Tallandier (p. 52-58).


CHAPITRE IV


La douce lumière des lampes électriques éclairait le délicat profil de la jeune marquise de Mollens, ses abondants cheveux noirs, son cou mince que découvrait l’ouverture du corsage… car la jeune femme était en toilette de soirée, et le contraste était un peu singulier entre la vaporeuse étoffe de sa robe blanche et le tissu de très modeste apparence dans lequel ses petits doigts piquaient activement l’aiguille.

— Tu travailles donc jusqu’au dernier moment, infatigable petite Madeleine ?

Elle leva la tête et sourit à son mari qui apparaissait au seuil du petit salon, en tenue du soir lui aussi.

— Je voulais finir cela pour le porter demain à la petite Jeanne qui n’a pas de quoi se vêtir convenablement… Là, c’est fait. Est-il l’heure de partir ?

— Presque, répondit René en venant s’asseoir près de sa femme.

Elle attira à elle ses longs gants et commença à les mettre, tout en disant :

— Quel ennui que ce dîner !

— Je suis de ton avis, ma chère Mad. Mais nous ne pouvions l’éviter sans froisser nos amis… Il est bien certain que je donnerais, comme toi, toutes les réunions mondaines pour nos petites soirées à deux ou nos réunions de famille. Mais, enfin, cela fait partie de nos devoirs.

— Oui, je le sais. Aussi n’était-ce qu’une simple réflexion de ma part. Cette petite corvée est bien peu de chose en comparaison de tant d’autres ennuis !… Et puis, je suis particulièrement contente aujourd’hui à cause de ce brave Cyprien Mariey.

— Il a dû trouver tout à l’heure mon petit mot d’avertissement et il est sans doute maintenant chez Mlle Laurent.

— Quelle charmante créature que cette Micheline ! Elle m’a positivement ravie ce matin par son sérieux, son courage et sa délicatesse d’âme. Quand j’ai commencé à lui parler de M. Mariey, elle est devenue toute rose. Je me suis dit : « Ce ne sera pas difficile… » Et pourtant ça n’a pas été si facile que cela. Elle m’opposait sa crainte que M. Mariey ne trouvât un jour trop lourde la charge de sa mère : « Et, voyez-vous, madame, c’est ma mère, je ne l’abandonnerai jamais… » Il faut voir devant soi cette malheureuse créature qui n’a plus d’humain que le nom pour comprendre ce que ces paroles contiennent d’abnégation et de grandeur. Je lui ai simplement répondu : «  Permettez à M. Mariey de venir vous parler, vous verrez combien il est disposé à tout faire pour vous contenter si vous voulez vous unir à lui… » Naturellement, je lui ai fait l’éloge du jeune homme. Elle connaissait, du reste, sa valeur morale, ses habitudes religieuses, et elle m’a avoué qu’il lui semblait posséder tout ce que peut désirer une femme sérieuse et chrétienne.

— Alors, tu crois que cela marchera ?

— Mais oui, puisque le jeune homme a de lui-même proposé de se charger de la mère. C’est héroïque, cela montre ce qu’il est et le degré de son attachement pour Micheline. J’ai été voir ensuite Mlle Césarine. Elle m’a parlé des cousins de Cyprien Mariey qui se sont si bizarrement envolés. Crois-tu vraiment à un héritage ?

— Cela me paraît l’explication la plus plausible, étant donné surtout le caractère des personnages, tel que me l’a dépeint Mariey. C’était fort gênant, conviens-en, d’aller dire aux amis : « Je suis riche maintenant » et de s’entendre répondre : « Partageons en frères. » La fuite était en ce cas le meilleur moyen… Ah ! quelle tristesse de voir ainsi berner ces pauvres âmes, murmura mélancoliquement M. de Mollens.

Mlle Césarine croit que le jeune homme pensait à Micheline Laurent.

— Hum ! elle lui plaisait, cela n’a rien d’étonnant, mais je ne me figure pas le personnage en question acceptant la charge de la mère Laurent. D’ailleurs, son caractère, ses principes le séparaient complètement de cette enfant charmante et si réellement chrétienne… Voyons, es-tu prête, ma chérie ? L’heure s’avance, tandis que nous bavardons.

— Voilà ! dit-elle en mettant le dernier bouton.

Elle se leva, puis, une pensée subite lui venant, elle tourna vers son mari ses beaux yeux noirs caressants et profonds.

— René, j’oubliais… j’ai une confession à te faire.

Et, posant sa main sur le bras du marquis, elle penchait un peu la tête d’un petit air contrit.

— Quelque chose de bien grave ? dit-il en riant doucement. Parlez, petite Mad.

— J’ai dépensé tout l’argent que tu m’as donné… Oh ! j’ai vu tant de misère ! Je n’ai pas pu résister, vois-tu !

Il se pencha et posa doucement ses lèvres sur les bandeaux ondulés qui encadraient le visage de la jeune femme.

— Si tu l’avais dépensé en toilettes, je te gronderais un peu, ma Madeleine chérie. Puisque c’est pour les pauvres, je te dis : recommence.

— Oh ! mon René, que tu es bon ! s’écria-t-elle d’un ton ravi. Je craignais un peu que tu ne me trouves trop prodigue… et pourtant je voulais te demander encore…

— Tout ce que j’ai est à toi, je te l’ai déjà dit. Et si un jour il arrive que nous ayons à faire des économies, ce n’est pas sur le budget de la charité que nous les réaliserons.

… À cette même heure, comme le pensait M. de Mollens, Cyprien se trouvait près de Micheline. L’accord s’était vite fait entre eux, le jeune ouvrier ayant déclaré que la mère Laurent ne les quitterait jamais. Les fiancés avaient alors fait des projets d’avenir. Cyprien avait su trouver dans son cœur de délicates paroles qui avaient charmé l’âme sérieuse de Micheline… Et l’infirme couvait de son regard atone les deux jeunes gens, elle regardait vaguement les doigts fins de Micheline qui travaillaient toujours, tandis que la jeune fille écoutait son fiancé, car la jolie passementière ne perdait jamais son temps.

Le mariage se fit un mois plus tard. M. de Mollens et sa femme furent les témoins, l’un du marié, l’autre de Micheline. La robe de la jeune épouse fut offerte par Mme de Mollens, et le marquis offrit aux mariés un bon mobilier de chambre qui porta au comble leur ravissement. Ils vinrent, le lendemain du mariage, exprimer leur reconnaissance à leurs bienfaiteurs. Un domestique les introduisit dans le cabinet de travail de M. de Mollens, où le marquis et sa femme les accueillirent avec leur habituelle cordialité.

— Eh bien ! rien de nouveau pour ces fameux cousins ? demanda M. de Mollens quand les jeunes époux se levèrent pour prendre congé.

— Rien du tout, monsieur le marquis. Oh ! c’est bien fini, maintenant ! Ils nous ont plantés là carrément !… À vous dire vrai, monsieur, ça ne m’étonne qu’à moitié. Chez lui, comme chez la grande majorité de ces socialistes, il y avait surtout la question de la jouissance personnelle.

S’il a maintenant de quoi vivre à son aise, les autres… eh bien ! il s’en moque un peu ! C’est là le fin fond de la doctrine de ces gens qui affolent tant de gogos par leurs phrases ronflantes et leurs appels à la haine.

— Hélas ! dit M. de Mollens avec tristesse. Mais ces malheureux ont un triple bandeau sur les yeux… Je souhaite à notre pauvre pays beaucoup de bons citoyens, de braves ouvriers comme vous, Mariey… et un très grand nombre d’excellentes chrétiennes comme vous, madame, ajouta-t-il en s’inclinant vers Micheline. Je crois que votre foyer pourra être donné comme modèle à toute notre jeunesse ouvrière, et ce sera, si vous le voulez bien, mon vœu à l’aurore de votre union.

— Merci, monsieur le marquis. C’est aussi la demande que j’ai faite à Dieu hier, au moment de prononcer le oui définitif. J’ai pu voir autour de moi tant de tristes ménages !… Oh ! oui, nous sommes heureux, Cyprien et moi, de posséder la foi ! Je voudrais, voyez-vous, l’insuffler à tant de désespérés, à tant de cœurs souffrants ou aigris que je connais !

Elle parlait lentement, d’un ton grave et vibrant où l’on sentait passer toute son âme. Mme de Mollens se pencha vers elle et lui prit la main.

— Micheline, c’est notre tourment à nous autres chrétiens. Connaître ce qui sauverait ces âmes et ne pouvoir si souvent les atteindre !

Le doux et profond regard de Micheline enveloppa la jeune femme et son mari !

— Dieu permet que nous leur fassions parfois un peu de bien… Et s’il y avait en France encore plus d’âmes comme la nôtre, madame, et comme celle de M. le marquis, les désespérés et les révoltés seraient peut-être moins nombreux. Quand les jeunes époux se furent éloignés, Mme de Mollens dit pensivement en venant s’asseoir près de son mari :

— Comme cette Micheline me plaît ! Elle est réellement distinguée, cette jeune ouvrière, et quelle belle petite nature, pleine d’élévation, de délicatesse ! As-tu remarqué comme elle sait se tenir avec une charmante dignité ? Elle n’avait réellement pas l’air plus gêné ici que dans sa pauvre mansarde !

— Cela est la marque d’une nature très affinée moralement… Et elle a raison, c’est nous qui devons donner l’exemple ; c’est nous, chrétiens, élevés au-dessus de nos frères par notre position et notre fortune, qui aurons à répondre, au grand jour des justices, à la question du Maître : « Et vous, qu’avez-vous fait pour ces humbles, pour ces petits chers à mon cœur ? »