Les Deux Voix (Monavon)


LES DEUX VOIX

SOUVENIR DES PREMIERS APPELS DE LA MUSE


La foudre est le coursier de l’aigle et du poète !


I


Aux jours de mon enfance, il m’en souvient, l’été,
Cherchant des bois touffus l’ombre et la volupté,
Souvent j’allais m’asseoir au bord d’une fontaine,
Qui, limpide et fuyant d’une course incertaine,
Sous un abri formé par des berceaux épais,
Semblait s’environner de mystère et de paix.
Et là, le front penché sur ma main qui l’appuie,
Comme un lys que l’aurore a courbé sous sa pluie,
Laissant flotter mes yeux sur le cristal dormant,
Écoutant des rameaux le bruit vague et charmant,
J’effeuillais ma pensée en mille rêveries,
Et, suspendant mon âme à ces ondes chéries,
Je voyais tour-à-tour, sur les flots embaumés,
Passer en souriant mes beaux songes aimés…

Heures d’insouciance ! heures de paix profonde !
Ah ! j’ignorais alors que fuyant comme l’onde,
Le temps sait nous ravir, hélas et sans retour,
Ces fleurs de nos matins, la candeur et l’amour !

Tandis que savourant ces molles quiétudes,
Livrant mon âme vierge aux vents des solitudes,
Je me laissais ainsi bercer par le courant
Des rêves enchantés et du flot murmurant,
Souvent il me semblait distinguer, ô merveille !
Deux voix qui tour-à-tour caressaient mon oreille,
Et dont le charme tendre ou l’ascendant vainqueur
Tour à tour pénétrait ou subjuguait mon cœur.
....................
La première était pure, et suave, et plus douce

Que la brise du soir frissonnant dans la mousse ;
La seconde était noble et fière, et ses accents
Comme un chant de victoire électrisaient mes sens,
Et, réveillant en moi des transports pleins de flamme,
Faisaient, ainsi qu’un luth, vibrer toute mon âme.
C’étaient tantôt des sons immenses, glorieux,
Et tantôt des accords furtifs, mystérieux
Comme un soupir tombé de la bouche d’un ange.


II


Voilà de ses deux voix le dialogue étrange :

PREMIÈRE VOIX

Jeune enfant, lys plein de candeur,
Que ton sort est digne d’envie !
Ah ! pour garder toute la vie
La paix qui règne dans ton cœur,
Sois comme la fleur isolée
Cachant au fond de la vallée
La fraîcheur de son sein de miel :
Trésor de grâce et de mystère,
Qui reste ignoré de la terre
Et ne s’ouvre que pour le ciel !…

DEUXIÈME VOIX

Enfant, dont la Muse divine
A baisé le front inspiré,
Ne sens-tu pas dans ta poitrine
Résonner le souffle sacré ?
Enfant, ne sens-tu pas ton être,
Brûlant de l’ardeur de connaître,
Tressaillir d’élans ingénus ?…
À toi l’espace !… et que ton âme
S’élance d’un essor de flamme
Vers les horizons inconnus !…


PREMIÈRE VOIX

Entends-tu ces accents doux comme la prière
Que murmure une vierge au seuil du sanctuaire ?
C’est l’Angelus lointain… Puisse ton cœur pieux
Ne répondre jamais qu’à cette voix des cieux !…

DEUXIÈME VOIX

Entends-tu cette immense et profonde harmonie ?
C’est l’écho prolongé des lyres du génie…
Heureux l’homme qui peut, marqué du sceau divin,
Sans effroi les touchant d’une puissante main,
En tirer des accords que l’univers admire !

PREMIÈRE VOIX

Sur la pelouse en fleurs qui frissonne et soupire,
Vois cette source claire aux flots purs et tremblants
Ou viennent les ramiers mirer leurs cous si blancs
Dans le creux du vallon, son onde au cours fidèle
Va se perdre ignorée… Heureux qui peut comme elle
Auprès de son berceau voir son destin finir,
Et, sous le bois natal, vivre obscur et mourir !…

DEUXIÈME VOIX

Vois ce torrent fougueux redouté des campagnes,
Comme un géant des airs, descendant des montagnes
Sublime dans sa libre et fière majesté,
Il roule impétueux, fort, rapide, indompté ;
Chacun de ses élans semble ébranler la terre ;
Les éclats de sa voix grondent comme un tonnerre,
L’humble écho de ses bords, frappé de sa grandeur,
L’écoute en frémissant. Et lui passe, vainqueur,
Jetant au vent du ciel l’écume de la lutte…

PREMIÈRE VOIX

Mais un gouffre l’attend…


DEUXIÈME VOIX

Mais un gouffre l’attend…Magnifique est sa chûte !

PREMIÈRE VOIX

Heureux, trois fois heureux l’homme au cœur ingénu
Qui vit simple, modeste, et n’a jamais connu
Que le foyer paisible et le Dieu de sa mère !
Ses jours couleront purs comme un flot solitaire…

DEUXIÈME VOIX

Bienheureux mille fois le barde audacieux
Que l’aile du génie emporte dans les cieux :
La gloire lui réserve un brillant diadème,
Et la gloire pour l’homme est le bonheur suprême

PREMIÈRE VOIX

Toute couronne est lourde, et le bandeau royal
A brisé sous son poids plus d’un front triomphal.

DEUXIÈME VOIX

Le mortel couronné s’égale à Dieu lui-même :
Comme Dieu ceint l’éclair, il ceint le diadème.

PREMIÈRE VOIX

Dans ton doux nid de mousse, où rit un jour vermeil,
Reste, heureuse colombe, au fond de la vallée…

DEUXIÈME VOIX

Jeune aiglon, prends ton vol à la voûte étoilée ;
Monte à travers la nue au palais du Soleil !…

PREMIÈRE VOIX

Mais la nue en ses flancs renferme la tempête…


DEUXIÈME VOIX

La foudre est le coursier de l’aigle et du poète !…


III


Ainsi chantaient ces voix, et moi naïf encor
Je me laissais bercer à cet étrange accord…
Mais bien souvent depuis, sur mon âme oppressée,
J’ai senti le fardeau d’une haute pensée,
Et la nuit et le jour des rêves merveilleux,
Fantômes séducteurs, ont ébloui mes yeux.

Gabriel Monavon.