Les Dieux (Alain)/Livre I/Chapitre 2

Gallimard (p. 49-58).

CHAPITRE II

COCAGNE

Des fleuves de lait, des rochers de chocolat, et choses semblables. L’idée est celle-ci ; on vivait sans travail, et la nature donnait tout. Souvent nous cherchons bien loin ce qui est devant nos yeux ; ainsi la vie de Cocagne est sous nos yeux ; c’est la vie même de l’enfant. Ce n’est pas une vie imaginaire. Bien réellement l’enfant trouve sa nourriture préparée. Non pas qu’il l’ait quand il veut et comme il veut ; mais certainement il n’a pas l’idée que c’est la nature des choses qui met un obstacle entre le désir et l’accomplissement ; car cet obstacle, s’il le soupçonne, est bien peu de chose à côté des volontés de la mère, du père et du cuisinier. Et comme on arrive presque toujours, et finalement toujours, à séduire ces maîtres capricieux, et par l’étrange moyen des signes, il reste comme fond de tableau, et comme sommaire de la physique, une inépuisable abondance, et un univers tout fait pour l’homme. Sur la plage de famille, devant laquelle j’écris, on comprend très bien que les sauvages forces de l’Océan, des pierres et du sable, soient seulement prises comme des conditions de jeu. Même la pêche n’est qu’un jeu. Et le propre de ces obstacles qui rendent le jeu possible, c’est qu’il n’importe guère qu’on les surmonte ou non. On peut dire que la défense d’aller en eau profonde vient longtemps avant la menace de l’Océan lui-même. Ainsi l’obstacle se dérobe, ou bien on s’en détourne. Très certainement c’est la nécessité de manger, de s’abriter, de dormir, qui fait connaître l’autre nécessité, celle du monde qui ne promet rien. Aussi peut-on dire que l’enfance ne connaît d’obstacle que le sentiment, qui encore est presque tout de respect et d’amour. Telle est pourtant bien l’expérience qui nous instruit la première. Et nous savons tous que cette expérience, qui cesse à chaque instant d’être vraie, n’en a pas moins été vraie, et de plus en plus à mesure qu’on remonte jusqu’aux fleuves de lait ; car il y eut un temps où cette métaphore n’était pas métaphore ; et un temps encore où le tissu humain enveloppait tout l’enfant et le baignait d’un sang tout fait. Mais on ne remonte point. Simplement on rêve que les choses sont encore ainsi quelque part. Toujours est-il que ce paradis est perdu, et que l’on feint de le regretter. Ce qu’il y a de feinte dans les fictions nous ne le saurons jamais assez. Là-dessus les jeux peuvent nous instruire. Mais il faut diviser.

Ce qui me paraît ici à remarquer, comme dans l’âge d’or, comme dans le paradis terrestre, c’est d’abord un état d’innocence et d’ignorance, dont nous sommes sortis par notre faute ; ce qui est aussi très vrai ; car l’enfant choisit d’être homme, et ne cesse pas de faire ce choix. On peut même dire qu’il anticipe sur sa destinée, méprisant toujours le facile et cherchant le difficile, curieux, à travers tant de reproches frivoles, de la vraie faute et du vrai châtiment. Il y a du tragique dans l’enfant qui fait le méchant, et ne sait pas encore ce que c’est. Il cherche ; il brouille les mots et les signes, et remue les passions comme il remue l’eau et le sable. Une nécessité est ici pressentie, qui n’est encore que fatalité. Mais le péché originel est partout, originel en ce sens qu’il est voulu bien avant d’être connu ; toutefois ce qui est pressenti, comme au bout des doigts, c’est bien la nécessité véritable ; et, quoiqu’elle soit d’abord mesurée aux forces, et qu’elle ne se montre pas au delà des petites mains, l’enfant ne l’ignore jamais tout à fait. Car il fait tomber son jouet, et ne peut le reprendre ; il chancelle, il cherche appui. Il frappe sans briser, il se heurte, il se blesse ; il essaie son hochet sur ses gencives. Ce monde résistant, et de petites dimensions, n’est pas encore redoutable. Peut-être s’irrite-t-on de ce que, sans être redoutable, il ne cède pourtant jamais. Un travail s’exerce alors, mais dont le lien avec les besoins ne se montre jamais. Le grand obstacle c’est l’interdiction, et le seul péché, c’est la désobéissance. On voit se dessiner ici un grand mythe qui n’a point de faute ; un grand mythe qui, chose remarquable, exprime seulement qu’il n’est plus vrai. On s’étonnera moins, après ces remarques, des croyances qui n’ont point d’objet, ou qui ont pour objet l’absence même d’objet ; et aussi de ces étranges preuves, qui furent, et qui ne sont plus. Telle est bien la réminiscence d’un être qui vieillit.

L’homme fut condamné à travailler. Très vrai. Et très vrai aussi qu’il y comptait bien. Toutefois cette acceptation ne va jamais sans tricherie. C’est que jamais le travail ne fera exister tout l’Univers. La marge du réel s’étend à mesure que l’homme le change à grand’peine. Mais, au delà de la peine s’étend toujours le spectacle ; et l’idéalisme reste vrai pour les espaces où l’action humaine ne peut atteindre. En quoi il y a plus d’une idée à débrouiller, comme on le pressent assez. Il faut d’abord, selon l’esprit de ce chapitre, s’arrêter à l’idée d’un bien obtenu sans travail. L’être de l’enfant n’est jamais sans travail ; seulement c’est la nécessité du travail qui ne lui apparaît pas. Il grandit, il se fait des muscles, et c’est là son travail ; il apprend, et c’est ce qu’il nomme travail ; mais l’enfant ne gagne point sa vie ; ou alors il est sorti d’enfance. L’école, ce vase clos, représente bien le lieu où les travaux n’ont point de salaire ; et de là se développe une idée noble, noble comme toutes les idées d’enfance, mais dont l’expérience ne laissera pas subsister grand’chose, c’est que le travail serf n’honore point, et que mériter est plus beau que conquérir. Savoir est d’abord plus estimé que pouvoir ; et l’idée de travailler seulement pour apprendre est l’utopie essentielle ; ce n’est que l’enfance continuée ; et ce qu’on nomme la curiosité, qui promet plus qu’elle ne tient, est la suite d’un travail musculaire qui ne mord point, et qui explore seulement. Dont le goût de la promenade, toujours décevant, est un reste pur. Il y a une rupture étonnante entre la fatigue du promeneur et le repas qu’il trouve préparé. Cette rupture est partout dans les perceptions de la première enfance, comme on verra. Mais c’est d’abord la relation la plus serrée de toutes, d’après laquelle, comme on dit, qui ne travaille pas ne mange pas, qui est aussi la plus cachée dans le cours de la vie enfantine. Rousseau essayait d’intéresser la course par la promesse d’un gâteau ; ce n’est toujours pas faire le gâteau, ni faire pousser le blé. Le lien entre la dépense musculaire et les choses qui la réparent n’est pas toujours compris par l’homme fait, et cela s’explique par ceci que l’enfant apprend d’abord, si l’on peut dire, à l’ignorer. La chose bonne à manger est en réserve dans quelque boîte, ou dans l’office. Le problème est d’ouvrir la boîte, ou d’ouvrir la porte, ce qui n’est pas produire. Aussi il n’y a pas d’enfant qui conçoive jamais qu’on lui refuse parce qu’on ne peut lui donner ; il croit toujours que c’est qu’on ne veut pas. Cette idée a de l’avance, et en aura toujours. C’est d’après une telle anticipation que l’on essaie d’abord de comprendre pauvreté et richesse, et cette forme abstraite saisit mal le fait de la société et des échanges. Il est admirable de voir que les échanges enfantins sont réglés seulement par le désir, sans aucune notion de la valeur. Mais, d’après ces apparitions de choses désirées, et jusque-là renfermées et invisibles, on comprend aussi que le fantastique n’est nullement inventé ; il est dans l’expérience même.

L’idée, donc, d’un univers comestible, est l’exemple le plus remarquable peut-être, et le plus naturel, d’une idée d’abord constamment vérifiée, quoique fausse. Et l’homme fait croira toujours trop que le problème du partage est le premier et le principal ; d’où il entrevoit quelquefois comme dans un rêve, qu’il y aurait assez de biens sans l’avarice de quelques-uns. C’est croire que la somme des biens consommables est quelque part enfermée ; alors que l’existence humaine serait aussitôt impossible si les travaux s’arrêtaient. L’existence des populations nordiques, qui déchirent la graisse de phoque, toute crue, et boivent le sang de l’orignal, représente mieux notre difficile situation que ne font les contes des pays chauds, où nous imaginons que le fruit attend qu’on le cueille. Au reste, l’extrême fertilité de la nature est elle-même un danger, par le pullulement animal et par l’exubérance végétale, sans compter la multiplication de l’espèce humaine. Mais cette nécessité toujours pressante, aussi proche et aussi inexorable que la pesanteur elle-même, ne peut toucher l’enfant sans qu’il périsse. C’est pourquoi son expérience lui apprend bien plutôt que le monde est bon et bienveillant, et que la misère, comme le travail, sont les effets de la méchanceté de quelqu’un. Les fruits de la terre sont à tous, dit-on. Mais y a-t-il des fruits de la terre ? Les jardins sont bien trompeurs. Il n’y a que des fruits du travail.