Calmann Lévy (p. 234-244).



XXI


Salcède sortit. La comtesse resta un instant étourdie de ce que venait de dire Roger.

— Gaston ? répéta-t-elle d’un ton de surprise ; qu’est-ce que tu veux dire ?

— Chère mère adorée, répondit Roger, qui me sembla s’être agenouillé devant elle, ce nom que, dans mon enfance, on me défendait de prononcer devant toi, parce qu’il te faisait pleurer, je peux te le dire cent fois le jour, à présent que tu le tiens, que nous le tenons, ce Gaston chéri, dont rien ne nous séparera plus !

Et il lui conta rapidement comment l’abbé Ferras l’avait informé et comment il avait ouvert ses bras à son frère en s’assurant par le témoignage d’Ambroise que c’était bien lui. Il rapporta ensuite son entretien avec moi, mais sans m’accuser d’aucune mauvaise intention et en s’accusant lui-même d’avoir mal interprété mes paroles. Enfin il lui rapporta sa fuite, sa dispute et sa réconciliation avec son frère, sa course désespérée à travers les bois, la visite que Salcède lui avait faite à Léville, et sa promesse de revenir ce jour même.

— Mais je n’ai pu attendre le jour, ajouta-t-il. J’avais encore un chagrin mortel, et un besoin de t’embrasser qui dominait tout. Écoute, mère, je ne vaux rien, je ne mérite pas d’être ton fils ; mais j’ai quelque chose de bon, c’est que je t’adore et que, n’eussé-je pas la certitude, la conviction absolue que, sans le savoir, tu viens de me donner, j’accepterais tout et ne t’en aimerais que davantage, si cela était possible !

La mère et le fils s’embrassèrent passionnément ; je n’entendis plus que leurs baisers et leurs sanglots, mêlés d’exclamations de joie, jusqu’à la rentrée de Salcède avec Gaston et Ambroise. Roger se jeta dans les bras de son frère et l’amena dans ceux de sa mère. Il embrassa aussi Salcède, et, après avoir dit des paroles affectueuses à Ambroise, il demanda où j’étais. Personne ne m’avait vu, mais j’étais prévenu et j’allais sans doute arriver. Alors Roger demanda pourquoi Charlotte et ses parents n’assisteraient pas les premiers à la reconnaissance publique qu’il voulait faire de son frère.

Espérance s’y refusa, et d’une voix ferme il fit cette réponse surprenante et inattendue :

— La reconnaissance du cœur est faite ici entre nous, et je l’accepte avec une joie profonde ; mais je veux et je dois vous dire tout de suite que je n’en accepterai jamais d’autre.

— Je comprends, dit Roger. Les mauvaises raisons et les sottes paroles que je t’ai dites hier à la Violette t’ont trop impressionné, et tu crois que ma mère aura encore à souffrir pour toi. Tout ce que je t’ai dit est non avenu. Vois cette déclaration de mon père, que je ne connaissais pas.

— Je la connais aussi, répondit Gaston en refusant de prendre possession de l’écrit. Je ne la trouve pas suffisante pour expliquer la durée de mon bannissement aux yeux des indifférents. Inutile pour notre conviction à nous deux, elle serait vaine devant la malveillance. M. le comte Adalbert de Flamarande n’a pas voulu de moi pour son fils, puisqu’il est mort sans me rappeler. Je ne veux pas de lui pour mon père. Je ne veux pas porter son nom, je ne veux pas de ses biens. Si, comme je l’espère, j’ai un jour des enfants, je ne veux pas avoir à leur raconter la double légende de Gaston le berger. C’est en me désintéressant de toute parenté avec lui que je puis lui pardonner et m’abstenir de le blâmer. S’il a été d’une fierté cruelle, je suis, moi, d’une fierté farouche, et je ne veux pas d’une situation qu’il m’a refusée. N’essayez pas de me faire changer d’avis, ce serait peine inutile.

Cette déclaration nous avait tous jetés dans la stupeur. Ambroise, qui croyait la comprendre, fut le premier à la juger et le seul à l’approuver.

— Moi, je trouve que tu as… pardon, excuse ! que vous avez raison, monsieur le comte. Vous méritez d’être marquis, — ce qui vaut mieux, à ce qu’il paraît, — et d’avoir un père qui vous aime au lieu d’un qui ne vous a pas aimé.

— Tais-toi, répondit Gaston, tu ne sais ce que tu dis, mon vieux ! Si je renie mon père, ce n’est pas pour en prendre un autre, quelque tendresse que j’aie pour lui. Si je refuse une fortune, ce n’est pas pour en accepter une plus considérable. Je n’admets pas et Charlotte n’admet pas non plus que M. de Salcède renonce au mariage à quarante ans, ou qu’il se crée un précédent qui enchaînerait son avenir. Il a bien assez fait pour moi ; je rougirais d’en accepter davantage. D’ailleurs, toutes ces questions d’intérêts matériels et de priviléges sociaux me sont étrangères et ne m’apparaissent que comme des tyrannies auxquelles je me suis juré d’échapper le jour où j’en ai compris les dangers.

— C’est moi qui te les ai fait comprendre et mal comprendre, s’écria Roger. Tu m’as vu bouleversé, fou…

— Je t’ai vu malheureux, répondit Gaston, et je t’ai fait un serment que je ne violerai pas. Je t’ai "dit que je ne voulais rien être qu’Espérance Michelin, ton fermier, et que c’était là mon rêve de bonheur ; je t’ai dit la vérité, j’aimerais mieux mendier que de te voir encore à cause de moi comme je t’ai vu hier.

— Ah ! mon frère, c’est vouloir me punir bien cruellement d’une mauvaise heure dans ma vie ! Tu ne veux pas que je la répare ; tu me refuses la joie de reconquérir ton estime et la mienne !

— Tu n’as rien à réparer ; tu ne m’as pas offensé et tu as pleuré dans mes bras. Jamais je n’aurai de meilleur ami que toi, je t’aimerai autant que j’aime M. de Salcède, c’est tout dire ! S’il y a quelqu’un que je vous préférerai, ce sera… elle ! notre sainte mère que voici et qui a été le rêve enchanté de ma vie, l’éternelle aspiration de mon cœur, mon idéal, mon apparition céleste, ma pensée intérieure, ma muette prière, mon mystère et ma foi.

— Et tu ne veux pas, dit la comtesse, que je sois la compagne de ta vie, tu veux avoir une existence en dehors de la mienne, tu veux me refuser la seule gloire dont je puisse me parer, celle d’avoir deux fils comme vous deux !

— Tu ne veux pas, reprit Roger, que j’aie auprès de moi un conseil, un appui contre les dangers du monde, un guide à travers ses écueils ? N’as-tu point de devoirs envers nous ? veux-tu nous punir de n’avoir pu te sauver de l’exil que tu as subi ? Tu es vraiment cruel, et je suis tenté de te croire un peu fou !

— N’insistez pas, dit alors M. de Salcède. Il ne cédera pas maintenant, laissons-lui le temps de la réflexion. Voici madame de Montesparre qui arrive, allons au-devant d’elle.

Tout le monde sortit. Je profitai du moment pour me jeter dans le passage secret et gagner la campagne.

Je voulais me rendre à Murat pour retourner à Paris par le chemin de fer. Je n’en eus pas la force. À deux lieues de Flamarande, je tombai de fatigue et demandai l’hospitalité dans un buron, ainsi qu’on appelle les chalets du pays. J’y fus fort mal, mais j’espérais reprendre des forces pour le lendemain, et j’écrivis à madame de Flamarande pour lui dire en peu de mots respectueux que je me retirais du service de la famille et que je me rendais à Paris, où je déposerais mon adresse à son hôtel, afin d’être à la disposition de ses hommes d’affaires pour tous les renseignements qu’on pourrait me demander. Je n’en prévoyais aucun, ayant tout laissé en ordre à Ménouville.

Je passai une affreuse nuit chez les pauvres montagnards, et le lendemain je gagnai Murat en me traînant. Force me fut d’y rester trois jours avec la fièvre et une sorte de bronchite ; enfin, me sentant mieux et ne pouvant m’habituer à l’idée d’un éternel isolement, je résolus de voir madame de Montesparre et de lui demander chez elle un emploi, fût-ce celui de valet de chambre, pour être à même d’avoir au moins de temps en temps des nouvelles de la famille de Flamarande. Je pensais qu’on avait vaincu la résistance de Gaston, et qu’on avait dû l’emmener à Paris pour régulariser sa nouvelle situation. Je pris une voiture pour me rendre par la grande route à Montesparre. Mon état maladif ne me permit pas de faire ce long détour en une journée. Enfin j’arrivai à Montesparre cinq jours après avoir quitté Flamarande. Je savais que la baronne avait l’intention, quelle que fût l’issue des événements de la famille Flamarande, de rester en Auvergne jusqu’à l’hiver. Je me fis descendre à une entrée du parc qui donnait sur la route, très en avant de la maison. J’étais dans un état nerveux que le mouvement de la voiture rendait insupportable ; je ne voulais pas me présenter malade, je comptais qu’un peu de marche sous les ombrages du parc me remettrait. Il n’en fut rien, je me sentis défaillir, et je fus forcé de m’asseoir sur un banc qui s’offrit devant moi. Je crus entendre parler à deux pas de moi ; j’étais si faible que tout m’était indifférent, je ne me rendais même pas compte du son des voix et du sens des paroles ; cependant je reconnus que mesdames de Flamarande et de Montesparre causaient avec animation derrière moi en marchant sur un sentier en terrasse au-dessus de celui où je me trouvais abrité par des massifs de lilas et d’acacias. Je me levai aussitôt pour m’éloigner, mais je craignis d’être vu, et, puisque je fuyais le contact de la famille de Flamarande, je ne voulais pas être repris par elle. Je fus donc forcé d’entendre ce que disaient les deux amies.

Madame de Montesparre insistait auprès de la comtesse pour qu’elle promît sa main à M. de Salcède.

— Non, répondait celle-ci, cela n’a plus de raison d’être du moment que Gaston refuse d’être adopté par lui. Gaston veut se fixer à Flamarande, puisqu’il a accepté enfin de son frère ce pauvre rocher et cette modeste propriété, qu’il sera censé lui avoir achetée. M. de Salcède aime aussi Flamarande, où il s’est enseveli par dévouement et où il est arrivé à se plaire par habitude et par amour des sciences naturelles ; mais, avant tout, il aime Gaston, et se séparer de lui serait un sacrifice au-dessus de ses forces. Je suis convaincue qu’il ne désire en aucune façon un mariage qui l’en éloignerait forcément.

— Pourquoi s’en éloignerait-il ? s’écria la baronne. Il vous bâtira, à la place du Refuge, un château digne de vous, où vous passerez les étés auprès de Gaston, et où Roger viendra chasser.

— Les étés sont courts à Flamarande, et Roger, malgré sa tendresse pour son frère, ne vivra pas tous les ans pendant trois mois en Auvergne. D’ailleurs, le reste de l’année, Salcède devrait quitter Gaston ou me laisser vivre à l’état de veuve, comme a fait M. de Flamarande ; car, si je suis capable pour Gaston d’accepter le séjour des neiges, je ne dois pas quitter Roger, qui ne saura pas vivre sans moi et qui fera des folies, si je l’abandonne à lui-même. Enfin, chère amie, ne vous y trompez pas. Si Gaston est, comme je le crois, tout porté à accepter avec joie le mariage de Salcède avec moi, il est très-facile de voir que Roger en souffrirait mortellement. Roger est jaloux de ma tendresse, il lui a fallu un grand effort pour consentir à la partager avec son frère ; mais, s’il fallait la partager encore avec un époux et avec… songez que je suis encore assez jeune pour avoir d’autres enfants ! Non, non, jamais ! Ne parlez jamais à Roger de votre projet. Y fût-il favorable, je le repousserais. Je connais trop mon Roger pour l’exposer encore à des combats comme ceux qu’il vient de supporter. Il n’en triompherait qu’au prix de souffrances qui feraient de mon avenir un enfer pire que mon passé.

— Dans tout cela, reprit la baronne, vous raisonnez au point de vue de votre propre sécurité, et vous comptez pour rien la passion si fidèle et si généreuse du pauvre Alphonse.

— Si cette passion a existé, répondit la comtesse, le temps, la raison et l’étude en ont triomphé. Salcède n’est plus un enfant.

— Le voici ! s’écria la baronne. Interrogez-le, et vous verrez s’il est guéri. Peut-être n’osera-t-il point parler, il est resté timide avec vous comme à vingt ans ; mais regardez-le quand il vous répondra.

— Il ne me répondra pas ; je ne compte pas le questionner.

— Il sait pourtant mes projets, et je lui ai donné rendez-vous ici pour que vous décidiez de son sort. Allons, Rolande, il est temps de faire cesser cette situation équivoque de l’amitié désintéressée qui proteste en lui et en vous contre la passion. Soyez courageuse ; laissez-le vous dire comment il compte arranger sa vie en vue de la vôtre et de votre réunion avec vos deux fils. Soyez sûre que ce sera la seule manière d’amener Gaston à accepter son adoption.

— Vous vous trompez ; Gaston a dit non. Depuis cinq jours, il résiste à nos prières, il est sourd à tous nos arguments. Un jour probablement, si Salcède est resté garçon et persiste à lui laisser son nom et ses biens, il acceptera pour ses enfants ce qu’il refuse aujourd’hui pour lui-même ; mais à présent il est inutile d’insister, il faut se soumettre à le voir paysan durant de longues années et à ne passer avec lui qu’une partie de ces années-là. Salcède approche, et, puisque vous le voulez, je vais lui parler et lui répéter ce que je viens de vous dire.

— Vous feriez mieux de lui dire la vérité.

— Quelle vérité ?

— L’amour que vous avez pour lui. Il ferait alors des miracles pour concilier votre bonheur avec celui de vos enfants.

— L’amour que j’ai pour lui ! Eh bien, je vais le lui dire. Restez, vous entendrez la vérité.

— Vous ne la diriez pas devant moi. J’espère qu’il vous l’arrachera, je vous quitte.

Quelques instants après, madame de Flamarande, qui était allée au-devant de Salcède, revenait avec lui et s’asseyait sur un banc placé juste au-dessus de celui où j’étais resté cloué par une curiosité dont cette fois j’avais bien la conscience de ne jamais faire un mauvais usage.