Les Dieux (Alain)/Livre I/Chapitre 3

Gallimard (p. 59-64).

CHAPITRE III

APPARITIONS

L’enfant est d’abord porté ou voituré. On le tourne comme un objet. On lui dit de regarder une chose et une autre ; on le traîne à des travaux et à des conversations qu’il ne désire pas et qu’il ne prévoit pas. Je lui vois souvent du regret, et un regard en arrière. Ces mouvements étrangers l’emportent d’abord de loin sur ses mouvements propres ; c’est ainsi que le monde lui est jeté en morceaux. Bien rarement il continue, bien rarement il explore. L’heure, ou des raisons qu’il ne peut comprendre, font qu’on l’arrache de ses recherches, et qu’il est spectateur sans l’avoir voulu. Une femme qui ouvre sa fenêtre et admire un cortège ne s’instruit guère ; mais que penser de l’enfant qu’elle porte ? Il n’y a rien de réel dans ces visions. N’importe quoi y peut suivre n’importe quoi. Les choses paraissent et disparaissent par une volonté étrangère. Les faciles voyages des contes sont d’abord d’expérience. Faciles ? Non pas toujours. Mais la difficulté est toujours à faire fléchir quelque obstination. Le consentement obtenu, alors les choses vont de soi. Ce monde fantastique n’est donc pas inventé ; il est le monde réel même, vu d’abord à travers le monde humain. Non seulement tout est fait, comme le jardin ; mais l’exploration suit les mouvements de la nourrice. Même quand l’enfant commence à explorer par ses moyens propres, il se présente des obstacles tout à fait invincibles, et soudainement vaincus sans difficulté aucune ; comme il arrive qu’un chat attend que la porte s’ouvre, et profite d’un hasard. Une porte est longtemps un obstacle magique. Même les jouets, choses familières, sont souvent tirés d’une armoire où l’enfant ne peut atteindre. La suite des choses est interrompue de noires cachettes. Ajoutons ces autres éclipses, qui sont les prompts et courts sommeils n’importe où. L’heure change, le lieu change. C’est même un jeu de cacher et de montrer. Maine de Biran a dit que la vue est idéaliste, et cela reste toujours vrai pour les lointains du ciel. Mais notre première existence, par le caprice de ceux qui nous portent, déchire ce grand tableau de la nature.

Les êtres humains qui nous entourent et qui nous servent sont alors bien plus consistants. La mère nous a d’abord enveloppés ; et le tissu humain n’est jamais bien loin. En sorte que la partie de l’univers qui sera plus tard la plus mobile et la moins connue est celle que nous retrouvons d’abord et reconnaissons. L’autre terme, indépendant, mais familier, c’est la mère, c’est le père, c’est le frère ; c’est la nourrice, la bonne, la cuisinière et le jardinier. Tout dépend d’eux, les biens et les spectacles ; et chacun d’eux a sa province et ses pouvoirs ; mais chacun d’eux aussi a ses refus. D’où l’on voit que le monde des enchanteurs et des sorcières n’est pas d’abord imaginaire. Les apparitions des choses sont subordonnées à l’apparition des personnes. Et les opérations de cette étrange physique sont des conjurations à proprement parler. La grande affaire de Faust est d’appeler le diable par son nom ; cette méthode ne nous étonne pas autant que nous voudrions. Mais plutôt nous nous souvenons que les choses furent ainsi dans l’ancien temps, quand le nom faisait venir l’homme puissant qui nous ouvrait la porte ou la barrière. Et quand je dis que nous nous souvenons, je dis trop ; car se souvenir c’est se représenter des choses et penser qu’elles ne sont plus et ne seront plus ; au lieu que la magie qui nous fut naturelle, et qui l’est toujours un peu, d’obtenir par signes, reste comme la trame de nos connaissances les plus positives ; elle nous est présente, comme l’autre côté d’une maison nous est présent, sans que nous pensions que nous l’avons vu tel jour et en telle circonstance ; et c’est plutôt mémoire que souvenir. De même les fictions nous sont familières et présentes, quoique non perçues, comme un autre côté de la vie, et un envers de toutes les choses.

Qu’est-ce donc que le réel ? Par opposition à l’incohérent spectacle, le réel c’est ce qui est attendu, ce qui est obtenu et retrouvé par notre propre mouvement. C’est ce qui est pressenti comme étant en notre propre puissance, et répondant toujours à notre action. Le jeune physicien, dès qu’on le laisse à lui-même, frappe la table de son hochet ou de son poing. Il ne se lasse pas de recommencer. D’où ces petits fragments d’Univers, toujours mesurés aux forces et aux projets ; et ces chemins explorés de bout en bout. Rien n’apparaît, dès qu’on a le moyen de retrouver. Mais l’heure de dîner arrive ; le jouet est remis dans le tiroir ; l’enfant est déporté de nouveau dans ses songes, qui sont choses pour nous, mais non pas toutes ; il n’y a que le chasseur devenu cuisinier qui connaisse le chemin d’un oiseau qui s’envole au succulent rôti. Au rebours de ce qu’on veut croire, c’est l’enfant qui mange comme on doit manger, et c’est le petit homme qui fait du bruit avec sa fourchette.