Les Deux croisières/Partie 1/01

La Renaissance du livre (p. 9-19).


I


Je suis prêt.

Quatre heures sonnent lentement au beffroi de Sainte-Gudule. Chaque note s’allonge sur le vent, semble un bâillement de cloche qui s’étire dans l’aube.

Le jour commence à poindre : des nuages violets, sinistres, galopent sous un ciel cuivreux.

Je ne puis réprimer un frisson.

Hé, il s’agit bien de frissonner à la première impression mauvaise ! Voyons, est-ce que je marche à la guillotine ?

On frappe à la porte :

— Monsieur, la voiture est là !

Je boucle mes courroies et jette un plaid sur mon épaule. Je descends.

Sur le perron tout enguirlandé de glycines fleuries, deux chiens noirs, Mouk et Nick, bondissent au-devant de moi. Je les caresse, tandis que d’un regard furtif j’interroge les fenêtres de la maison.

Mais nul rideau ne bouge. Personne pour faire un signe d’adieu à l’enfant exalté et téméraire, au méchant fils. — Eh tant pis, qu’il s’en aille !

— Cocher, gare du Nord !

Et déjà bien loin la petite porte du jardin claque toujours dans mes oreilles…

À Anvers, le ciel creva : de grosses gouttes chaudes s’écrasaient sur les trottoirs.

Je sautai dans un vieux carrosse qui me transporta au quai du Rhin où le steamer était amarré.

Un grand soleil luisait maintenant, se mirait dans les flaques.

Le Portland oscillait doucement sous le petit flot du fleuve et chauffait ferme.

Sur le quai et sur le pont du bateau tout un peuple de chargeurs s’agitaient fébrilement. J’entendais les coups de gueule lancés en mesure, pour concentrer toute une somme d’efforts sur la balle à soulever, et c’était de perçants appels, des jurons qui dominaient un moment le tapage des brouettes de fonte, les engrenages renâclants et le furieux bruit de vapeur fusant par les joints.

Presque sans arrêt la grue décrivait sa course du pont au quai et du quai au pont, et son grand bras semblait battre une lente et majestueuse mesure à l’orchestre barbare.

Des ballots cerclés de fer, des caisses s’enlevaient du sol comme des bottes de paille, tournoyaient au-dessus de la cale. Des bras arrêtaient leur élan, et les colis plongeaient dans le gouffre. Bientôt la chaîne reparaissait sautelante et libre — un temps de silence — un coup de sifflet, — et les engrenages remâchaient avec rage. Une autre charge !

Le steamer levait l’ancre à midi. Une centaine d’émigrants étaient déjà rassemblés sous les hangars. Des femmes s’enveloppaient frileusement dans de petits châles aux couleurs déteintes, d’un effet très doux.

Tous ces misérables, serrés les uns contre les autres, regardent en silence, cette activité dévorante déployée à l’approche du départ. Seuls, des mioches, aux cheveux encore tout collés de pluie, jouent à cache-cache derrière des paniers de vin de Champagne.

L’attristant tableau…

Mais je ne peux m’attarder ; il faut me rendre au commissariat maritime pour signer mon engagement.

Je me dispose à abandonner le quai quand, à travers la mâture du steamer, j’aperçois un mousse, juché sur la vergue du cacatois. Retenu par une jambe, il se penche dans le vide et, la main à l’oreille, écoute des ordres, des jurons, qu’un matelot lui crie du bord.

En ce moment, le ciel roule de nouveaux blocs couleur d’encre… Une angoisse affreuse m’étreint le cœur et je sens tout mon courage s’affaisser, comme le charbon d’un feu qui meurt.

— Ainsi, je serai ce petit point noir, je serai mousse, moi !

Soudain, la pluie crépite sur le zinc des toitures comme une grêle. Un effroi indicible me saisit. Depuis quelques jours, je vis dans une excitation factice, fasciné, ébloui par le mirage des choses que je vais voir : l’Océan, une terre inconnue ! Je me suis dit : « Oui, tous les sacrifices, toutes les fatigues, tous les dangers, si je découvre après cela du nouveau, du jamais vu ! »

Et voilà que pour conquérir l’émotion, je suis là, devant ce navire en partance, perdu dans un grouillement d’êtres inconnus, bousculé, insulté par les dockers brutaux dont ma flânerie entrave le fiévreux labeur.

Je redeviens lucide. La folie de mon projet m’apparaît enfin.

Non, je n’irai pas au commissariat maritime, je ne m’engagerai pas, je ne signerai rien du tout.

Je suis libre encore. Ma voiture attend à quelques pas… Si je retournais à la gare !

Je m’élance… J’ouvre la portière de la guimbarde.

Soudain, le soleil rayonne de nouveau.

— Un moment ! dis-je au cocher qui déjà ramasse ses guides.

Je reste indécis ; et dans la lumière flamboyante j’écoute le joyeux glottement des gouttes claires, pareilles à des brillants, qui tombent du toit des hangars dans les rigoles. Des femmes jolies passent près de moi, se retroussent en riant pour enjamber les mares.

À présent tout me semble radieux comme le changement à vue d’une féerie.

L’angoisse me quitte.

Toute ma résolution me revient froide, forte comme aux premiers jours ; je me sens honteux de ma défaillance. Mes yeux contemplent le fleuve magnifique, irradié de soleil, et il me paraît impossible de désespérer encore.

De toute la gaîté qui m’environne, je m’efforce de garder une image très nette pour qu’elle m’aide à combattre des tristesses prochaines…

Je ferme la portière de la voiture et prie le cocher de m’attendre encore. J’entre dans un café situé en face du quai et qui porte cette enseigne : Au bon Voyage. J’y suis venu souvent depuis une semaine et l’on me connaît bien. La jeune fille de la maison sait mon projet — on est parfois expansif aux heures troublées. Elle n’y voulait pas croire.

Elle se désole aujourd’hui :

— Ainsi, s’écrie-t-elle en secouant la tête, c’est bien décidé !

Je souris. Pleine de sollicitude, elle dit, voyant sans doute ma figure pâle et mon air étrange :

— Nous avons du bon café tout chaud. Buvez une jatte, ça vous remettra…

En même temps, elle dépose devant moi une grosse tasse fumante.

— À cette époque de l’année, la traversée est toujours bonne, assure-t-elle fermement. Mon amoureux est sur la mer. C’est son sixième voyage ! Le Pennland est un bon bateau, savez-vous !

Vrai, je n’ai pas peur ; j’eusse accompli le voyage sur la caravelle de Colomb ! Mais elle est si affectueuse la bonne fille, elle a un air si naïvement convaincu d’avoir deviné mes secrètes transes, que je m’écrie :

— Oh ! tant mieux. Mademoiselle !

Et je parais soulagé d’une grosse inquiétude.

J’ai signé mon engagement au commissariat maritime, et je retourne au port, quand au détour d’une rue je m’entends héler.

Quatre jeunes gens sautent d’un tramway, accourent vers moi. Ce sont de chers amis, venus tout exprès à Anvers pour m’embarquer.

Leur vue m’attendrit, et puis je frissonne.

C’est donc vrai que je pars !

Pourtant, dans ma peine, j’éprouve un gros soulagement. C’est bien, ce qu’ils ont fait là ; eux, au moins, ne veulent pas que je m’en aille comme le plus abandonné des pauvres diables…

Je les conduis, marchant vite, parlant peu, très préoccupé à l’idée qu’il faut encore pourvoir à mon équipement.

De nouveau, le soleil a disparu sous d’affreux nuages et la pluie tombe dru avec un bruit de friture.

Enfin, nous arrivons au port. À présent les hangars sont envahis par la foule des émigrants, troupe bourdonnante, aux costumes variés de districts inconnus.

Cette fois, sous l’impulsion d’une force neuve, les chargeurs déploient une ardeur extraordinaire. Ils voient la fin de la rude besogne ; leur vigueur en est toute ranimée.

Et le Pennland impatient de la haute mer, fait entendre un ronflement continu. Sous le flux, sa coque s’est élevée, apparaît à présent presque au niveau du quai.

La marée monte et la passerelle, appuyée sur le pont, devient une forte rampe…

Le chargement est terminé.

Une foule, qui s’est encore épaissie, encombre le quai, attendant le signal du départ.

J’embrasse mes amis et, très ému, un peu chancelant, je monte à bord.

Alors, dans le joyeux carillon de Notre-Dame sonnant l’heure de midi, un long mugissement, lugubre comme un appel de détresse, s’échappe du paquebot et se délaye dans tout le port.

— Larguez !

Et le navire se détache, gagne lentement le large du fleuve dans les clameurs pathétiques du rivage :

— Adieu, adieu !