Les Deux croisières/Partie 1/02

La Renaissance du livre (p. 20-25).


II


Nous étions déjà bien loin. Embossé dans mon caban, j’errais sur le pont depuis des heures sans que personne prît garde à moi et daignât seulement m’honorer d’un regard de défiance.

Tant d’indifférence, surtout de la part des hommes de l’équipage, n’était pas pour me conforter le cœur. De surcroît, une faim terrible hurlait dans mon estomac ; je n’avais bu qu’une tasse de café, à sept heures du matin et ne m’étais précautionné d’aucune provision.

Adossé contre la dunette, je regardais dans une sorte d’hébétude le mouvement du fleuve en suçant une vieille pastille de menthe toute souillée et pelucheuse que je venais de retrouver au fond d’une poche, quand on toucha mon épaule.

Saisi, je levai les yeux : le second était près de moi.

— Monsieur, dit-il courtoisement, ayez l’obligeance de m’accompagner ; le capitaine vous attend…

Je pousse un grand soupir. Enfin, mon sort va se décider.

L’officier me conduit vers le gaillard d’avant et nous entrons tous deux dans une vaste cabine de la superstructure.

Le premier objet qui frappe mon regard, c’est, suspendue au plafond, une jolie cage où chante éperdument un petit oiseau jaune. Puis, je vois un homme, jeune encore, en redingote galonnée, étendu sur un confortable divan, une main pianotant le velours cramoisi, l’autre main tenant en l’air un cigare, dont la fumée monte avec un parfum.

Figure sanguine, pleine de bonne humeur.

Le commandant ! Et ma vision troublante du loup de mer s’évanouit.

Au milieu de la chambrette, près d’une table couverte d’un tapis bleu où rampe le long serpent vert d’un porte-voix, un petit homme se tient debout, doré comme une image d’Épinal, et qui continue de lire à haute voix, en anglais, un long mémoire, sans que mon arrivée lui donne la moindre surprise.

J’ai le temps d’examiner la cabine.

Les cloisons se divisent en panneaux festonnés, ornés de peintures. C’est d’abord le portrait du capitaine, puis une plage remplie de barques échouées, un grand trois-mâts penché, toutes voiles dehors, sur des flots glauques ; et puis encore, sur une grève pleine d’orage, une miss romantique, dont cheveux, rubans et jupes flottent devant elle sous la rafale.

La jolie cabine !

Mais le petit homme a terminé sa lecture : d’un geste solennel, il tend le papier à l’officier qui m’a amené.

Very well, doctor ! s’écrie le capitaine. Et s’adressant à moi, sans changer d’attitude :

— Ah ! c’est vous, Monsieur. Il paraît que nous sommes avocat ?

— Oui, capitaine, avocat stagiaire,

— Et vous désirez être mousse ?

— Oui, capitaine.

Il éclate de rire. Je suis sauvé. Toutefois, je demeure impassible et sans paraître deviner une faveur imminente : je veux qu’on me croie ancré dans ma résolution.

— Capitaine, dis-je enfin, je suis assez dégourdi. J’ai remporté de nombreux prix de gymnastique à Louis-le-Grand

Et je deviens verbeux de tout l’espoir

qui m’entre dans l’âme. On n’avait qu’à m’essayer ; j’étais prêt, je monterais dans les huniers, voire sur le top du grand mât !

Cette fois, le capitaine rit plus fort et le second l’imite avec discrétion.

— Je vois ce que c’est, dit alors le petit doctor avec flegme, le gentleman veut faire comme Edmond Picard !

— C’est cela même ! applaudit le capitaine.

Et sa gaîté redouble. Enfin, quand son ventre s’est apaisé :

— Hé, Monsieur, voilà une vocation à laquelle je refuse de croire… Allons, la cause est entendue, comme vous dites au Palais… Ah, ah ! Je vous place dans les écritures ; vous aiderez le comptable, vous serez son « stagiaire ». Ah, ah, ah ! Que l’on conduise ce young fellow chez Mr. Evans !

Je remercie, je salue et le second m’emmène pour m’introduire auprès du chief-clerk, qui m’accueille avec bienveillance.

C’est un vieil homme très maigre et voûté, aux rides malicieuses comme celles de Voltaire.

— Ainsi, vous venez m’aider, jeune homme ? Tant mieux, tant mieux ! Voulez-vous commencer votre tâche tout de suite ?

— Mais volontiers…

— Eh bien, aidez-moi donc à griller ce paquet de Maryland…

Je roule une cigarette. Mais à peine l’ai-je portée à mes lèvres qu’un vertige me prend et je m’affaisse dans les bras de mon nouveau patron. Des larmes coulent sur mes joues :

— J’ai faim ! soupiré-je, comme le petit Savoyard…