l’autre, selon ses mérites acquis dans chacune, ou ses fautes, ne composent pas, sans la mémoire, les phases d’existence d’une conscience unique. On peut dire que l’âme individuelle rentrait réellement dans l’indivision à la fin de chaque vie, et non pas seulement lors de son retour au sein de Brahma, à la fin de chaque évolution cosmique, selon la doctrine brahmanique, attendu qu’à chaque transmigration elle perdait la mémoire. La substance seule de cette âme, c’est-à-dire un support sans qualités, une sorte de matière abstraite possédait l’immortalité.

Ainsi le substantialisme, un certain genre d’animisme, matérialiste sans forme déterminée, était la fiction qui fournissait l’image de la personnalité en apparence reconnue. Les dieux, les hommes et les animaux, conçus comme les formes diverses d’un même sujet, étaient des âmes soumises à la métensomatose, pour lesquelles il ne pouvait y avoir de progrès moral, puisque faute de mémoire, une même conscience ne les accompagnait pas dans leurs transformations matérielles, dans leur élévation ou leur descente à travers les degrés de l’animalité.

Ce vice du système des transmigrations se retrouve, nous l’avons remarqué ailleurs dans un des mythes de Platon, où ce philosophe montre les âmes buvant les eaux du Léthé avant de réinformer des corps.

À l’origine du bouddhisme indien, le dégoût de la doctrine de l’instabilité sans remède, et des misères de l’existence quand on l’envisage dans l’ensemble des vies d’une même âme ballottée entre des formes le plus souvent pénibles, fit croire peut-être à des ascètes, — à ceux qui apportaient plus de sentiment que de métaphysique dans la doctrine, et n’entendaient point par le nirvana l’anéantissement absolu, — que l’extinction volontaire de la conscience devait donner à l’âme l’entrée en une condition réelle, inconnue, exempte de vicissitudes ; et sans doute il existe quelque vue semblable dans les religions bouddhistes actuelles où l’on adore des Bouddhas vivants, immortels. Mais l’idée de l’âme comme pure conscience, soit psychologique et essence unique, à cet égard, de tout être possible, soit morale et fonction de vie progressive dans la justice et dans le bonheur, cette idée était et est restée étrangère aux doctrines orientales de panthéisme et de métempsycose. Ce que les dogmes offrent d’idéaliste dans les religions de cette classe tient pour une partie à un certain phénoménisme illusionniste, mêlé de croyances magiques, et, pour une autre partie, au réalisme de l’âme-substance et aux superstitions spiritistes. Le concept intellectuel et moral de la personne n’est pas constitué.

LX

La doctrine de la chose dans la plus ancienne philosophie grecque. — L’emploi ouvert et systématique du symbolisme, au moment de l’introduction de la spéculation dans la mythologie hellénique, chez les Hésiode et les Phérécyde, puis un panthéisme formel avec son fondement pris de la matière vivante, à l’origine de l’école ionienne, plus tard un matérialisme nettement défini, sont peut-être des marques plus certaines de rationalité de l’esprit chez les penseurs qui les premiers cherchèrent à définir le monde comme objet, la chose universelle, que ce système brahmanique des âmes émanées et incessamment incorporées et métamorphosées, où la notion de personnalité semble au premier abord se faire une si grande place. Mais d’autres doctrines et des points de vue très différents sur la nature de l’objet ont leurs points de départ dans la phase originaire de la philosophie grecque. Déjà le premier essai de cosmogonie produit à l’imitation des œuvres du même genre qui appartiennent au sémitisme polythéiste, la Théogonie d’Hésiode a cet intérêt de nous montrer les diverses applications du réalisme, que les philosophes n’ont cessé de se partager entre eux dans la suite ; et ce sont autant de manières de poser la chose en principe pour en déduire à la fin les générations physiologiques et la personne.

Le sens antique du Chaos, premier terme de l’existence posé dans la Théogonie, n’est peut-être pas exactement déterminé en son étymologie, mais les deux termes suivants, nommés également sans aucune origine que le poète leur assigne, ne laissent aucun doute sur sa qualité de chose : ce sont la Terre et le Tartare (sous la terre), et c’est de la Terre que procèdent le Ciel et la Mer. Aussitôt après, un principe entièrement différent est nommé, qui ne se rattache à rien d’antérieur : Éros, le plus beau des immortels, plutôt symbole que personnification positive, car ce n’est pas à lui comme être vivant que commencent les générations sexuelles. C’est du mariage de l’Érèbe et de la Nuit, sortis tous deux du Chaos, que naissent la Lumière de l’Empyrée et la Lumière du jour ; et, du mariage de la Terre et du Ciel, les Titans et les Dieux Olympiens, premières personnes réelles et ancêtres des hommes. L’origine du mal est rattachée à la Nuit, mère sans accouplement de toutes les sujétions fatales de la vie et de toutes les douleurs. Le point de départ pris dans la matière, l’évolution ascendante des phénomènes, l’emploi de la personnification, d’abord toute symbolique, ensuite confondant le symbole avec l’idée de divinité sous les noms d’Ouranos et de Gaïa, par où commencent les générations d’ordre naturel, c’est-à-dire, par un passage inexpliqué du mythe à la vie, les personnes : telle est en résumé la théorie de laquelle se sont éloignés au fond, beaucoup moins qu’on ne croit les philosophes qui ont remplacé par des termes abstraits les vues concrètes et naïves du mythographe dans cette philosophie de la chose.

Le vice de leur méthode n’ôte rien cependant au génie des philosophes, car le progrès de la pensée exigeait que la conception évolutionniste du monde fût élevée à la hauteur d’une doctrine rationnelle, et cela en mettant à l’essai toutes les manières, qui ne sont peut-être pas encore épuisées, d’imaginer la génération du supérieur par l’inférieur. Anaximandre, dès le vie siècle avant notre ère, formula donc la doctrine du développement spontané d’une matière unique, indéterminée en soi, possédant le principe immanent de ses productions : c’est l’Infini, doué de la propriété de s’ordonner lui-même et de mettre ses éléments en œuvre, en des évolutions de mondes qui se forment et se détruisent (XXII). Plus tard, Héraclite imagina de placer la substance unique, assimilée à un feu artiste, ou constructeur, sous l’action de deux principes continuellement opposés, et toutefois unis, formant l’harmonie universelle. De là un écoulement incessant de toutes choses, et un seul monde, voué à des évolutions successives, dont chacun a son commencement et sa fin dans l’unité (XXIII). La substance évolutive n’en est pas moins, chez Héraclite et chez les stoïciens, qui empruntèrent sa cosmogonie, ce système de la Chose dont Hésiode et d’autres mythographes après lui cherchaient à leur façon la définition et le développement, qui devait se poursuivre jusqu’à la production des êtres individuels et personnels. Les philosophes y joignaient l’idée d’une providence divine immanente.

À la conception réaliste de la matière vivante s’opposa celle de la matière brute, ou mécanique, autre sorte de substance, constituée par la réalisation des seules qualités sensibles qui se rapportent à la figure, à la solidité et au mouvement. De ce nouveau point de vue vint une perturbation dans la manière de concevoir la réalité. Par une bizarrerie apparente, l’idéalisme entra dans la philosophie à la faveur d’un système dont le sort devait pourtant rester presque toujours lié à la méthode empiriste. Nulle conception ne devait d’abord paraître plus apriorique que celle de Démocrite (XXV). Il plaçait la réalité dans ce qui n’est point sensible, dans le produit idéal d’une abstraction par laquelle l’esprit institue des éléments matériels indivisibles, invisibles, impalpables, les charge de donner lieu par leurs assemblages et leurs mouvements au toucher, à la vue, à toutes les sensations, bien plus au pouvoir d’en éprouver et d’en prendre conscience en de certains sujets où ils entrent en composition. C’était la séparation du réel et de l’apparent, aussi complète, à un autre point de vue, que la demandaient ceux des philosophes contemporains de Démocrite qui niaient la multiplicité et le mouvement ! C’était se créer l’obligation d’expliquer le sentiment et la, pensée par l’effet d’un jeu d’atomes qui n’y ont nul rapport ; et c’était donc être conduit à se poser cette question : la réalité n’appartiendrait-elle pas aux apparences sensibles elles-mêmes ? Qu’est-il besoin de ce support des atomes, qui n’explique rien ?

L’obscure théorie des idola de Démocrite, d’où ce qui ressort le mieux est l’identification du sensible avec le sentiment, si difficile à comprendre en elle-même, fait voir combien le génie de ce philosophe était préoccupé de la difficulté de résoudre le problème de ce qui s’appela, longtemps après, la « communication des substances ». Des sentences qu’on rapporte de lui, sur la profondeur où gît la vérité, témoignent des doutes que devait lui inspirer la comparaison de la fixité du sujet externe (en sa théorie), et des lois de la mécanique, avec les incertitudes et les contradictions du jugement, chez le sujet de la perception, selon que ses propres conditions varient. On peut rattacher à Démocrite plusieurs des philosophes qui reçurent le nom de sophistes, ceux d’entre eux que la distinction entre le phénomène sensible et la réalité mit sur la voie d’une sorte de scepticisme phénoméniste. Il leur suffisait de supprimer dans la doctrine atomistique les atomes, ce que l’empirisme trouve aisé, puisqu’ils sont imperceptibles ; restait le phénomène, tel qu’il apparaît à chacun, et l’homme mesure de toutes choses, comme disait Protagoras : de celles qui sont pour savoir comment elles sont ; de celles qui ne sont pas, pour savoir comment elles ne sont pas. L’idéalisme naissait ainsi du matérialisme, mais par la voie d’une analyse psychologique, — ce qui fait une grande différence d’avec l’idéalisme indien, — et ne dérogeait nullement pour cela au réalisme, méthode commune de tous les philosophes de ce temps. Le sujet matériel étant supprimé par l’abandon de l’atome, le phénomène prend sa place et devient quelque chose en soi, quoique instable. La contradiction éclate, alors c’est le scepticisme. L’homme est là, sans doute, cette mesure du vrai et du faux, que Protagoras est obligé de nommer, mais l’homme n’est pris que pour le réceptacle et l’enregistreur des apparences, il n’est pas la personne.

LXI

Les origines de l’idéalisme dans la philosophie grecque. — Deux conditions essentielles font défaut à cette origine empirique de l’idéalisme, pour qu’il puisse se constituer rationnellement ; le concept de la loi, tant dans la nature que dans l’entendement, pour l’interprétation et le jugement des phénomènes, et la notion morale de la personne, dominant les apparences. L’analyse psychologique était trop imparfaite pour que la fondation fût possible d’une école empiriste, analogue à celle qui, dans les temps modernes, depuis Locke, a pu servir les progrès de la philosophie en combattant le faux apriorisme, et il n’y avait non plus aucun appui suffisant à prendre dans les connaissances physiologiques. Ni Épicure et ses disciples, ni les aristotéliciens, incomparablement mieux partagés quant à l’esprit scientifique, ne trouvèrent plus tard rien de philosophiquement important sur les rapports de l’organisation avec les phénomènes mentaux. Il n’y eut d’ailleurs aucune suite sérieuse donnée à la partie des travaux d’Aristote qui ressortissaient à l’expérience ; sa doctrine ne devait elle-même entrer dans le mouvement général des esprits que longtemps après, et cela seulement dans sa partie métaphysique, pour s’allier à celle de Platon. L’unique siège d’un idéalisme empirique fut le pyrrhonisme, qui, laissant systématiquement en question la nature de la réalité, substance ou cause, n’en releva et n’en étudia partout que les idées, pour les mettre en contradiction les unes avec les autres dans les déterminations qu’en faisaient les philosophes, et conclure par le précepte pratique de la suspension du jugement.

Cependant l’idéalisme, avec une autre méthode, était entré dans la philosophie, plus d’un siècle avant que des disciples de Démocrite le découvrissent sous la forme d’un phénoménisme empirique. Sa forme initiale était simple, directe, aprioriste, issue des premiers succès de l’abstraction scientifique en géométrie. À peu près contemporaine du plus ancien substantialisme naturaliste des philosophes ioniens, elle résultait de l’application de la méthode réaliste de l’esprit à lui-même, à ses propres formes, et non plus à son objet concret. Il était dans l’ordre, chez une nation hautement douée en intelligence, que cette méthode qui, chez les uns, prenait spontanément le sujet de la spéculation dans la nature vivante, chez d’autres, le cherchât dans les concepts régulateurs des phénomènes, dans leurs modes de liaison fixes, définissables à raison de leur généralité.

Les premières découvertes auxquelles il dut d’entrevoir l’étendue des lois arithmétiques et géométriques qui régissent l’univers suggérèrent à Pythagore sa doctrine des nombres réalisés. Le Nombre fut la forme que l’Idée revêtit ainsi originairement, et qu’elle devait conserver en grande partie dans une école destinée à traverser les âges. Avec ce concept fondamental, entra dans le pythagorisme le principe de la limite comme condition de tout ce qui se réalise, et, essentiellement, de la perfection. Le Fini s’opposa ainsi à l’Infini, qui fut pris pour le caractère de l’indéterminé, du confus, et pour le symbole du mal, contrairement à la pensée d’Anaximandre et des principaux philosophes naturalistes. L’Idée, sous cette forme primitivement instituée, fut tenue, par l’application de la méthode réaliste la plus nette, pour une chose en soi, agent déterminant de la réalité des autres choses. Ce point de vue nous est devenu difficile à comprendre ; mais le fait constant d’une doctrine qui se donna pour premier principe une catégorie particulière, la relation numérique, posée comme l’essence même des choses, peut nous faire mesurer la force de la tendance à subjectiver. C’est d’elle que naît la méthode réaliste, pour s’appliquer à la constitution du sujet idéal auquel on donne la préférence sur toutes les autres.

L’idée réalisée atteint sa plus haute abstraction dans la philosophie éléatique, où elle ne s’arrête qu’en prenant pour sujet l’Être absolument parlant, sans multiplicité, sans changement, sans détermination. Le sujet dont la définition consiste ainsi à n’en avoir aucune répond au même concept que la copule est des grammairiens, qui sert à rapporter à l’être ses attributs ; le réaliser en ôtant les attributs, c’est réaliser la négation. Cet être sans relation de l’école d’Elée n’admettait pas même la distinction de la pensée d’avec son objet, et, en effet, il n’y a jamais que leur détermination qui puisse faire prendre un sens à leur distinction.

La thèse du sujet absolu explique aussi celle que les éléates soutenaient, de l’impossibilité de constituer rationnellement telle chose qu’un quantum réel dans le continu quoique les phénomènes en offrent l’apparence. Ils demandaient comment une quantité pourrait se composer par la sommation d’éléments qui, étant eux-mêmes des quantités, ne conduisent jamais par la division à des éléments premiers réels ; et, ne trouvant pas de réponse, parce que l’hypothèse du continu en soi n’en permet point, ils regardaient comme illusoires les phénomènes de l’étendue et du mouvement. Le réalisme était la méthode qu’ils étendaient à tout ; ils l’appliquaient à l’idée de l’étendue, qu’ils voyaient empiriquement répondre à quelque chose de toujours divisible, et ils en concluaient que l’existence réelle d’une telle chose est logiquement impossible. Il aurait fallu un élément réel à multiplier, et il n’y en avait pas (VII et XXXV).

Il règne manifestement une opposition directe entre la méthode de réalisation des idées, ses applications, quel qu’en soit le sujet, et la constitution des vraies notions philosophiques de personne, ou moi, conscience et volonté, par la simple raison que ces dernières, dès qu’elles sont reconnues, se subordonnent, en prenant le titre d’uniques sujets réels, les autres, qui deviennent alors leurs modes variables et leurs formes représentatives. C’est pour cela que des idées réalisées, chez Héraclite, chez Empédocle, prenant des rôles fictifs de personnes, bannissaient des doctrines de ces philosophes, toute vraie personnalité des principes du monde, et que le Noûs d’Anaxagore, idée réalisée de l’Intelligence, et non point intelligence personnelle, a trompé les interprètes qui pensaient trouver la personne d’un dieu souverain dans ce concept qui n’était même pas celui d’un dieu démiurge (X).

LXII

La doctrine platonicienne des idées. — Platon, sans essayer de définir le principe absolument premier, entreprit de constituer la doctrine des Idées. Il avait reçu une impression profonde de l’effort fait dans l’école éléatique pour échapper à l’instabilité du sensible en plaçant l’essence du réel hors de la relation, et l’enseignement de Cratyle son maître, disciple d’Héraclite, l’avait mieux persuadé de l’ « écoulement universel des phénomènes » que de l’alliance de Zeus avec Polémos pour faire sortir de l’instabilité l’harmonie. Il assistait, de son temps, à la mêlée des opinions et des sophismes suscités par l’impossibilité de faire sortir de l’étude de la chose sensible les qualités capables de produire la sensation, ou de la communiquer, et de fonder la connaissance et la raison. Il n’aperçut un fondement rationnel du savoir que dans les Nombres du pythagoricien Philolaos, dans l’application de sa géométrie réaliste à la définition de l’essence des corps et à l’organisation de la matière, jusque-là substance indéterminée. L’œuvre de son génie fut de généraliser ce concept sous le nom d’Idée, applicable à tous les objets de la connaissance sous leurs rapports divers, comme l’est l’idée propre du nombre pour des rapports spéciaux. Platon comprit dans les Idées les idées morales de Socrate, qui n’avaient point eu pour ce créateur de la psychologie un sens autre que logique, politique en son application, et il les érigea en essences supracosmiques, sujets transcendants à l’égard de l’expérience, archétypes dont tous les phénomènes de la nature et les modes de l’intelligence ne devaient être, selon lui, que des imitations ou des participations imparfaites. Ces derniers termes n’exprimaient pas quelque chose de bien différent de ce que les pythagoriciens avaient pu entendre par l’identité du sujet abstrait, — le Nombre, à leur point de vue, — avec l’essence de la chose ; car l’Idée au point de vue de Platon, était ce que la chose définie a de stable, de constant, et, à vrai dire, de réel. Les idées réelles, au sens de la psychologie moderne, n’étaient à ses yeux que des images affaiblies et variables de celles qui ont l’existence en soi et l’éternité.

Cette doctrine éloigna, pour toute la suite des siècles, la psychologie et la théologie de la conception rationnelle de la personnalité comme fondement et de l’entendement humain et de la Souveraine Intelligence. Les Idées étant envisagées hors de Dieu et hors de l’homme, la conscience se trouvait dénuée de matière propre, ou n’en avait qu’une empruntée, et perdait ses objets directs et son autonomie. Dieu n’était pas intelligible comme supérieur aux Idées, parce que sans les relations, que seules elles fournissent, il ne pouvait être défini : il était l’Inconditionné, l’Absolu ; et il n’était pas davantage intelligible comme dépendant des Idées, et démiurge chargé de prendre en elles le modèle du monde, parce que l’on n’assignait pour ce dieu inférieur ni origine, ni fondement d’existence.

La doctrine des Idées subit, ainsi d’ailleurs que la théorie opposée d’Aristote sur les essences individuelles, une longue éclipse pendant le règne du dogmatisme matérialiste sous les formes antagonistes du stoïcisme et de l’épicurisme, à moins cependant qu’on ne regarde comme des sortes d’Idées les raisons séminales de l’évolutionnisme stoïcien. Mais, à l’époque où la théologie fut complètement renouvelée par l’alliance du monothéisme juif avec l’hellénisme et la philosophie, la faveur fut rendue aux Idées par le besoin qu’on avait de constituer des hypostases divines, afin que Dieu demeurât dans l’absolu, suivant l’exigence de l’opinion philosophico-religieuse alors régnante. Les Idées furent donc rapportées formellement à l’Intelligence divine, et différèrent en cela des sujets en soi de Platon ; mais la méthode réaliste ne fut ainsi abandonnée, en ce qui concerne ces sujets en particulier, que pour s’appliquer à leur ensemble, et constituer le Logos, hypostase de l’Être suprême, concept réalisé qui n’est nullement une conscience, la personnalité de Dieu. En effet, si nous considérons le Logos du système néoplatonicien, ce monde intelligible, émané de l’Un, est, dans son unité propre qui embrasse les Idées, une essence à son tour émanante d’où procèdent les dons de l’intelligence dans l’Âme du monde et dans les âmes individuelles qui en sont tirées. Les trois hypostases ne peuvent rien composer, ni ensemble, ni séparément, qui soit semblable à la conscience de la moindre de ces âmes qui sont au bas de l’échelle des corps animés (XI et XXVII).

LXIII

Les hypostases. La métaphysique adaptée au christianisme. — Les hypostases de la théologie chrétienne diffèrent profondément par l’intention de celles du néoplatonisme. Elles se nomment en langue latine, langue de l’Église d’Occident, des personnes. Le Logos est l’une d’elles, la seconde, incarnée en Jésus-Christ. Mais il s’agit ici de métaphysique, non du mythe religieux de l’incarnation. Le sens du mot personne, passant pour synonyme d’hypostase, a été laissé indéterminé. D’une autre part, il est hors de doute qu’on entend enseigner par la doctrine métaphysique de la Trinité que Dieu (entendu simplement) est une Personne : une personne dans le même sens où il est admis que Jésus-Christ est une personne, avec deux natures dont l’une est humaine. L’inintelligible se couvre du nom de mystère. Ce qui est certain, c’est que les entités divines créées par cette doctrine sont des produits de la méthode réaliste. Aucune autre méthode ne permettrait de placer dans une personne le siège de plusieurs personnes, en affrontant l’équivoque.

Prenons un autre point de vue. Il semble que les idées, en Dieu, doivent, en perdant leur signification platonicienne d’êtres en soi, se comprendre comme les modes de conscience et d’entendement dirigés par la volonté de cette personne qui est Dieu. Mais l’existence hors du temps, l’intuition des futurs en qualité de faits présents, l’absence de perceptions contingentes et l’infinité des attributs excluent les modalités mentales, relatives, muables, allant d’une détermination à une autre, sous la loi générale du rapport de sujet à objet. Ces modalités sont cependant tout ce qu’il nous est donné de connaître comme appartenant à la vie consciente d’une personne. Le dieu des chrétiens a des idées en ce sens et perçoit des phénomènes, si nous considérons la morale et le culte, les commandements et les promesses, la prière ; mais le dieu des Conciles et de l’École n’en saurait avoir ou percevoir sans contradiction, si nous consultons sa définition métaphysique. Les idées ne conviennent pas sous ce rapport à sa nature ; celles que la scolastique lui attribue restent encore les essences platoniciennes, sujets en soi, modifiées seulement par un changement de sens de cette participation, que Platon supposait remontant du monde sensible et muable à l’ordre des idées invariables et éternelles. Ce sont ces dernières, maintenant, qui descendent du genre suprême, comme espèces ou degrés de l’être, et propriétés des choses ; ou encore ce sont les formes substantielles dont le nom cette fois s’emprunte à la terminologie aristotélique, ce qui ne fait pas beaucoup de différence ; ou enfin les types intelligibles de toutes les pensées et de tous les modes d’être réels que Dieu, source de toute réalité, distribue aux créatures que par sa présence et par son acte, à chaque instant, il fait être, et être ce qu’elles sont.

Cette doctrine diffère du panthéisme néoplatonicien par la substitution du principe de la création à celui de l’émanation ; elle le dépasse peut-être dans l’atteinte portée à l’individualité en principe, lorsqu’elle nous présente, dans le thomisme, la conservation du monde par l’action divine comme une création continuée qui fait de toute modification réelle d’une créature un acte toujours présent de Dieu. Le plus haut degré du réalisme nous apparaît dans la thèse théologique de l’identité de la puissance et de l’intelligence au sein de la nature divine ; identité qui se poursuit dans celle de la création avec la pensée de la création, ou des êtres avec les idées. On rétrécit habituellement la question du réalisme en ne considérant que l’aspect logique des universaux, mais si on la prend dans son ampleur, on doit reconnaître que donner aux idées le titre de sujets, c’est leur retirer la qualité objective et la fonction qui leur conviennent proprement dans la conscience, soit de l’homme, soit de Dieu (XIII-XIV).

C’est le réalisme qui, dans la philosophie moderne, en dépit de l’intention qu’avaient les cartésiens de bannir les entités, telles que les formes substantielles, dénomination principale sous laquelle la scolastique les leur avait transmises, a été l’obstacle à la reconnaissance du principe de relativité. Il a maintenu la doctrine de l’absolu dans l’école aprioriste, ou synthétique, issue de Descartes.

LXIV

La personnalité chez Malebranche, Spinoza et Leibniz. — La conscience n’a pas suffisamment apparu comme l’unique fondement et comme la condition première des idées, aux philosophes qui ont cru s’éloigner beaucoup de la scolastique, et qui se sont trompés, parce que cette loi des lois, n’est pourtant qu’une loi, c’est-à-dire intelligible seulement comme telle, une relation, et qu’ils ont persisté à vouloir connaître autre chose que des relations. Chez Malebranche, c’était une façon de poser des idées en soi, quoiqu’en Dieu, que de les poser hors de la nature humaine et de la conscience humaine au sein d’une nature intelligible universelle (la deuxième hypostase divine) où nous les voyons. La conscience n’a pas ainsi sa matière donnée en elle, elle n’a pas non plus à elle les actes par lesquels elle en dispose, car, en tant que réels, ils sont les actes du Créateur. Quant à la personnalité divine, ce n’est point sa métaphysique qui pouvait la fournir à Malebranche ; c’est sa foi de chrétien en l’Homme-Dieu.

L’admirable doctrine des monades et de l’harmonie préétablie était en elle-même conciliable avec la création et avec la personnalité du Créateur, ainsi que Leibniz la présentait, et la mieux conçue pour représenter un idéalisme posant l’identité de l’être et de la conscience ; mais Leibniz entendit que chacune des monades instituées à l’origine en rapport les unes avec les autres eût reçu de Dieu le principe interne et la loi infaillible du développement prédéterminé de tous ses phénomènes objectifs et subjectifs, passifs et actifs, pour tout le cours du temps. Dans cette condition, la monade humaine a, pour ainsi parler, la jouissance (ou la peine) mais n’a la propriété d’aucun de ses sentiments, de ses pensées ou de ses actes. L’existence de la monade divine, organisatrice, en son éternité, de cette fonction universelle des êtres conscients, où rien n’entre qui ne soit de lui, équivaut, si l’on s’en rend bien compte, à la donnée d’une multitude infinie de consciences de tous les degrés, existantes à chaque instant par l’acte d’une puissance unique qui les fait être et se modifier incessamment et se coordonner, sans changer elle-même, faisant le temps et n’étant pas dans le temps. Mais ce concept métaphysique ne pouvant se former et se soutenir sans contradiction dans notre pensée, n’a pas pu être le plan du monde en une pensée souveraine que nous regarderions comme l’exemplaire de la nôtre.

Le leibnitianisme est de toutes les doctrines philosophiques modernes la plus affranchie du réalisme. Son concept unique de l’être est entièrement d’ordre mental. L’être y est défini par la conscience, la conscience par ses fonctions, inséparables de la connaissance qu’elle a d’elle-même, et donnée par des rapports. Les degrés de l’être sont des degrés de conscience et de vie. Les relations nécessaires des êtres composent une harmonie de déterminations spontanées dont l’universelle connexion est préétablie comme l’ordre même de la création d’une multitude infinie de monades, toutes liées. La fiction de la cause transitive est bannie de ce système, ainsi que l’imagination du développement des propriétés de la substance du monde, ou évolutionnisme. Mais la doctrine de l’infini et le prédéterminisme absolu, universel, détruisent ces incomparables mérites en supprimant logiquement toute individualité dans la nature, et la liberté de la personne (XVI, XL, L).

Par là s’explique l’assimilation qui se fait si souvent de ce monde de Leibniz, sur lequel règne pourtant le Dieu du christianisme, et où les âmes sont immortelles, avec le monde de Spinoza qui a pour Dieu la Pensée universelle sans conscience, unie à l’Étendue universelle sans division, et, pour nature, la production à l’infini des modes divisés de cet être un et indivisible. L’accord des deux doctrines se fait sur le déterminisme absolu, mais celle de Leibniz s’offre à notre esprit comme la définition du système universel des relations en Dieu et dans le monde ; celle de Spinoza est peut-être la plus haute expression du réalisme qui ait jamais été formulée.

En effet, si nous regardons aux principes les plus généraux du spinosisme, nous avons à envisager, pour la raison d’être de l’univers, les deux plus hautes abstractions possibles de l’entendement, réunies sous les noms de Dieu ou Substance, et, pour la cause du monde le développement logique de cette conception réalisée, assimilé à celui des propriétés d’une figure de géométrie ; et, si nous passons à l’extrémité opposée, qui est quelque chose comme la fin assignée à ce développement, nous trouvons, au sommet de la vie, au point où commence la vie supérieure de l’âme, la multitude des humains voués aux idées inadéquates, à l’illusion des phénomènes divisés du temps, de l’espace et de l’individualité, et aux passions de la servitude, et, en regard de ceux-là, le petit nombre des intelligences plus adéquates à la vérité, auxquelles appartient l’espèce d’immortalité relative à l’idée de leur âme et à l’idée de leur corps, telles que ces idées sont données au sein de la substance éternelle. Le philosophe les engage à se confondre par l’intuition et par le sentiment avec cet état unique de l’existence indéfectible (XXX-XXXI).

LXV

La personnalité dans le réalisme idéaliste. Berkeley. — Dans l’école empiriste moderne, l’idéalisme s’est dégagé du matérialisme à mesure que l’analyse psychologique a forcé les philosophes de reconnaître que la sensation ne saurait dépasser l’idée représentative par laquelle elle est constituée, pour atteindre quelque chose d’autre qui ne soit pas une idée encore. Cette découverte que toute la philosophie de l’antiquité n’avait pu accomplir, mais que les pyrrhoniens avaient préparée, Descartes, le premier, la fit, en expliqua clairement le principe logique et en montra la portée, quoique sans vouloir en tirer la conséquence en ce qui concerne la nature de l’étendue. Locke, paraissant en partie la reconnaître, ne la comprit pas ; Berkeley seul démontra que toutes les « qualités de la matière », primaires ou secondaires qu’on les appelât, étaient dans un même cas en tant qu’affections de l’ « esprit » qui a, lui, pour définition « le percevoir et le vouloir ». L’esse, dans l’objet matériel en tant que tel, devait, selon lui, se réduire au percipi. Mais, si la première de ces formules était démontrable, il n’en était pas de même de la seconde, et Berkeley confondit la possibilité logique de la négation des corps avec la preuve de leur non-existence.

Il ne serait point contradictoire que, malgré le puissant instinct qui nous porte à croire à l’existence d’objets hors de nous, lesquels continueraient d’être, alors que notre conscience serait anéantie, tout ce que nous percevons ne fût réellement rien de plus que le mode objectif de nos perceptions, en corrélation avec leur mode subjectif, en sorte que les deux modes réunis ne seraient que des affections corrélatives de notre conscience. Ce point de vue paradoxal est utile pour nous persuader d’une vérité étroitement liée au principe de relativité : à savoir, que la conscience est la condition de la représentation de toutes choses, et ne peut s’assurer d’aucune indépendamment de ses propres modifications. Si cette réduction du monde au moi individuel était posée dogmatiquement comme le vrai, ce serait ce qu’on a nommé le sémetipsisme, système répugnant, quoique exempt de contradiction. À la possibilité logique de cette conception une autre possibilité s’oppose : celle de l’existence hors de nous, tout d’abord d’esprits semblables aux nôtres, — ceci, Berkeley l’admettait d’après certaines inductions, — ensuite de ces consciences inférieures, dont le règne de la vie nous montre les espèces et les degrés multipliés au delà de toute imagination. On peut supposer, en effet, sous les apparences sensibles de ce que nous appelons matière, la donnée réelle d’une multitude immense d’êtres dont la constitution interne, où nos perceptions n’atteignent pas, serait analogue à celle des précédents, encore que sans organisation et sans évolution vitale.

En considérant sous cet aspect un monde extérieur réel et son fondement matériel, on rend aux propriétés constitutives des esprits, pour l’œuvre de la perception externe, l’étendue et tout ce qui ne saurait être sujet pour soi. C’est un idéalisme monadologique, c’est-à-dire une conception ontologique d’un genre tel, qu’elle évite également le réalisme des abstractions et le réalisme de la pure matière, et, ne comportant pour son explication d’autres éléments que les phénomènes et leurs lois rapportées à l’intelligence, reste fidèle au principe de relativité. Berkeley ne l’adopta point quoiqu’elle fût complètement à l’abri de ses arguments contre l’existence de la matière. Son immatérialisme passa dès lors pour une négation de la réalité du monde extérieur. La personnalité, soit en Dieu, soit dans l’homme, semblait cependant jusque-là n’avoir rien à souffrir de l’abolition du monde physique. Mais il restait à savoir quelle origine serait attribuée aux perceptions qui ont un caractère passif.

Au fond et à proprement parler, le système de Berkeley n’était pas cette négation que l’on crut du monde extérieur, mais bien une nouvelle espèce du réalisme, nouvelle, bien qu’analogue à celle de Malebranche, ainsi qu’on l’a toujours reconnu, différente seulement dans la manière de définir les objets représentatifs, ou idées, dont Dieu se sert pour nous donner nos perceptions.

L’hypothèse est que, les corps n’ayant pas une existence réelle et pour eux-mêmes, — ou, d’après Malebranche, existant sans doute mais sans être perceptibles aux esprits, — Dieu soit l’auteur vrai de nos perceptions des corps, et nous les fasse avoir, selon les rencontres, conformément à des lois qu’il a établies. Berkeley, lui, donne aux purs objets sensibles, à ceux dont il entend que la qualité d’êtres perceptibles constitue exclusivement la nature, le nom d’idées ; il leur réserve même ce nom afin de bannir de sa théorie les idées générales. Ce ne sont donc que des sortes de signes, toujours particuliers, dont Dieu, leur auteur, fait usage pour le service de nos besoins naturels et de nos communications. Ils sont seuls, proprement et réellement, en ces variétés de sensations qui les constituent, les objets créés pour être présentés à, nos esprits et pour les affecter du dehors. Ils sont des idées réalisées, par conséquent, à aussi bon titre que celles des théories de Platon et de Malebranche. Il n’y a que la définition de la nature de l’idée qui diffère, toute sensible selon le philosophe empiriste, intelligible, au dire des aprioristes, ce qui, sans doute, importe beaucoup, mais non pas pour la question du réalisme. Or, c’est ce réalisme qui, en enlevant à l’être individuel, pour la porter en Dieu, la propriété des formes d’impression par lesquelles il est lié aux autres êtres, et en lui accordant la propriété de les provoquer chez autrui, mais grâce à l’intermédiaire de Dieu seulement, ôte le fondement de la définition de la personne comme capable de perception et d’action par elle-même, et ne lui accorde qu’une volonté inefficace par soi.

La disposition des penseurs à regarder ainsi nos modifications mentales, soit sensibles, soit intelligibles, comme des effets directs d’une émission de l’essence divine était déjà trop affaiblie au temps de Berkeley, pour qu’on donnât une attention sérieuse à autre chose, en sa théorie, qu’à la partie critique et négative. Dès lors on devait y voir la franche négation du monde extérieur, et, comme cette négation s’interprète assez naturellement dans le sens de la réduction pure et simple de l’objet de la sensation à une propriété du sujet sensible, on se borna à soupçonner, non sans étonnement et hésitation, dans ce paradoxe, une surprenante constatation de l’impossibilité de démontrer l’existence des corps. Mais il put s’établir, chez des esprits qui trouvaient là quelque chose de plus qu’un paradoxe, sans toutefois accorder aucune valeur philosophique à la correction que le théisme de Berkeley apportait à son immatérialisme, une sérieuse tendance à fixer dans le moi la conception de l’être. Pour ceux-là, l’idée du moi pouvait revêtir un aspect universel, et la métaphysique moniste s’élever sur les ruines de la psychologie. En effet, le moi comme existence unique, embrassant un sujet et un objet inséparables, ne peut que s’étendre à l’ensemble des relations de l’univers, et se poser comme inconditionné. Toute limitation du dehors exprimerait une multiplicité réelle. Un moi empirique tel que le nôtre est incapable de faire sa propre unité et de se fermer sur lui-même en s’enveloppant ; il ne peut échapper au sentiment de son insuffisance et de ses bornes, impliquées par le temps, l’espace et la causalité, qui sont des lois attachées à ses représentations. L’idéalisme qui prétend se constituer entre la négation du monde matériel, d’un côté, et l’abstraction de tout rapport à Dieu, de l’autre, est donc un réalisme absolu, s’identifiant, par la réalisation du moi pur, avec le panthéisme externe dont il croit embrasser le contradictoire ! Pour se poser, il retranche toutes les relations par lesquelles un moi individuel peut se définir. Ensuite la tâche que l’idéaliste subjectif se propose est nécessairement de tirer de son principe les relations mêmes qu’il a dû en éliminer pour se faire l’illusion de prendre dans l’absolu son point de départ. C’est une espèce particulière de cercle vicieux, et c’est toute l’histoire de l’idéalisme subjectif absolu, quand on le considère dans son évolution (IX et LXVI).

LXVI

La personnalité en différents sytémes de réalisme idéaliste. — La Critique de la Raison pure de Kant repose tout entière sur une conception de l’univers qui ressemble beaucoup à cet idéalisme moniste. Kant ne nie pas comme Berkeley les noumènes du monde matériel, il se contente de les tenir pour inconnaissables. Il pose l’existence des phénomènes, comme Berkeley celle des signes sensibles, mais sans les rapporter à Dieu, et il traite habituellement du sujet dont ils affectent la sensibilité, — et qui est aussi le sujet de l’entendement et de la raison, — comme s’il était unique ; car chacun a pu remarquer que son langage laisse le lecteur dans l’incertitude, et se prête à cette interprétation : qu’il n’y a qu’un seul sujet, dans lequel l’espace, avec tous les phénomènes que l’espace renferme, n’est qu’une représentation. Fichte a cru certainement dégager la pensée réelle de Kant en formulant le système du moi absolu, et pouvait bien le croire en effet. Il a détruit, en conséquence, la vraie notion de la personnalité, en pensant lui donner un fondement inébranlable. Son évolution de penseur l’a conduit à un genre de panthéisme, obtenu par la restitution des relations dans le moi absolu. Les autres principaux disciples de Kant ont nié plus ostensiblement le principe de la conscience individuelle, en la classant parmi les produits des idées abstraites, autres que le moi pur, dont ils ont imaginé que descendait le monde. L’idéalisme devint, chez ces philosophes, un réalisme pour lequel des abstractions étaient les choses premières, comme dans certaines grandes écoles, à l’origine de la philosophie.

Schopenhauer, à la recherche de l’absolu de la connaissance, comme ses devanciers en Allemagne, plaça la substance et la source des êtres phénoménaux dans la Volonté, et même dans la Liberté, ce qui semblait promettre une place à la conscience, en principe, et à la personnalité, dans sa doctrine. Mais la Volonté dans l’Absolu, sans précédents de conscience, n’a rien de ce qu’on entend par le vouloir ; c’est donc encore une fiction réaliste, en cela comparable à celle de Fichte. Le système de Schopenhauer est un parfait monisme, et un parfait déterminisme, si l’on ne regarde qu’à sa métaphysique, en négligeant sa partie de sentiment et ses échappées de vue mystiques. Ce réalisme de la Volonté est d’ailleurs tout pareil à celui de la Raison et de la Liberté, que Kant a obscurément supposées hors du temps et de l’espace, dans un Noumène chargé d’exercer pour nous notre réel libre arbitre, tandis que la liberté ne serait qu’une illusion, en tant que nous l’imaginons applicable au monde des phénomènes, tous et toujours rigoureusement prédéterminés. Kant, avant Schopenhauer, a bien positivement renversé le principe de la personnalité morale, l’autonomie de la volonté, en ce qui touche d’ordre empirique des phénomènes (auquel il a pourtant tenu à conserver le titre de réel), lorsqu’il en a exclu la possibilité pour l’homme d’y remplir cette fonction du devoir que, plus que personne, il regardait comme le caractère essentiel de la dignité humaine.

L’idéalisme devait, quoique d’une autre manière, aboutir au réalisme des idées, dans l’école empiriste. La négation du monde extérieur de Berkeley prit et garda, dans cette école, une sorte de force latente, après qu’on eût mis de côté le recours à Dieu pour l’explication des sensations. L’associationnisme, à la suite des analyses de Hume, dissolvantes des notions d’esprit et de matière, s’appliqua à la recherche de la genèse des idées par les sensations, sans pouvoir remédier à l’absence de toute définition d’un sujet auteur et d’un sujet récepteur des sensations, théâtre de leurs transformations en idées. Plusieurs croyaient, d’après des raisonnements sur la perception externe, faire ressortir la réalité en soi de l’espace ; au fond, il fallait se dire que ce n’était toujours rien de plus que constater une idée : l’idée de quelque chose qui serait plus qu’une idée, si nous pouvions le connaître.

On peut à la fois ne pas nier que les phénomènes ressortissent à la pensée essentiellement, et avoir recours aux phénomènes physiologiques (encore bien que l’observation de ces phénomènes suppose la pensée) pour lui donner un sujet sensible comme support, au défaut d’un autre qui soit plus homogène à l’acte intellectuel. Les philosophes qui adoptent cette méthode croient quelquefois rester de purs psychologues. C’est une façon d’avouer, à moins de cercle vicieux, qu’ils manquent d’une notion sur la nature propre du sujet de leurs études. Le schématisme physiologique ne leur permet de représenter rien de plus que des relations entre les phénomènes rapportés à la conscience, et les modifications observables de certaines parties, dans nos organes, lesquelles ne nous apparaissent aussi qu’en des sensations, comme faits de conscience encore, par conséquent. L’étude de ces relations convient mieux au biologiste qu’au psychologue, à qui elles n’ont encore rien appris d’important sur les lois de l’intelligence, encore moins sur le fondement de l’unité de ces lois.

L’affectation que beaucoup de psychologues mettent à substituer aux problèmes généraux de leur ressort des questions mixtes, accessibles à la méthode expérimentale, et d’un intérêt philosophique très accessoire, est peut-être l’indice, chez eux, d’un matérialisme latent, et de la persistance de l’image qu’on se faisait d’une substance définissable en tarit qu’objet des sens, et qui aurait la propriété de sentir, et de composer avec des sensations des idées, sans que sa définition renfermât aucun élément en rapport avec cette propriété qu’il s’agit de lui attribuer.

Ceux des psychologues qui se classent plus décidément aujourd’hui comme idéalistes phénoménistes aboutissent d’une autre manière au réalisme, qui semblerait devoir leur être particulièrement interdit. N’admettant sous une acception générale aucune substance, et n’usant pas des termes généraux avec le sens de lois, il ne leur reste aucun moyen logique d’expliquer les synthèses de la connaissance. Mais, dans le déliement sans remède des idées, résultat de la méthode de Hume, un mot de Hume lui-même a pu les mettre sur la voie d’un certain atomisme psychologique dans lequel des atomes mentaux seraient les éléments constitutifs de l’intelligence : c’est à l’endroit du Traité de la nature humaine où ce philosophe parle, mais sans y insister, d’une espèce de l’attraction, qui, dans le monde moral, à l’instar de ce qu’une autre espèce fait dans le monde physique, opérerait les liaisons des idées les plus élémentaires immédiatement nées des impressions. Ces liaisons porteraient, non plus sur des idées en tant que modes de conscience déjà constitués, mais sur des sensations des sentiments, des douleurs et des plaisirs, des désirs, etc., faits mentals élémentaires, considérés en eux-mêmes, dont une certaine polarisation tendrait à composer des moi. La conscience, ensuite l’intelligence seraient ainsi des produits de choses qui leur sont homogènes, des assemblages de matériaux d’esprit atomiques (mind’s stuff) prenant conscience des résultats de leurs combinaisons.

Cette hypothèse psychologique est la négation du cogito cartésien, même envisagé comme un simple fait empirique, toute question de substance mise à part ; et elle est profondément illogique, en ce que les sensations et les sentiments supposent la conscience, et ne sauraient par conséquent l’expliquer. De plus, l’intelligence, en sa partie constructive, ou synthétique, fait la synthèse des impressions, au moyen des concepts, mais ne reçoit pas des concepts par des impressions. Ce que nous avons surtout ici à retenir pour notre sujet, c’est que cet idéalisme atomistique est un réalisme idéaliste, différent seulement du réalisme des idées générales et de celui des idées sensibles, et non point à son avantage, en ce qu’il est à la fois empiriste par l’intention, et bizarrement composé d’éléments étrangers à l’expérience et même à toute imagination possible, à les considérer séparément.

LXVII

Le réalisme de l’intelligence universelle. — Un autre genre de réalisme idéaliste consiste, forme inverse du précédent, à imaginer répandue partout une matière universelle d’intellect, en rapport avec des formes organiques qui ont plus ou moins de réceptivité pour elle. Quand la forme est un cerveau, cette espèce d’atmosphère d’intelligence le pénètre, s’y ouvre plus ou moins passage, s’altère diversement en se concentrant et se limitant, et crée, par ses divisions, des consciences. On peut voir là une façon de retournement du commun matérialisme, qui attribue au cerveau la « production de la pensée ». Ici, c’est plutôt le cerveau qui deviendrait l’agent de matérialisation de quelque chose qui ne serait pas matière. Ce quelque chose d’intellectuel est cependant une matière encore, dans le sens le plus général du mot : une matière d’autre sorte que l’autre, mais enfin divisible comme elle. Le vice de la conception (sans nous occuper de l’idée de matière en elle-même) consiste en ce que la conscience ne se comprend que dans l’état divisé de la prétendue intelligence universelle : l’état dans lequel elle devient individuelle. On donne par conséquent à ce milieu universel le pouvoir de produire ce sans quoi il ne peut lui-même être compris : la conscience. Le défaut est le même que pour la psychologie atomistique, où les atomes d’esprit, inintelligibles sans l’esprit, en sont regardés comme les producteurs par voie de composition.

Le système de la limitation de l’intelligence par la matière rappelle d’assez près l’interprétation averrhoïste de l’intellect actif universel d’Aristote, d’après laquelle cet intellect émanerait de la sphère lunaire, et serait attiré et perçu par l’intellect actif individuel, suivant les dispositions acquises de ce dernier, qui est lié au corps, et périssable. Il nous fait aussi penser à l’une des théories de l’individuation, objets célèbres de débats dans la théologie scolastique : l’individuation par la matière. Mais Albert le Grand et saint Thomas avaient des idées plus définies de ce qu’ils entendaient par une intelligence que la matière limite. Au point de vue d’un penseur de notre temps cette expression, en son réalisme universel, signifiera toujours la négation de la conscience individuelle, en principe.

Il est une autre manière encore, plus proprement psychologique, de bannir de la théorie des phénomènes mentaux la loi de conscience et les lois générales qui constituent les fonctions psychiques : c’est celle où l’on considère, dans la pensée, non pas des fonctions définies, des concepts et des jugements dont dépendent des actes, le tout rapporté à une conscience ; non pas davantage une puissance universelle d’intellect appropriable aux individus, ou enfin des éléments atomiques de chaque sorte d’idées ou de sentiments dont se composent les esprits, mais le courant mental empirique où la pensée se peut observer, complexe et continuellement variable, par l’effet d’associations de modalités et affections de toutes sortes. On envisage, en cette théorie, « un courant, une succession d’états, ou de vagues, ou de champs, ou, comme on voudra les nommer, de connaissance, de sentiment, de désir, de délibération, etc., qui passent et repassent continuellement, et qui constituent notre vie intérieure ». Aux bordures de ces champs, ou, suivant une autre figure, autour du noyau formé par le plus accusé de ces états, d’autres objets, des images, des souvenirs, etc., sont prêts à s’avancer. Selon que l’attention se porte de côté ou d’autre, les champs de pensée vont se dissolvant les uns dans les autres, plus ou moins rapidement, brusquement quelquefois, par saillies, soit du dedans, soit du dehors du foyer principal. Tout ce que nous savons, après cette analyse du discours intérieur, c’est que, « en grande partie chacun des champs de conscience a pour son possesseur une sorte d’unité pratique, et que, de ce point de vue, nous pouvons classer ce champ avec d’autres champs semblables, en le nommant un champ d’émotion, ou de perplexité, ou de sensation, ou de pensée abstraite, ou de volition, etc. On gagnerait au moins à cette obscure et vague explication du courant de conscience une garantie contre toute erreur positive, et l’exemption d’hypothèses et de conjectures. »

S’il s’agit d’une description sommaire, empirique, du cours de la pensée spontanée, celle-là est exacte, et elle représente mieux les faits en indiquant la fusion des différents modes du sujet conscient : émotionnels, intellectuels, volitifs, dubitatifs, que ne pouvait le faire une ancienne classification des « facultés de l’âme », où l’on semblait croire que chacune d’elles remplaçait sa fonction définie, sans permettre aux autres de s’y ingérer. Mais l’union des éléments d’une pensée active n’en ôte pas la distinction, et c’est un point capital de l’étude scientifique de la pensée, et d’une haute importance pour les applications, que la classification de ces fonctions définies de la conscience, avec l’analyse de leurs rapports. La considération des champs et des courants vise à se passer de théorie sur les rapports généraux définissables entre les actes ou états divers de perception, d’intelligence, de passion, de volonté, dont la conscience est le lien, la forme enveloppante, la condition. Le terme d’état, dont l’emploi reste indispensable pour le psychologue, pose cette question : l’état de qui, ou de quoi ? Il semble qu’on voudrait éliminer cette conscience même que tout ce dont on parle, à tout instant, suppose. Mais on ne parvient pas à se débarrasser des questions et des hypothèses dans lesquelles la psychologie et la métaphysique ont nécessairement un terrain commun : elles concernent le temps et la mémoire, la perception externe et l’imagination, l’espace, la quantité, la limite, la cause, la fin, avant et après tout, le principe d’union des idées. Ce principe n’est autre précisément que le sujet quel qu’il soit des phénomènes psychiques, qui reste indéfini pour cette méthode. Elle n’évite pas, comme on le croit, l’ « erreur positive et les hypothèses », parce que l’imagination comble le vide de manière ou d’autre, et, le plus aisément, en faveur du sujet matériel.

LXVIII

Résumé des formes de l’impersonnalisme. — Les différentes théories embrassées par l’idéalisme moderne ont abouti, dans la constitution de leur matière : les idées, à un réalisme aussi caractérisé que le réalisme du moyen âge avec ses universaux a parte rei, ses formes substantielles et ses espèces, émanées de Dieu ou des substances, entités qui se transportent pour constituer hors d’elles des pouvoirs intellectuels ou des images. On a seulement exclu la source divine, qu’on a remplacée, là par des absolus de dénominations variées, ici par d’autres abstractions dont la source est prise en des notions empiriques, et on demande maintenant aux espèces d’engendrer les mêmes sujets qu’on chargeait autrefois de les émettre. La fausse direction donnée à l’idéalisme tient à ce que son fondateur, — après Descartes, Malebranche et Leibniz, — Berkeley composa sa doctrine de deux parties discordantes : un empirisme systématique, au sujet des idées, et une hypothèse théologique plus étrange encore que la vision en Dieu de l’oratorien son rival. L’empirisme seul ayant survécu, par l’effet du mouvement antithéologique des esprits au xviiie siècle, eut seul aussi la direction du travail en psychologie pure, tandis que Kant et ses disciples, quelle que fût leur supériorité logique et psychologique sur l’école anglaise, composaient, en métaphysique, des doctrines réalistes fondamentalement négatives de l’individualité et de la personnalité. Or la psychologie empiriste, en Angleterre et en France, s’est trouvée par sa méthode même hors d’état de produire la synthèse de l’esprit et de ses lois coordonnées dans la conscience : dans la conscience, en tant qu’unité de l’individuel et de l’universel de la connaissance, et forme essentielle de la réalité.

Dans tout le cours de l’histoire de la philosophie et des religions, nous voyons la méthode réaliste dominer l’esprit humain, s’appliquer en mille manières, et se montrer partout l’obstacle au dégagement d’une vraie doctrine de la personnalité. Dans les mythologies grecque et latine, un réalisme physique est le principe des personnifications de qualités ou forces naturelles : personnifications que la réflexion combat, et qui plus tard s’oblitèrent en ne gardant que le sens de symboles. Un réalisme d’idées s’applique déjà à des qualités mentales, à des vertus. Les philosophes mythographes suivent l’instinct populaire, en cette double voie. Le panthéisme ionien est un réalisme physique, avec immanence de l’agent moteur, auquel Empédocle et Anaxagore substituent des idées réalisées : celui-ci, du genre intellectuel, et une seule ; celui-là, du genre passionnel, et au nombre de deux, pour expliquer la loi des phénomènes. L’atomisme est une autre sorte de réalisme physique, dont les sujets sont empruntés à une certaine classe d’idées, celles qui concernent la figure et le mouvement local. Les stoïciens et les épicuriens prolongent le règne des deux physiques rivales jusqu’à l’avènement des grandes théologies idéalistes.

Ces théologies descendaient en leur inspiration philosophique du réalisme idéaliste, inventé dès la haute antiquité par Pythagore, grâce à une extension des idées mathématiques, appliqué par les éléates à l’idée de l’être un et absolu, étendu par Platon aux idées en soi, types éternels des phénomènes, enfin par Aristote à des causes formelles modelant la matière. C’est seulement en quelques faibles sectes antidogmatiques, que l’idéalisme, ainsi entré dans la philosophie pour y subir l’application de la méthode réaliste, comme il faisait auparavant dans la mythologie, manifesta une tendance à définir les idées exclusivement comme des modes de conscience ; mais ce ne fut point encore pour les grouper sous des lois intellectuelles et morales à reconnaître et à étudier. Les sophistes et les sceptiques ne s’attachèrent qu’à faire ressortir l’instabilité des phénomènes et l’incertitude du jugement, ils recommandèrent au sage l’abstention de la croyance, vu l’impossibilité du savoir. À un certain moment seulement, auquel il ne fut pas donné suite, quelques philosophes entrevirent une méthode rationnelle de croire. Ils passèrent pour plus sceptiques que les pyrrhoniens eux-mêmes.

Le fondement rationnel de la psychologie, la notion de la conscience comme personnelle, et condition à la fois de la pensée en général, manquait aux anciens pour toute tentative de construction des catégories de la connaissance. Aristote seul y toucha ; il posait la notion de l’essence réelle, l’individu, mais non celle de la personne et de ses attributs, si ce n’est de source empirique. Au lieu de cette réalité vraie, dont le nom, expression universelle du fait individuel et empirique par excellence, le Moi, devait tarder si longtemps à s’imposer aux philosophes, les partisans de l’immortalité de l’âme avaient, eux, l’idée de l’âme-substance, qui diffère beaucoup de l’idée de la personne, parce qu’elle se rapporte à l’image et au siège fictif, non à l’essence du moi, ou conscience. Ce siège, alors même que l’imagination ne le matérialise pas, prend l’aspect d’une chose, et de là la facilité donnée à la doctrine des métensomatoses, qui affaiblit chez ses sectateurs l’idée de la personne en les obligeant à regarder, d’une vie à l’autre, la mémoire comme perdue.

En théologie, les hypostases sont, nous l’avons vu, des fictions réalistes, et, dans la métaphysique du christianisme, où il leur est commandé de s’unir à la personnalité, qui appartient à Dieu, elles rendent ce Dieu un et personnel, non pas simplement incompréhensible, comme on le dit, mais inintelligible.

La domination à peu près exclusive du réalisme pendant le moyen âge, — car les nominalistes, qui le combattaient, n’avaient pas la liberté d’étendre plus loin que les questions logiques la critique des universaux, et devenaient hérétiques dès qu’ils la dépassaient, — n’était que le règne continué de cette méthode (réelle ou interprétée) prise des deux philosophes dont l’autorité était universellement reconnue à la fin de l’ère antique.

La philosophie moderne, après Descartes, prenant Dieu pour siège unique des idées, les a encore réalisées et rendues en quelque sorte étrangères à la conscience individuelle, pour qui elles sont des objets communiqués, non des modes propres de son être intellectuel. Pour Spinoza, ce sont des modes mêmes de Dieu, et, pour Leibniz, des modifications qui n’appartiennent aux monades créées qu’à l’effet de s’y manifester spontanément, par institution divine, aux moments éternellement marqués, en se liant par une chaîne indissoluble à tous les phénomènes possibles, antécédents ou concomitants. Pour Malebranche, enfin, et pour Berkeley, les idées et les objets naturels qu’elles représentent sont des visions ou des perceptions que Dieu fait avoir aux esprits.

Après ces grands dogmatistes, Hume paraît, et, comme avaient fait les sceptiques anciens après Platon, Aristote et Zénon, restitue les idées et les formes à la conscience individuelle, mais c’est pour les y montrer à l’état de dissolution, incapables de s’unir et de recomposer leur propre sujet, le sujet conscient, non plus que le sujet extérieur d’où lui viennent les impressions qui le font se connaître. Enfin, par une réaction profonde, le criticisme kantien, ou, pour parler plus exactement, la métaphysique surmontant ce criticisme restaure les entités-substances, intronise le noumène, prétend démontrer l’existence de l’universel inconditionné.

Kant a introduit, par l’œuvre de ses disciples, un nouveau genre d’émanations et d’hypostases où rien ne manque excepté Dieu. C’est une grande différence qui sépare ces penseurs du néoplatonisme et du spinosisme, quoiqu’ils aient souvent reconnu l’affinité de leurs systèmes avec l’Éthique. La négation de toute individualité réelle est le point capital de concordance, mais le concept d’évolution est substitué à celui de l’éternelle actualité de Dieu et du monde, doctrine qui donnait au spinosisme une portée philosophique infiniment supérieure et un grand sérieux.

Les doctrines évolutionnistes de la substance ramènent aujourd’hui la métaphysique au genre des cosmogonies antiques, avec d’autres images seulement, ou d’autres sortes d’abstractions, avec des hypothèses, non pas scientifiquement plus correctes, quoiqu’on le prétende, mais beaucoup moins simples et moins accessibles au commun entendement. À côté des systèmes transcendants qui se donnent pour des inductions de la physique mécanique et des sciences naturelles, nous avons le vieux matérialisme qui, tantôt sous des formes physiologiques vagues, et par l’emploi des notions réalistes de substance et de cause, tantôt avec la prétention positiviste de les éliminer, et y réussissant mal, ne cesse d’avoir ses adhérents. En dehors de ces écoles, une psychologie idéaliste considère les idées, sans en demander précisément la production à la matière, et aussi sans les rapporter à la conscience individuelle, que cependant elles impliquent, mais les traite en simples données de l’expérience par les sensations, les divise et les désagrège pour les associer ensuite, et ne parvient pas à constituer synthétiquement leur sujet logique. C’est ainsi qu’on arrive à ne pas trouver trop absurde l’hypothèse atomistique des phénomènes mentaux élémentaires dont les combinaisons formeraient des esprits, ou l’hypothèse psycho-matérialiste d’une atmosphère d’intelligence au sein de laquelle des cerveaux puiseraient et s’adapteraient avec plus ou moins de facilité la pensée (LXVI-LXVII). Ce sont autant de formes de réalisme, ou de moyens de chercher notre être propre en des objets externes, soit empiriques, soit abstraits, tandis que nous possédons en nous-mêmes le sujet, le seul immédiat et certain, qui, s’il est anéanti partout, fait partout évanouir avec lui son objet, le monde et les phénomènes.

Le néant de la personne au regard de l’ensemble et des principes de l’existence est le néant de la vie en tant qu’appelée à prendre conscience d’elle-même ; car les apparitions et les relations passagères des êtres conscients ayant pour fin la mort chez chaque individu, chacune de ces existences mortelles est un néant de vie comparativement au temps éternel pendant lequel l’individu n’a pas vécu, et au temps éternel pendant lequel il ne vivra plus. Le génie de Lucrèce anticipant sur les arguments que peut nous fournir aujourd’hui la méthode infinitésimale avait déjà démontré que la durée de vie échéant à chacun, soit qu’elle commence plus tôt ou plus tard et se prolonge plus ou moins, est toujours, comparée à sa mort, qui est éternelle, une quantité nulle :

Nec prorsum, vitam ducendo, demimus hilum
Tempore de mortis, nec delibrare valemus
Quo minus esse din possimus morte peremti.
Proinde licet quoi vis vivendo condere saecla
Mors aeterna tamen nihilominus illa manebit.
Nec minus ille diu jam non erit ex hodierno
Lumine qui finem vitaï fecit, et ille
Mensibus atque annis qui multis occidit ante.

Cette doctrine épicurienne de la mort ne voue pas à la mort éternelle l’individu séparé seulement, mais elle nie la personnalité au sens universel, en ne la rendant nulle part permanente, adéquate à la durée. La personnalité partout produite et détruite, multiplié sans fin, sans rapport aucun avec le monde intégral, n’aurait jamais qu’une valeur d’accident pour l’œuvre des atomes impérissables, mais sans vie. La mort universelle est donc le corollaire de la mortalité de toute conscience. Ôtée la conscience cependant, rien de ce monde de mort n’est objet de connaissance possible. Telle est la vérité simple dont tout le génie de l’antiquité n’avait pu approcher la découverte.

LXIX

La personnalité de Dieu et l’origine du mal dans les doctrines réalistes. — Si nous reportons notre pensée aux doctrines dont nous avons esquissé les principaux traits, nous reconnaîtrons que, dans celles où le caractère de personne n’a pas été dénié plus ou moins implicitement à la divinité, l’idée de Dieu avec le sens de puissance suprême unissant à l’intelligence universelle la volonté et l’amour a été plutôt juxtaposée que vraiment adaptée et appropriée à la définition philosophique du principe de l’Univers. La conciliation, sous l’influence de la religion, se suppose, mais les lignes principales de la pensée du philosophe subsistent indépendamment du langage théiste, s’il est employé, et l’œuvre prétendue de la raison, prise séparément, substitue des abstractions à la thèse positive de Dieu conscient et créateur. Que l’on veuille bien sortir un seul instant de l’habitude qui a été créée dans nos esprits par la confusion historique des croyances des simples chrétiens, et des dogmes des théologiens — deux choses profondément séparées en principe et en fait, — on niera difficilement que la théorie des attributs infinis de Dieu n’ait établi entre la nature de l’intelligence et de la providence, d’un côté, l’illimitation de l’objet à connaître et à régir, de l’autre, un intervalle impossible à combler intelligiblement. L’objection de Lucrèce à l’existence d’un Dieu qui aurait dans les mains le gouvernement des atomes répandus à l’infini d’Épicure, et se trouverait partout à la fois pour y suffire :

Quis regere immensi summam, quis habere profundi
Endomanu validas potis est moderanter habenas…
Omnibus inque locis esse omni tempore praesto ?

cette objection, déjà insurmontable, s’aggrave encore démesurément, quand l’actualité du passé et du futur dans le présent s’ajoutent à l’ubiquité dans l’espace sans bornes. L’identité du fini et de l’infini du temps est à sa place dans la doctrine de l’éternité du monde, dont on ne fait par là que formuler la contradiction interne, mais cette identité en Dieu et la personnalité du Créateur sont incompatibles, parce que la mémoire personnelle, si elle n’est pas une illusion, implique la réalité de la loi de succession.

Le réalisme, en bannissant la personnalité de l’origine du monde, exclut du même coup toute possibilité d’une solution morale du problème du mal. Ce problème a été la source des grandes religions, et il a bien fallu qu’il fût pour la philosophie un sujet de préoccupation profonde, quoique souvent latente. Lorsque l’existence du mal n’est point opposée par le penseur à l’idée d’un ordre supérieur de justice institué divinement, auquel auraient forfait les êtres, elle se passe d’explication. Le mal apparaît comme le fait d’une nature irresponsable, ou la suite des passions des hommes. Mais dès que la question se pose d’apprécier l’univers en tant qu’ordre moral, le philosophe ne saurait se soustraire à la tâche d’en justifier le plan, s’il est possible. Le dualisme offre des moyens plausibles d’y parvenir, et qui semblent aussi les plus logiques, parce que la part y est faite au mal, qu’on ne voit pas comment éliminer de l’ordre des choses. Les doctrines de Pythagore, de Platon, d’Aristote, sont construites avec le sentiment de cette nécessité. Mais quand la pensée de l’unité prévaut, un système entièrement réaliste est impuissant à fournir une solution du problème. Le philosophe n’a que la ressource d’introduire, pour ainsi dire, l’ennemi dans la place. Pour éviter un jugement déclarant le monde positivement mauvais, il déclare le mal inhérent à l’harmonie du monde, en d’autres termes, un bien dans le fond. C’est ainsi que, après Héraclite, qui regardait la division comme l’agent même de l’harmonie et identifiait les contraires, le stoïcisme enseigna que le mal est une condition, même logique, du bien. Plus ou moins amendée, cette théorie s’attacha dès ce moment à toute théodicée.

L’évolutionnisme moderne, s’inspirant de la doctrine du progrès, que les anciens ignoraient, accepte de prendre le mal pour le précédent naturel et la condition suffisamment justifiée du bien attendu dans l’avenir, encore que ce bien, à mesure qu’il arrive, ne profite point à ceux qui ont souffert auparavant, et ne soit promis à personne qu’à des êtres à venir, et pour un temps seulement. C’est donc le sacrifice de l’individu, avec l’abandon des anciennes doctrines théistes. Mais celles-ci n’étaient jamais parvenues, qu’elles fussent émanatistes ou créationnistes, à éclaircir l’idée d’un monde dont le plan fût conciliable avec la parfaite bonté de son principe. La privation est, dans ces deux branches de la théologie, l’explication constamment proposée pour le mal physique, mal toutefois très positif ; et l’on y tient le monde pour le meilleur possible. Le mal moral est, d’après le système de l’émanation, l’effet de la chute des âmes dans les corps ; la matière est alors prise pour le principe du mal, ce qui revient à un dualisme. Et la doctrine du péché originel n’a point trouvé, chez les théologiens pour qui Dieu est le créateur de la matière, un seul interprète de la légende du Paradis et de la création du premier couple humain qui ait abordé franchement la question du premier établissement terrestre, des premières conditions physiques et des premiers commandements réels que l’auteur des choses a dû instituer et prescrire pour rendre possible aux créatures premières un ordre parfait de justice et de bonheur. La vraie nature du péché originel est restée mystérieuse. L’Église s’est arrêtée à une conception de la destinée humaine, soit primitive, soit déchue, et à des vues supposées de la Providence touchant le péché et le pécheur, plus répugnantes que n’ont pu en adopter les systèmes dualistes les plus décriés.

L’évolutionnisme moderne, dont l’optimisme systématique doit s’accommoder de l’anéantissement de toute individualité dans le cours progressif du monde, est une interprétation favorable de l’ordre de la nature, comparativement au prédéterminisme des fins humaines, tel que les plus illustres docteurs de l’Église n’ont pas craint de l’imputer à la volonté de l’Éternel. Il n’est pas douteux que le réalisme spiritualiste avec les doctrines de l’absolu et de l’infini, n’ait été l’obstacle à une juste conception de la nature primitive et de sa dissolution (chute de l’homme) et à la possibilité d’une théodicée rationnelle. Et c’est encore le réalisme, matérialiste, cette fois, c’est la fiction de l’entité universelle, Force-Matière, génératrice de tous les phénomènes physiques d’où sortent la vie et les consciences, pour à la fin s’y résorber, qui est l’unique fondement de la plus systématique des compositions élaborées de notre temps pour nous représenter l’évolution de la nature.

LXX

La thèse du personnalisme. — La pensée qui ressort de l’ensemble de la spéculation philosophique dans les voies du réalisme, — en admettant les exceptions qui sont le plus souvent des incohérences exigées par la tradition et l’autorité, dans les systèmes, — c’est que le monde est la donnée universelle des choses, soit manifestées comme les propriétés d’un sujet éternel, invariable en lui-même, dont quelques modes seulement nous touchent, soit développées dans la suite des évolutions successives d’une nature nécessaire, impénétrable ; et que les êtres individuels, y compris ceux qui possèdent la conscience de soi et l’idée de l’être universel, ne sont tous que les produits instables de cet être, qui paraissent un moment et disparaissent sans retour. Cette vue de l’univers est appelée par les uns l’athéisme, par les autres le panthéisme, et on ne saurait nier que les premiers ne fassent l’emploi des mots le plus concordant avec l’idée commune de Dieu en tout temps. Mais les deux termes peuvent se comprendre sous un autre, plus général, qui serait l’impersonnalisme. La négation de la personne humaine, et, à vrai dire, de l’Homme, s’allie à la négation de Dieu, ou personne de Dieu ; car l’Homme s’efface avec son principe et sa fin, si l’individu humain n’a pas la perpétuité, s’il ne possède pas une existence adéquate à celle de son espèce et de son monde, si le monde et l’Homme ne s’expliquent pas l’un par l’autre en se rapportant à Dieu.

La thèse opposée au réalisme et à ses divers genres d’application, qui tous impliquent l’impersonnalisme, a pour point de départ la conscience, et non pas un principe propre du monde externe : non pas la conscience empirique, qui est un fait de toutes manières irrécusable ; pas davantage la substance, la chose qui pense, ou l’entité abstraite du penser, hypothèses réalistes, mais le concept de la personne ou du moi : du moi généralisé uniquement en tant que condition sine qua non de la pensée, et expression générique des individus doués de conscience. Toute pensée se rapporte à une conscience qui ne peut avoir pour objet autre chose qu’elle-même qu’en se prenant en même temps pour objet elle-même afin de se témoigner sa perception. C’est l’essence et la loi de la représentation, claire ou confuse. L’idée de la personne ainsi posée par la conscience individuelle, étendue à d’autres consciences semblables, devient l’idée générale de l’être conscient : nous disons l’idée générale, qui n’a rien de commun avec le Moi de la doctrine de Fichte, cet universel absolu de l’idéalisme réaliste. Le caractère de loi et de fonction reste attaché à la définition de cet être à laquelle, en tout moi individuel, s’ajoute l’intuition propre, interne, qui le constitue.

Cette intuition individuelle, acte unique dont l’objet se rapporte immédiatement et instantanément au sujet, est énoncée par le Cogito ergo sum de Descartes. Elle n’est pas réductible à la forme de loi, puisqu’elle est empirique, et c’est avec raison que Descartes n’a voulu ni donner à la conjonction ergo une signification proprement logique, ni renoncer à la connexion que notre esprit établit incontestablement entre l’affirmation empirique cogito et le jugement sum, auquel on reconnaît une tout autre portée. Qu’est-ce donc que cette connexion qui implique quelque chose de plus que la définition du moi par la relation fondamentale du sujet à l’objet, la loi de conscience ? On peut la définir, et donner sans sortir de la méthode phénoméniste une explication claire de la pensée renfermée dans la formule de Descartes. Le sens de cette formule atteint l’universel, en effet, sans dépasser les réelles anticipations à la portée de la conscience individuelle.

Descartes a nommé substance et chose qui pense le contenu qu’il voulait dégager du terme cogito, mais nous pouvons affranchir la notion, que ce terme enveloppe, du caractère réaliste que le philosophe lui a prêté suivant le langage substantialiste, incontesté de son temps, et que souligne si bien ici le mot chose. Il suffit de se rendre compte d’un sentiment et d’une idée qui sont certainement, quoique obscurs, inclus dans l’énonciation de ce sum qui s’ajoute au cogito : c’est l’idée d’un présent, d’un passé et d’un futur unis et formant un tout dans la pensée présente ; c’est l’extension donnée à ce tout par la mémoire et par la prévision, et c’est la croyance spontanée à la prolongation de cette synthèse vivante avec des modes variés de perception.

Nous avons là toute la matière, telle qu’elle est donnée à l’observation interne, de ce que la philosophie généralise et désigne par les termes abstraits de l’identité et de la permanence du sujet, quoiqu’elles ne puissent se conclure analytiquement et se démontrer. Un sentiment naturel y trouve, sans dogmatisme, le fondement suffisant, — toute l’histoire des religions en constate le fait, — pour ajouter à la synthèse d’identité et de permanence phénoménale, ou dans les limites de l’expérience, la pérennité et l’immortalité. L’imagination ajoute, il est vrai, à cette induction l’idée d’un support matériel de l’ensemble des faits de conscience, et les analyses de la psychologie immatérialiste obligent le penseur à réduire la notion de substance à celle de sujet logique des phénomènes. Mais l’essentiel de l’induction subsiste. Il nous reste, pour répondre à la réalité définissable dans l’ordre du relatif, au point de vue de l’intelligence, la reconnaissance de la loi de personnalité, avec sa généralisation, son extension possible dans l’avenir, et, au point de vue du sentiment et de l’intuition, la constatation de l’individualité dans le phénomène de la conscience immédiate, distincte de tout objet autre qu’elle-même et ses propres modifications.

Si la conscience était abolie dans tout ce que nous appelons être, et partout où s’étend l’idée d’existence, tout rapport d’interne à externe, de sujet à objet, soit pour le cas où le sujet est objet pour lui-même, soit pour le cas où le sujet perçoit l’objet comme lui étant opposé, serait anéanti ; il n’y aurait plus représentation d’aucune chose, car la représentation suppose les rapports que nous venons de désigner, et implique le sentiment du moi, à quelque degré de faiblesse et d’obscurité qu’on puisse l’imaginer réduit. Ce que nous supposerions alors qui resterait représentable, — puisqu’il est logiquement impossible de séparer l’idée d’existence de celle de représentation possible, — devrait exclure tout objet du genre de ceux que nous nommons sensations, idées, et les termes quelconques marquant des objets dont rien ne nous est connu que sous la condition et la forme d’une certaine conscience. Nous ne saurions admettre de tout cela que des possibilités d’être, et pour le cas seulement où surviendraient des consciences. Mais la possibilité ne fait pas l’existence, tandis que la conscience donnée implique l’existence comme représentation, et la représentation implique, avec le représentatif, le représenté. Les idées de Dieu et du monde sont donc dépendantes de l’idée de la conscience. Le monde peut être conçu comme un ensemble de consciences coordonnées, et leur unité est clairement intelligible comme une conscience qui embrasse toutes leurs relations constitutives et qui est Dieu.

Quand l’extension idéale des attributs de la personnalité, et les idées de cause et de perfection appliquées au principe de l’existence, semblèrent se réunir dans les grandes inductions qu’on appela des démonstrations de l’existence de Dieu, si le caractère de personne, que l’on entendait vaguement y être compris, avait été logiquement envisagé, les philosophes n’auraient jamais permis aux notions abstraites, indéterminées, d’être nécessaire et de perfection d’être d’étouffer sous l’absoluité et les attributs infinis la notion d’une personne suprême ; ils n’auraient pas pris à contresens l’idée propre du parfait, qui suppose relation et coordination de parties en un tout fini. Cette métaphysique a rendu tout à la fois la personne, la perfection et Dieu inintelligibles. C’est l’intelligence adéquate à l’intégrité de l’intelligible, et unie à la justice et à la bonté dans une volonté impeccable, qui rend clairement l’idée de la personne parfaite, induite de la connaissance des personnes imparfaites ou altérées ; et l’induction de son existence n’implique pas contradiction dans l’idée de Dieu, si le monde est supposé fini, si le Créateur est conçu en corrélation avec la création et avec ses lois, dont l’étendue est celle de la connaissance possible.

La métaphysique de l’infini, par le reculement de la cause universelle dans l’éternité antérieure, où la raison de l’existence se perd, annihile les concepts formels de commencement et de cause, et, par l’enveloppement des temps futurs dans l’éternité actuelle, par le prédéterminisme absolu, elle infirme les essais de justification rationnelle du plan de la création en tant qu’œuvre morale, et s’oppose à la croyance en la personnalité comme essence de l’être premier. L’univers, être nécessaire, ou chose en soi, est alors essentiellement la chose, comme le mot le dit. On la définit, — quoique le terme de définition, impliquant un genre et une différence soit illogiquement employé dans ce cas, où c’est l’absolu qui est visé, — soit par l’être inconditionné, être vide, correspondant à la notion de l’inconnaissable, notion négative, soit par une idée moins indéterminée, mais également abstraite, au choix de chaque philosophe qui la réalise pour lui servir de principe. L’idée réalisée est encore la chose, puisque la conscience n’y entre point. Mais quoiqu’elle n’y entre point, il faudra que la conscience en soit tirée. C’est la tâche des doctrines de la substance, de l’émanation et de l’évolution de l’en faire sortir. L’hypothèse de la chose-principe condamne les méthodes réalistes à ce vice logique commun, de déduire du principe inconscient, superposé au monde, la conscience, sans laquelle le monde, son existence et son prétendu principe ne peuvent répondre à aucune sorte de représentation.

LXXI

Le dilemme de l’impersonnalisme. — La formule définitive d’un dilemme à poser entre le conscient et l’inconscient comme principe du monde, nous permettra d’envisager sous un aspect d’unité les dilemmes étudiés précédemment et ce dernier. En effet, l’opposition de l’impersonnalisme et de la doctrine de la personnalité se résume en ceci : que l’impersonnalisme cherche dans la conscience, unique siège de toute représentation des choses, celle des choses qui peut servir à représenter la cause ou l’essence de toutes, en sorte que la conscience et ses lois en seraient elles-mêmes des formes ou des produits ; au lieu que la doctrine de la personnalité prend dans la conscience, telle qu’elle est donnée dans la personne humaine, et dans ses représentations, dans l’application de ses lois à ses représentations, l’unique fondement de la connaissance, et de l’être quant à la connaissance. L’impersonnalisme est donc le réalisme, suivant l’emploi constant que nous avons fait de ce terme scolastique, et la doctrine de la personnalité peut se dire la doctrine de la réalité.

Pour donner son vrai sens à l’application de ce terme réalité, il importe de remarquer ici que l’opposition de la réalité au réalisme est la même que celle de la relativité aux doctrines de l’absolu. En effet, le principe de relativité a sa matière au siège des lois, au centre des catégories et des jugements, dans la conscience, qui est elle-même la Relation sous l’aspect à la fois le plus général et le plus concret, la relation des relations, la relation vivante, tandis que l’absolutisme est le produit théorique d’un effort de la « Raison pure » pour constituer un principe indépendant de la conscience et qui lui soit supérieur.

Dans le premier de nos dilemmes (XXI) l’abstraction réalisée était portée au plus haut degré et se nommait l’Être sans qualité, ou l’Un, ou le pur Inconditionné, et c’est le principe de relativité qui, opposé à cette entité pour laquelle le nom d’être est par lui-même une contradiction, réclamait des conditions d’existence définies, ou relations, comme conditions de la connaissance réelle.

Dans le second dilemme (XXXIV) l’abstraction fléchissait d’un degré, la substance était le nom (le plus communément employé) d’un absolu qui renfermait, d’après des notions ou de composition, ou d’évolution, comme ses modes ou comme ses produits, toutes les qualités des choses et les suites de phénomènes, sans être défini en soi par des qualités quelconques ou modes assignables, et par des relations. C’est encore le principe de relativité qui s’opposait à l’acceptation, à titre de réalité, d’une fiction de ce genre, et posait les lois des phénomènes comme les objets réels de l’intelligence appliquée à la définition des objets de l’expérience.

Dans le troisième dilemme (XLI), la doctrine de l’absolu prenait la forme de l’infinitisme, et portant sur la quantité, présentait les rapports numériques des phénomènes, soit en succession, soit en multiplication et division, comme s’élevant à des infinis actuels, en sorte qu’il existerait des infinités actuelles d’éléments réellement donnés dans les êtres composés. À cette théorie, le principe de contradiction, qui est la règle universelle des applications de la relativité, opposait la catégorie du nombre : les rapports numériques se conçoivent sans difficulté comme indéfiniment croissants ou décroissants, mais ne peuvent atteindre l’infinité en acte, sans contredire la notion même du nombre sur laquelle tout raisonnement en matière de quantité, se fonde. Or c’est ici même chose de parler d’éléments concrets, ou d’unités abstraites, parce que c’est de la formation du nombre qu’il s’agit, et que le nombre concret ne pourrait pas atteindre un infini en acte, alors que l’abstrait correspondant est impossible, la numération portant simultanément sur tous deux.

Ces trois dilemmes concernaient donc la définition de la réalité, en même temps qu’ils portaient sur l’acceptation ou la répudiation du principe de relativité, et il en a été de même du quatrième (LVI), qui avait pour objet la loi générale d’enchaînement des phénomènes ; car, si cette loi était absolue, l’individualité ne serait qu’une apparence, les faits et les événements dans l’espace et dans le temps formeraient une unité et un tout solidaire. Il n’y a plus de causes, il n’y a plus de fins, il n’y a plus de jugements, il n’y a plus d’actes qui ne soient sans consistance et sans valeur par eux-mêmes, en tant que l’on considère chacun d’eux comme ne pouvant varier de son rapport éternel à l’un quelconque des autres. Un ordre de relations toutes invariables, ou éternellement et invariablement préétablies, est un absolu dans lequel la multiplicité et le changement ne sont que des apparences ; car c’est dans le tout indissoluble et immuable qu’elles ont leur raison, et déjà leur existence, en qualité de futures, ce qui fait que le temps lui-même n’est, pour qui totalise l’ensemble des choses à forme successive, qu’une illusion (LXII). La thèse de l’indéterminisme et des lois, opposée à celle du déterminisme universel et absolu, apporte donc un changement complet dans le sens des relations, par la réalité qu’elle attribue à la multiplicité des modes et des rapports dissolubles, aux changements libres de ces rapports, et dans le sens de la réalité elle-même, qui est rendue à l’ordre contingent des phénomènes.

Le cinquième dilemme envisage, nous l’avons vu, l’opposition entre la conscience comme principe, et les principes divers que la méthode réaliste a puisés dans les représentations dont elle est le siège, pour leur confier la suprématie des idées et la génération universelle. Les quatre premiers ont été en quelque sorte proposés de tout temps et dès l’origine de la réflexion philosophique aux penseurs de génie, ainsi que le montrent les thèses qu’ils ont énergiquement soutenues, avec des idées très nettes de ce qu’ils embrassaient comme la vérité, et de ce qu’ils repoussaient comme l’erreur. Cependant la discussion sur le quatrième (celui du déterminisme) a été la plus lente à s’établir, et son importance a grandi d’époque en époque ; mais, sur tous les points comme sur celui-là, l’impossibilité de donner une fin aux controverses a mis en évidence deux faits en lesquels se résume l’histoire des idées métaphysiques jusqu’à Descartes, qui a établi le fondement de l’idéalisme, et à ses successeurs qui en ont diversement appliqué la méthode. Ce sont :

1o  La persistance des quatre questions, constatée toujours et partout où l’on a philosophé, par d’invincibles résistances et de continuels remaniements aux doctrines enseignées, libres ou imposées qu’elles fussent, sur l’absolu, la substance, l’infini et la causalité ; et, plus spécialement l’existence à toutes les époques de liberté, d’un scepticisme opposant les doctrines les unes aux autres et mettant le jugement du penseur en balance ;

2o  La pente commune des philosophes et des théologiens vers la méthode réaliste. Cette méthode, en dépit de la force acquise par le nominalisme dans la dernière période de la philosophie du moyen âge, et malgré le principe idéaliste, introduit, mais imparfaitement compris par les philosophes modernes, a continué à s’imposer aux esprits et à fournir des hypothèses à l’idéalisme lui-même, avec des formes nouvelles pour les idées réalisées.

On peut distinguer jusqu’à notre temps deux grandes classes du réalisme : le réalisme physique, qui se subdivise entre les systèmes de Force-Matière et les systèmes atomistiques, et le réalisme métaphysique, auquel se rattachent, d’une part, toutes les entités hypostatiques, introduites par la doctrine de l’émanation, de l’autre, les principes premiers universels et abstraits, desquels on fait dépendre, ou par un enveloppement statique de propriétés et de modes, ou par une évolution, les phénomènes du temps, de l’espace et de la causalité. Le réalisme idéologique diffère du métaphysique, uniquement par son alliance avec la méthode empiriste. Au lieu de constituer de grands principes aprioriques qui sont des données de la conscience en tant qu’idées générales ou relations, mais dont on fait des choses, on considère les idées en leur multiplicité, comme des éléments dont la conscience est un composé : chose faite avec des choses. Nous avons vu que les philosophes les plus subtils de cette école, forcés de prendre les éléments de la pensée dans les impressions et idées de l’ordre sensible, qu’ils tiennent pour exclusivement empiriques, se reconnaissaient hors d’état d’expliquer le concours et la coordination d’où procède l’unité de l’esprit ; ils ne peuvent dire ce qu’ils sont, et ce qu’est la conscience, en tant qu’idée commune des idées, mémoire et solidarité de ses états successifs : états ou affections qui devraient, selon la méthode empiriste, être posés hors d’elle et indépendamment d’elle, avant les représentations qu’elle en doit avoir, pour ensuite la composer en se combinant (LXVI et LXVIII).

Le cinquième dilemme se présente dans toute sa force, en un tel moment de la spéculation philosophique. Il faut ou maintenir le réalisme, en ses deux méthodes, et laisser le litige de l’empirisme et de l’absolutisme se juger entre elles, mais opiner en tout cas que la conscience est un produit de quelque chose d’inconscient qui est à définir ; ou croire que la conscience est le fondement de la réalité, la vivante unité de l’individuel et de l’universel, dont la plus haute expression qui nous soit connue, à l’état multiple, est la personne humaine, et dont l’idéal d’unité et de perfection individuelle est Dieu. Individuelle par essence, la conscience est, en effet, dans cette hypothèse, l’universel fondement du monde, en sa multiplicité composant l’ordre créé, et, à la fois, la représentation intégrale de cet univers, dans la Souveraine Intelligence qui en réunit et en fait régner les lois.

Dans l’hypothèse de l’inconscient primitif, la nature humaine est un produit instable de la nature des choses. Une fin de l’homme en tant qu’être individuel ne correspond pas rationnellement à la supposition de cette origine où n’entre aucun principe de détermination intellectuelle, non plus qu’aucune loi morale ; mais, par sa nature animale, transmise et évolutive, cet être périssable a son moment dans son espèce, ainsi que son espèce a sa place et son temps dans le règne général de la vie, dont chaque produit a ses conditions d’existence dans les autres. Et de même qu’il n’apparaît point de raison pour que l’individu mental, c’est-à-dire l’animal doué d’une conscience propre, ait comme tel sa perpétuité, ou des retours périodiques assurés, de même on n’en voit point pour que la marche du monde soit dirigée dans un sens qui conduise à la production spontanée des dieux, comme les auteurs des anciennes théogonies imaginaient que la chose avait dû jadis arriver. Trois mille ans après, des athées modernes, inspirés à leur insu par le panthéisme théologique, ont eu la fantaisie de se peindre les forces dispersées à l’infini de l’univers convergeant vers la constitution d’une conscience animale unique qui les gouvernerait, et qui serait ce qu’on appelle Dieu. De telles imaginations ont pour unique appui la foi secrète en un principe des fins. Les anciens, qui croyaient à la fois à l’existence des dieux et à l’éternité de la matière, devaient naturellement penser que les forces cosmogoniques avaient abouti d’elles-mêmes à l’incubation des générations divines ; les modernes, imbus de la croyance au progrès universel et nécessaire, sont conduits à envisager dans l’avenir ce qu’ils ont cessé de croire dans le passé et dans les origines. La loi de finalité, qu’ils nient en principe et pour l’œuvre de la constitution du monde, ils l’appliquent à leurs visions d’un monde futur. Elle s’impose donc à eux, mais elle n’est, à leur point de vue, qu’une illusion. La loi de finalité suppose la conscience ; elle est arbitraire et sans valeur, et même dénuée de sens en son application au monde, si le monde n’a pas son fondement dans la conscience.

L’idée de Dieu ne se constitue en sa plénitude philosophique, ou telle que la pensée humaine en a la puissance, qu’en embrassant simultanément l’idée du monde en son origine première et en sa fin préordonnée ; et l’idée de l’homme ne s’accomplit, pareillement, avec toute la portée réclamée par l’entendement, au cœur de l’individu énergiquement conscient, qu’en le définissant en rapport avec l’humanité et le monde, en toute leur durée et leur destinée. C’est une adéquation morale de l’individu au tout, dans une pensée de causalité et de finalité universelles. Dieu et l’homme ainsi conçus sont essentiellement les postulats de la thèse qui pose la conscience individuelle comme l’universel fondement du monde (LXX), et dont le développement philosophique doit être cherché dans une monadologie et dans un système d’harmonie préétablie, sans le déterminisme universel. L’antithèse de cette doctrine, c’est-à-dire l’inconscient posé comme le principe du monde, implique la négation de Dieu et de l’homme dans le sens intégral et parfait que nous venons de définir. Notre cinquième et dernier dilemme s’établit enfin dans ces termes :

Ou Dieu, ou la Chose sans Dieu,

Ou l’Homme, ou des êtres tous caducs, dont nul n’atteint l’idée totale et accomplie de l’Homme.

Deus aut non Deus, Homo aut non Homo.

Nous avons maintenant à présenter la vue succincte des cinq dilemmes dont nous avons étudié les termes, à analyser leurs rapports mutuels et à démontrer leur unité, qui exige une commune conclusion.