Tallandier (p. 40-51).


CHAPITRE III


— Eh bien ! pas de nouvelles, monsieur Mariey ?

— Pas du tout, mademoiselle Césarine ! Je n’y comprends rien de rien !

— C’est bien singulier, en effet, cette disparition… Ils m’avaient paru un peu drôles quand je les ai vus sortir dimanche.

— Oui, je l’ai remarqué aussi, dit le tonnelier, un gros homme rougeaud, en s’approchant de Mlle Césarine et de Cyprien, arrêtés non loin du hangar où il travaillait. Les jours d’avant, déjà, ils n’étaient plus les mêmes. Mamzelle Zélie avait une façon de vous regarder en passant… Une impératrice, quoi ! Et Prosper semblait être dans les nuages, si bien qu’il ne voyait même pas quand on lui disait bonjour.

— Et puis, à son atelier, il paraît que Zélie ne faisait plus rien et qu’elle a répondu à la patronne qui la menaçait de renvoi : « Ne prenez pas cette peine ; les fleurs que je monterai désormais n’encombreront pas vos cartons. » C’est une de ses compagnes d’atelier qui a répété cela à Mlle Micheline.

— La voilà justement, Micheline, dit Mlle Césarine.

La jeune fille rentrait, son petit panier au bras. Elle demanda aussitôt :

— Vous n’avez rien appris, monsieur Mariey ?

— Non, mademoiselle. Et vous ?

— Pas grand-chose. La petite Julie Blancard, dont le frère travaillait chez Vrinot frères, m’a raconté que M. Louviers avait dit à un de ses camarades qui le plaisantait sur son air absorbé :

« Mon vieux, si tu étais à ma place, je parie bien que tu n’aurais pas le courage d’être ici. » Et, comme l’autre n’y comprenait rien, il a ajouté d’un air moqueur : « Je t’expliquerai ça plus tard… quand j’aurai le temps. »

— Évidemment, ils combinaient quelque chose. Mais que signifie tout ce mystère ?…

— Une lettre pour vous, monsieur Mariey ! dit la concierge en apparaissant dans la cour.

— Ah ! merci, madame Léon !… Est-ce que c’est de papa ?… Tiens, non, on dirait l’écriture de Prosper !

Une vive curiosité se peignit aussitôt sur les physionomies… Rapidement, Cyprien fendit l’enveloppe et sortit une feuille de papier couverte de quelques lignes. Un billet de banque s’en échappa et fut rattrapé au vol par le tonnelier.

— Mais oui, c’est de lui ! dit Cyprien avec stupeur.

Il lut d’abord tout bas, puis reprit à haute voix :


Mon cher Cyprien,

Nous avons trouvé, Zélie et moi, une position très avantageuse. Comme on nous emploie aussitôt, nous ne pouvons revenir pour chercher nos meubles. Fais-en ce que tu voudras, nous n’en avons plus besoin, nous trouvant logés chez le patron. Je t’envoie de quoi payer notre terme en retard et les quelques petites dettes que nous avons dans le quartier. S’il y a du surplus, emploie-le comme tu voudras. Le patron nous paye très bien et nous a même avancé de l’argent.

Je te serre bien cordialement la main.

Prosper Louviers


Un silence de stupeur régna quelques instants dans le petit groupe augmenté de voisins attirés par la lecture de Cyprien.

— Non !… ce qu’ils en ont une, de chance ! dit enfin le tonnelier en jetant un coup d’œil d’envie sur le billet bleu que tenaient toujours ses gros doigts noueux.

— Tout ça n’explique pas pourquoi ils n’ont rien dit, fit observer judicieusement Mlle Césarine.

— Vous avez raison, mademoiselle, dit Cyprien en froissant machinalement la lettre. Ça ferait penser qu’ils font quelque chose de peu avouable.

— Oh ! monsieur Mariey ! protesta Micheline.

— Dame, mademoiselle, comment expliquer autrement ? Ça me chiffonne, tout ça, ce n’est pas clair du tout.

— D’où est timbrée la lettre ? demanda le tonnelier.

— De Paris.

— Peut-être arrivera-t-on à apprendre quelque chose un de ces jours.

— J’en doute, car ils ne sont bêtes ni l’un ni l’autre, et ils auront pris toutes leurs précautions.

— Voilà M. de Mollens !

Cyprien s’avança avec empressement au-devant du marquis qui apparaissait sous la voûte.

— Bonjour, mon cher ami, dit M. de Mollens en lui tendant la main. J’avais un petit renseignement à vous demander… Mais vous avez l’air un peu bouleversé ?

— Il y a de quoi, monsieur le marquis. Il nous en arrive une drôle de chose !

Et, en quelques mots, il mit son interlocuteur au courant de la bizarre disparition des Louviers.

— Ce cousin est celui dont vous me parliez un jour… le fougueux socialiste ? demanda M. de Mollens.

— Lui-même, monsieur le marquis.

— Et vous n’avez pas idée qu’il ait pu se produire un changement dans ses moyens d’existence ? Qu’il ait, par exemple, gagné un gros lot ?… ou fait un héritage ?


— Ma foi, non, monsieur. Il ne m’a jamais parlé qu’il ait pris un billet de loterie… Et quant à un héritage, je ne vois pas qui… Il n’a plus de parents, il me semble, en dehors d’un vieux cousin du côté de leur père, un bonhomme assez à l’aise et qui a beaucoup d’enfants. Du côté de la mère, il n’a que mon père et moi, des cousins très éloignés pour lui, du reste… À moins que le frère de son père, qui était parti pour l’Amérique… Mais on n’en entendait pas parler depuis des années et des années.

— Il a pu faire fortune là-bas et instituer vos cousins ses héritiers.

— Tiens, j’y pense, dit la concierge, il y a cette lettre que vous leur avez portée un soir, monsieur Mariey. Elle était adressée à M. et à Mlle Louviers…

— C’est vrai, je me rappelle… Et le lendemain je les ai rencontrés qui partaient en costume des dimanches. Comme je m’en étonnais, Zélie m’a répondu qu’ils allaient voir leur cousin Robin, de passage à Paris. En y réfléchissant, ça m’a étonné, parce qu’ils n’étaient pas en très bons termes avec lui… Et puis, ils avaient vraiment un air un peu singulier.

M. de Mollens posa sa main longue et fine sur le bras de l’ouvrier :

— Je vais vous dire mon avis, Mariey : vos cousins ont fait quelque bel héritage et ils ont voulu rompre complètement avec leur passé, leur entourage…

— Ah bien ! ça serait du propre ! s’écria le tonnelier. Lui qui parlait si bien sur la fraternité, sur le partage du capital…

Un fin sourire, teinté d’ironie et de tristesse, souleva la moustache brune de M. de Mollens.

— Justement, il a eu peur que vous ne lui demandiez de passer des paroles aux actes… Il a fui pour éviter d’avoir à écorner quelque peu sa fortune en faveur de « ses frères ». Je ne vois que cette explication à une si étrange conduite.

— Eh ! la canaille ! dit un jeune ouvrier au teint blême en brandissant son poing dans la direction de la rue. Il avait aussi une façon de regarder les copains depuis quelques jours ! On aurait dit qu’il se tenait à quatre pour ne pas leur tourner le dos… Et sa sœur faisait des airs, fallait voir ! Si bien que ma mère lui a dit un matin : « T’as donc gagné le gros lot, la Zélie ?… » L’autre a pincé les lèvres et lui a répondu en la regardant de haut en bas : « Le gros lot ?… Peuh ! je vous le laisse, si vous le voulez !… » La mère a cru à une plaisanterie, mais tout ça réuni…

— Oui, je crois que vous avez bien trouvé, monsieur le marquis, dit Cyprien. En voilà des individus !… Et de fameux socialistes, hein ! les amis ?

Le jeune ouvrier grommela quelque chose où se discernaient les mots de « traître…, misérable repu » et s’éloigna avec un geste de colère.

— Ça va être une rude désillusion pour les copains qui écoutaient si bien ses belles phrases, dit en riant le tonnelier. Il va en tomber sur lui, des malédictions !

M. de Mollens eut un léger mouvement d’épaules.

— Il est comme tant d’autres, allez, mon ami !… tout disposé à partager tant qu’il n’avait rien. Mais s’il lui est venu de l’argent, il le tiendra ferme et saura le mettre à l’abri. Les gens généreux et désintéressés n’abondent pas… dans le socialisme surtout… Voyons, Mariey, donnez-moi ce renseignement… Ah ! mademoiselle Césarine, ma femme m’a chargé de quelques douceurs pour vos pauvres protégés. J’irai les leur porter dans un instant, si vous le voulez bien.

— Mais avec grand plaisir, monsieur. Je vais les prévenir, ils vont être ravis de vous voir.

Et la vieille fille se hâta vers son petit logement, tandis que le marquis se retirait un peu à l’écart pour entretenir Cyprien.

Son renseignement obtenu, M. de Mollens demanda, avec un geste discret vers le corps de logis qui lui faisait face :

— Est-ce que ce serait à la jolie blonde qui est entrée là que vous songez, mon cher Mariey ?

Cyprien rougit comme une jeune fille.

— Oui, c’est elle, monsieur, c’est Micheline Laurent.

— Mes compliments ! Elle est charmante, et son air modeste et sérieux m’a aussitôt frappé. Alors, nous aurons bientôt un mariage ?

— Je ne lui ai pas encore parlé, monsieur. Figurez-vous que je n’ose pas !… J’ai peur d’un refus… et alors, ça me ferait tant de peine…

— Pensez-vous vraiment qu’elle n’accepterait pas un brave garçon comme vous, bon chrétien, excellent ouvrier ?

Cyprien rougit de nouveau jusqu’aux oreilles.

— Je ne sais pas… C’est sûr que j’aurais dû lui parler déjà… Peut-être bien que je ne lui déplais pas trop…

— Voyons, mon cher ami, si nous combinions quelque chose ? Ma femme acceptera certainement de servir d’intermédiaire entre Mlle Micheline et vous, elle arrangera très vite l’affaire et vous saurez à quoi vous en tenir.

— Oh ! monsieur le marquis, quelle bonté ! dit Cyprien avec émotion. Je ne refuse pas, bien sûr ! Mme de Mollens saura lui tourner ça comme il faut, lui dire que… enfin, que je pense tout le temps à elle, que je travaillerai ferme pour lui faire la vie douce, à elle et à sa mère… car il faut bien lui dire que je prends aussi la charge de sa mère, monsieur le marquis ?

— Oui, oui, mon ami, ma femme saura lui montrer quel cœur d’or vous êtes. Allons, au revoir, et à dimanche, n’est-ce pas ? Nous aurons une fort amusante conférence d’un de mes jeunes ouvriers, et notre bon abbé prépare une petite surprise en si grand mystère que je n’ai moi-même rien pu en surprendre.

Il serra vigoureusement la main de l’ouvrier et s’engagea dans l’étroit corridor… Sur le seuil de sa porte se tenait Mlle Césarine. Elle dit avec un sourire qui rajeunit singulièrement son doux visage flétri :

— Les voilà tout joyeux, monsieur ! Les pauvres ! ils n’ont pas l’habitude de recevoir des visites ! Sans l’abbé Gaillet, Mme la marquise, qui entre quelquefois en passant, la petite Micheline Laurent et vous, monsieur, ils ne verraient pas âme qui vive en dehors de moi.

Le marquis pénétra dans une petite chambre pauvrement meublée et d’une scrupuleuse propreté. Un homme vêtu d’habits très vieux, mais fort nets, se tenait debout devant la fenêtre… Il fit un mouvement de côté, et la lumière du jour éclaira son visage — le même qui avait causé un jour tant de répulsion à Prosper et à Zélie.

Sans une hésitation, M. de Mollens alla à lui, la main tendue, un bienveillant sourire donnant une expression d’attirante douceur à sa physionomie un peu froide au premier abord.

D’un vieux petit fauteuil se leva une créature étrange, pauvre être au corps affreusement contourné, au visage d’une repoussante laideur. On n’eût su réellement quel âge lui donner. Ses yeux, singulièrement doux et expressifs, étaient ceux d’un tout jeune homme, presque d’un enfant, mais le crâne était entièrement dégarni comme celui d’un vieillard.

C’étaient ces deux êtres que Zélie Louviers appelait « les monstres de Mlle Césarine »… Et dans ce pauvre petit logis se déroulait un sublime épisode de l’histoire de la charité héroïque.

Mlle Césarine avait perdu sa mère de fort bonne heure, et elle était restée seule avec son père, homme dur, irascible, qui avait fait à sa jeunesse la plus pénible existence. Pieuse et résignée, elle ne se plaignait pas et accomplissait courageusement son devoir. Quand la paralysie cloua son père sur un fauteuil, elle le soigna avec un incomparable dévouement, malgré les rebuffades, les fureurs, les blasphèmes de cet homme aigri et révolté. Elle réussit à le ramener à Dieu avant que la mort l’enlevât… Et, quand elle fut seule, Mlle Césarine se trouva toute triste de n’avoir plus à qui se dévouer.

Alors une pensée germa en elle… Dans un bouge voisin croupissaient, au milieu de la misère la plus abjecte, un homme du nom de Lorin et son fils, un adolescent. Les malheureux vivaient comme des bêtes, objets d’horreur pour tout le quartier. Les moins délicats détournaient la tête avec répulsion devant le hideux visage du père et la monstrueuse déformation du corps de l’enfant.

Mlle Césarine alla trouver ces malheureux, elle sut calmer la farouche défiance de leur âme aigrie et, un jour, elle les installa triomphalement dans la chambre devenue inutilisée depuis la mort de son père. Elle était désormais heureuse : elle avait à qui se dévouer tout entière… Et le gain assez fort que lui procurait son habile travail de passementière servait à nourrir, à entretenir ces êtres que l’humanité rejetait, mais en qui elle, la chrétienne, avait su voir l’âme immortelle, appelée à une destinée d’autant plus haute que son enveloppe terrestre était plus misérable et plus souffrante.

Bien des gens traitaient de folle Mlle Césarine. Se charger de ces étrangers, alors que son gain lui eût permis de vivre tranquillement !… Mais d’autres admiraient et vénéraient l’héroïque créature, toujours sereine et souriante, véritable mère pour ceux qu’elle appelait « ses enfants », bien que l’un d’eux fût plus âgé qu’elle. Au nombre de ces admirateurs étaient M. de Mollens et sa femme, qui ne craignaient pas d’entrer dans le pauvre logis et d’affronter la vue de ces atroces misères physiques pour procurer un peu de contentement aux malheureux.

Le marquis avait pris entre ses mains celles du jeune homme, affreusement déformées ; il lui parlait avec cette cordialité, cette douceur souriante qu’il gardait pour sa famille et pour les humbles, car dans le monde on le trouvait très réservé et parfois un peu froid.

Lorin, le père, dit tout à coup de sa voix rauque, en posant sur M. de Mollens ses yeux à peine visibles dans la boursouflure des chairs :

— Écoutez, monsieur, quand j’étais un jeune homme, j’allais volontiers entendre des gens qui nous racontaient, avec de belles phrases, que la vraie, la seule fraternité était dans le socialisme, que là était pour nous le bonheur, le salut, et qu’il fallait faire le grand chambardement pour renverser toutes les vieilles histoires d’autrefois… Pourtant, qu’est-ce qui nous a secourus ?… Qu’est-ce qui nous a aimés, tout misérables que nous sommes ? Mlle Césarine, qui va à la messe et qui nous parle du bon Dieu… Le vieux curé, qui nous apporte des livres et qui n’a pas hésité à m’embrasser un jour où je lui disais : « Je suis un maudit, je ne suis pas un homme », pour me prouver qu’il me considérait comme son semblable… Vous, monsieur, et votre jolie dame, qui êtes des gens de la haute et des dévots… Mais les socialistes, qui les a vus ici ?

Mlle Césarine regardait avec stupeur son protégé. Depuis longtemps, il n’avait tant parlé. Il fallait vraiment qu’il en eût gros sur le cœur.

Le pénétrant regard de M. de Mollens se posa sur le pauvre visage de Lorin.

— Ne vous en étonnez pas, mon ami. Le socialisme veut nous ramener au paganisme… Et qu’était, aux yeux des païens, le pauvre, le déshérité de ce monde ? Qui s’en souciait, qui le plaignait et le soulageait ? Il a fallu le christianisme pour glorifier la pauvreté… C’est pourquoi, Lorin, ceux qui souffrent dans leur âme ou dans leur corps ne trouveront jamais plus d’aide et d’amour que près des disciples de Celui qui a voulu naître, vivre et mourir dans la pauvreté absolue.