Calmann Lévy (p. 219-233).



XX


J’excitai le feu, et, comme Roger n’avait pour tout vêtement que son petit habillement de chasse, je cherchai sur le lit de Gaston une couverture. Il ne couchait plus là depuis l’arrivée de sa mère. On avait enlevé les draps et plié les couvertures entre les matelas. Je dus les relever pour trouver un couvre-pied d’indienne piquée dont j’enveloppai Roger. Je m’agenouillai près de lui pour détacher ses guêtres humides.

— Laisse donc, me dit-il en retirant ses jambes ; tu es absurde de vouloir me traiter comme un petit enfant ; c’est là ton tort envers moi, mon pauvre vieux ! Tu m’as choyé, adoré, tu as voulu me garder enfant gâté toute ma vie, tu m’as beaucoup aimé, mais mal aimé.

— C’est possible, répondis-je, mais il est dit qu’on pardonnera beaucoup à qui aura beaucoup aimé.

— C’est-à-dire que tu veux que je te demande pardon de t’avoir rudoyé ? Eh bien, non, je ne m’en repens pas ; tu avais affreusement tort. Tu voulais me détourner de mon devoir, toujours ton idée de voir en moi le comte de Flamarande, le fils unique, le riche héritier, le seul chef de la famille. Eh bien, je ne suis plus M. le comte et je ne m’en porte pas plus mal, je n’en suis pas plus triste, et je vois que pour de pareilles chimères on peut devenir pis qu’un sot, on peut devenir un mauvais fils. C’est du moins là ce que tu voulais faire de moi en me conseillant de laisser adopter Gaston par un étranger, et, quand tu as vu que je m’étonnais de ton idée, tu as prétendu que c’était celle de ma mère ; et, quand j’ai refusé de le croire, au lieu de me dire la vérité sur les intentions de mon père, au lieu de me montrer la déclaration que tu as remise ensuite à M. de Salcède, tu m’as laissé battre la campagne et croire que ma mère avait accepté sans révolte un soupçon fondé. Tu m’as parlé de la jalousie de mon père : il ne fallait pas prononcer ce mot-là sans me montrer tout de suite la rétractation de l’injure faite à ma mère. Tu as agi en coquin, toi, le plus honnête des hommes, et cela par préjugé nobiliaire, comme si tu avais aussi des aïeux, et par stupide habitude de gâterie à mon égard, comme si je devais périr de honte et de misère le jour où je serais forcé de ne plus jouer gros jeu et de renoncer aux femmes qui coûtent cher. Conviens que tu as été un âne,… non, pis que cela, un diable tentateur pour m’amener par l’égoïsme à me conduire comme un pleutre et à raisonner comme un lâche. Tu m’as fait beaucoup de mal dans ma vie, car il n’a pas tenu à toi que je ne fusse capable de céder à la première lutte. Quand j’ai fait mes premières folies de jeune homme, tu n’aurais pas dû payer mes dettes et me promettre le secret. Tu aurais dû avertir ma mère, je n’aurais pas recommencé si vite. Tu la savais gênée à Ménouville, tu aurais dû me forcer à m’en apercevoir et m’apprendre à sacrifier mes sottes fantaisies à son bien-être. J’ai su par Ferras ce que mes amusements lui ont coûté de privations. N’était-ce pas à toi de m’avertir, toi qui tenais les cordons de la bourse ? Oh ! oui, j’ai été terriblement gâté ! Aussi au premier chagrin ai-je failli devenir fou. Je ne suis pas mauvais, non ! J’étais heureux d’abord de retrouver mon frère et fier de l’accepter avec joie ; mais, dès qu’un doute s’est élevé dans mon esprit, ma tête s’est égarée. Je suis parti comme un furieux et j’ai souffert,… ah ! oui, j’ai souffert le supplice des damnés. J’aimais et je haïssais, je voulais et ne voulais pas, j’étais attendri et j’étais enragé, je crois même que j’ai été ivre. J’étais irrité contre la maudite bête que j’avais prise au hasard dans l’écurie et qui se défendait de l’éperon en ruant à la botte. Et puis, à la Violette, où Gaston m’a rattrapé, j’ai bu je ne sais quoi d’atroce qui me portait à la haine. Pour un rien, j’aurais tué mon frère ou moi. J’ai pourtant promis de revenir. Il est si bon, lui ! C’est un ange ou un saint. J’ai pris la route de Léville ; mais, au moment de m’y présenter, j’ai senti que j’étais incapable d’y paraître calme et enjoué. Je me suis enfoncé dans des collines sans chemins, à travers bois, je me suis jeté par terre, et j’ai pleuré, rugi, juré, prié tout à la fois, je crois même que j’ai chanté. J’étais fou ! Enfin j’ai voulu revenir ici, et je me suis perdu pour ne me retrouver qu’à l’entrée de la nuit auprès de Léville. J’y ai dîné, et, me sentant très-las, j’allais me coucher quand M. de Salcède m’a fait demander et m’a emmené dans le parc, où il m’a fait lire, à la lueur de nos allumettes de poche, la pièce qui légitime moralement Gaston, déjà légitime par le fait légal. J’étais assez irrité contre lui, et je ne lui ai pas sauté au cou ; je lui ai demandé comment, cette pièce se trouvant entre ses mains, il ne l’avait pas produite plus tôt. J’ai appris alors qu’il ne l’avait que depuis quelques heures et qu’il la devait à ta confiance en lui. Pour l’éprouver, je lui ai demandé s’il voulait me la confier à son tour. Sans la moindre hésitation, il me l’a remise, et ce procédé m’a touché. Je l’ai remercié en lui disant que je voulais m’en servir moi-même dans l’intérêt de mon frère, et que je lui savais gré de ne pas douter de mon honneur. Là-dessus, nous nous sommes quittés. Je n’étais pas disposé à le questionner davantage. Je ne veux recevoir d’explication sur son rôle en tout ceci que de ma mère, s’il lui plaît de m’en donner, et, si elle ne m’en donne pas, je saurai m’en passer.

— Elle vous en donnera, répondis-je, elle vous démontrera victorieusement son innocence.

— Tais-toi, reprit-il en se levant brusquement, je ne veux plus jamais entendre sortir de ta bouche un mot qui ait rapport à cela ! J’ai fait d’autres réflexions cette nuit en venant ici à travers les brouillards argentés de la Jordanne. Je ne suis pas précisément poétique, et j’étais las comme un chien battu ; mais je me suis senti tendre, et, tout bien considéré, ce qui domine en moi, ce n’est pas l’héroïsme chevaleresque, c’est l’amour pour ma mère. C’est de cela que j’ai vécu jusqu’à présent, et c’était bien assez pour me rendre bon. Je ne veux plus sortir de là ; il n’y a que cela de vrai pour moi. Une mère, vois-tu, c’est plus qu’un père dans mon expérience. Moi, je ressemble à la mienne, je suis sa chair et son sang. J’ai déjà fait dix mille fois plus de mal dans ma courte existence qu’elle n’a pu seulement en imaginer en toute sa vie ; mais j’ai quelque chose de son cœur. J’ignore les grandes vertus, mais j’aime, j’aime quelqu’un, j’aime ma mère de toute mon âme, et je sens que je l’aime aujourd’hui, aujourd’hui que je la vois aux prises avec une persécution d’outre-tombe, plus que je ne l’ai encore aimée. Fût-elle cent fois coupable, je crois que je l’aimerais encore autant… Que le diable emporte le qu’en dira-t-on, les propos, les suppositions ! Je suis fort à l’épée, je le deviendrai au pistolet, et, pour la défendre ou la venger, je tuerai tout Paris et la banlieue, et la province avec, s’il le faut. Elle m’aime tant, elle ! elle voulait me sacrifier le bonheur de vivre avec Gaston et l’orgueil de se dire sa mère ! Je ne veux pas qu’on me sacrifie Gaston. La loi le protège, je n’ai pas le droit d’être plus rigoureux que la loi. La nature aussi est une loi entre frères, nous nous aimons ; nous sortons des mêmes entrailles, qu’est-ce qu’on a à dire ? Mon père est mort dans le doute, puisqu’il n’a pas rappelé Gaston ; il avait le droit d’être jaloux, c’est un droit conjugal, à ce qu’on dit ; moi, je ne l’ai pas. Me substituer à lui pour juger celle qui m’a mis au monde, nourri de son lait, abreuvé de sa tendresse à tous les moments de mon existence… Ah ! si j’ai à la condamner, voilà un devoir qui me fait horreur et que je foule aux pieds ! On me trouvera ridicule, lâche peut-être… Qu’on vienne un peu me le dire,… à commencer par toi ! Plus jamais un mot, ou prends garde à toi ! Rappelle-toi la scène d’avant-hier. Je ne répondrais de rien, si tu recommençais à te mêler de nos affaires de famille !

— Allez toujours, lui dis-je, écrasez le pauvre Charles ; il a mérité ce châtiment pour vous avoir trop aimé !

— Mal aimé, je te le répète ; l’amitié est une religion et doit avoir sa moralité comme tous les sentiments humains. Ceux qui n’en ont pas sont des instincts, et M. Ferras, à qui je reprochais dernièrement de ne m’avoir jamais beaucoup estimé, m’a fait comprendre qu’en ne me flattant jamais, il m’avait mieux aimé que toi. C’est un digne homme, ce Ferras ! je ne l’avais jamais compris, mais à présent mes yeux se sont ouverts sur bien des choses. La leçon a été rude aujourd’hui, mais elle me profitera, et je crois, j’espère que je saurai devenir un homme… comme Gaston, qui a reçu les leçons du malheur, et qui se trouve heureux parce qu’il est fort et voit juste… Je n’en puis plus ! Quelle heure est-il ?

— Cinq heures maintenant.

— Eh bien, dans une heure ou deux, ma mère s’éveillera, elle descendra ici probablement. Avertis-moi, il faut que je dorme une heure ou que je crève.

Il alla se jeter tout habillé sur le lit de Gaston, dont j’avais laissé le premier matelas relevé et roulé sur le devant de la couchette. Je voulais l’arranger.

— Laisse-le, dit-il, ça me tiendra chaud : il y a bien assez de place au fond du lit.

Et, enjambant le matelas roulé, il se laissa tomber derrière en jetant le couvre pied sur sa tête.

J’étais brisé aussi, brisé jusqu’au fond de l’âme. Je venais de recevoir le coup de grâce. Gaston, le plus tendre des êtres, le plus ardent au retour quand il avait grondé ou boudé injustement, pardonnait à tout le monde, excepté à moi, et, quand tout le monde me pardonnait en la personne du plus offensé, — M. de Salcède, — celui que j’avais le plus aimé, celui pour qui j’avais fait le mal, ne me pardonnait pas ! Il était apaisé, il s’était attendri, il avait rendu justice à tous, même à Salcède, dont la confiance l’avait flatté, même à Ferras, qui l’avait glacé et ennuyé toute sa vie, par qui il avait appris le secret de la famille, tandis qu’il me condamnait sans retour, moi, pour un mot, pour une intention qu’il n’avait pas voulu comprendre. Et je sentais qu’il n’en reviendrait pas, je le connaissais. Il avait, en dépit de la facilité de son caractère, une certaine obstination de ressentiment quand il croyait qu’on lui avait donné un faux avis ou une mauvaise direction. Que serait-ce, d’ailleurs, si jamais il apprenait tout ce que j’avais fait de déloyal pour l’amour de lui ! Je ne doutais pas de la parole de Salcède, mais telle circonstance pouvait se produire où je serais forcé de m’accuser moi-même, et dès lors de quel mépris mon pauvre enfant ne m’accablerait-il pas !

Mon parti fut vite pris. Je résolus de me soustraire à cette dernière amertume par la fuite. Tout était convenu pour la réintégration de Gaston dans ses droits, Roger abondait dans ce sens. J’avais produit la déclaration qui aplanissait les difficultés légales et détruisait les doutes de l’opinion. On n’avait plus besoin de moi. J’avais le droit d’aller souffrir seul et mourir oublié.

Je craignais d’éveiller Roger, qui dormait déjà, en ouvrant la porte de l’appartement, qui était lourde et assez bruyante. Il n’y en avait qu’une apparente dans chacun de ces appartements superposés ; mais, en avisant une grande armoire encastrée dans la muraille et toute pareille à celle de la chambre de la comtesse, je me dis qu’elle était peut-être également en communication avec le passage secret et l’escalier pratiqué dans l’épaisseur des murs.

Je ne me trompais pas, car cette disposition architecturale était logique, et le secret travail d’Ambroise avait consisté à la rétablir et à la cacher au moyen des armoires à double fond. Ces voies de communication entre le donjon et le Refuge servaient habituellement aux initiés, et les panneaux de boiserie fonctionnaient sans effort et sans bruit. J’ouvris donc le fond de l’armoire, je vis l’escalier, et je m’assurai de pouvoir gagner la campagne sans être vu de personne. Je ne voulais plus être interrogé, je ne voulais plus répondre à rien.

Au moment de descendre l’escalier dérobé, j’éprouvai le besoin de voir Roger une dernière fois, et, refermant l’armoire, qui amenait du froid, je m’approchai du lit. Comme il était tout à fait caché par le rouleau de matelas et de couvertures, je me glissai dans la ruelle, mais je ne pus voir son visage enfoncé dans les coussins. Il avait l’attitude écrasée d’un homme vaincu par la fatigue, ou plutôt celle d’un enfant que le sommeil saisit avant qu’il ait eu le temps de prendre une posture logique. Je ne pus voir de lui que sa main relevée au-dessus de sa tête. J’y posai doucement mes lèvres, il la retira sans s’éveiller, comme pour échapper à un contact importun. J’allais partir lorsque j’entendis monter l’escalier dérobé et glisser le panneau. Je me blottis sur mes talons dans la ruelle du lit. Je ne voulais plus être vu de personne. Je me considérais comme mort et déjà enseveli. Je ne pouvais voir, à moins de me montrer, les personnes qui entraient : elles étaient deux ; bientôt la voix de M. de Salcède se fit entendre.

— Il est six heures ; c’est l’heure où Charlotte se lève, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit la voix de Gaston. Attendons un instant ; je l’entendrai descendre. Je vais allumer le feu. Tiens ! on l’a déjà fait !

— C’est Charles, en prévision de l’arrivée de Roger ; mais Roger ne sera pas ici avant neuf heures. J’ai le temps de parler à ta mère.

— Ah ! reprit Gaston, j’entends ouvrir sa porte. Je vais dire à Charlotte que vous attendez madame ici.

Gaston sortit. Salcède marcha lentement comme un homme qui médite. S’il jeta les yeux sur le lit, il fut trompé par cette apparence de rangement particulier aux meubles inoccupés. Roger dormait si profondément qu’on n’entendait même pas sa respiration.

Je calculais si, au cas probable où Salcède sortirait pour aller à la rencontre de la comtesse, j’aurais le temps de me retirer par le passage secret. Et puis une idée bonne ou mauvaise s’empara de moi. Salcède voulait voir la comtesse avant Roger ; lui parlerait-il en présence de Gaston, ou voulait-il être seul avec elle ? Dans ce dernier cas, je pouvais saisir enfin la preuve infaillible, décisive, de la nature de leurs relations. Ils ne s’entretiendraient pas de l’avenir des jeunes gens sans que l’énonciation de la vérité se fît jour, surtout s’il y avait discussion, et je saurais enfin, moi, si j’avais le rôle honteux ou le rôle triomphant dans l’histoire de la famille. Roger aussi était exposé à entendre une révélation terrible ;… mais je connaissais son sommeil. Il ne s’éveillerait que si je m’en mêlais ; mon devoir était de tout surveiller, afin d’interrompre l’entretien dangereux par une diversion opportune.

Au bout de cinq minutes, Gaston revint.

Madame était déjà levée, dit-il à Salcède. Charlotte, que j’ai avertie de votre part, lui a parlé et m’a répondu de la sienne qu’elle serait ici à l’instant. Dites-lui tout, j’aurai plus de courage pour lui parler ensuite moi-même.

— Tu reviendras ?

— Quand vous me ferez appeler par Charlotte, qui reste là-haut pour faire la chambre, je serai à la ferme.

Gaston sortit, et peu d’instants plus tard madame se trouva ou se crut en tête-à-tête avec Salcède. S’il la salua en silence, il ne lui baisa pas la main, car leurs voix me firent connaître qu’ils restaient à distance respectueuse l’un de l’autre.

Salcède entra en matière tout de suite. Sans doute il avait promis à Roger de ne pas parler de ce qui s’était passé, il voulait lui laisser l’initiative de sa loyale résolution et le plaisir de donner cette joie à sa mère. Il ne lui parla que de Gaston.

— Pardonnez-moi, lui dit-il, de me présenter si tôt devant vous ; mais je vous sais matinale et je viens d’avoir au Refuge avec Gaston un entretien dont il veut que je vous fasse part avant de passer outre en quelque sens que ce soit.

— Dites, mon ami, répondit la comtesse ; vous m’effrayez ! Qu’y a-t-il de nouveau ?

— Il y a ceci de très-imprévu, que Gaston refuse de devenir mon fils adoptif, de recevoir mon nom et d’avoir droit à ma fortune.

— Pourquoi ?

— Impossible de savoir pourquoi. Il ne veut rien expliquer. Il dit non, et le non de Gaston est une chose terrible.

— Ah ! s’écria madame de Flamarande, il est bien le fils de son père ! Le non de M. de Flamarande était effrayant, mais c’était l’obstination de l’injustice, et chez Gaston c’est la fermeté d’une âme généreuse. Il doit avoir une bonne raison, lui, et vous devez la connaître ou la deviner.

— Je n’en vois pas d’autre que la crainte de faire croire qu’il est…

— Votre fils ! Eh ! mon Dieu, j’ai tant entendu cette accusation que vous pouvez la formuler comme si j’y étais étrangère. Il y a longtemps qu’à force d’être une mère persécutée et torturée, je ne suis plus une femme du monde. Parlez-moi comme à une paysanne. Gaston craint qu’on ne m’accuse… J’imagine qu’il ne me soupçonne pas, lui !

— Lui ? Oh ! non certes ! il y a longtemps qu’il m’a franchement posé la question, résolu à accepter la réponse, quelle qu’elle fût. Entre nous, jamais un soupçon n’a pu naître. Il sait bien que, pas plus que lui, je n’ai jamais menti.

— Dieu merci, cher Salcède, reprit la comtesse, Roger sait de moi la même chose. Pourquoi donc ne pas dire la vérité à mes deux enfants, quand la vérité est si facile à jurer devant Dieu et à faire entrer dans des consciences aussi droites ? Croyez-vous Roger moins pur que Gaston ?

— Ne répondez pas, monsieur de Salcède, s’écria Roger, qui s’était éveillé sans ouvrir les yeux, sans faire un mouvement, et qui tout à coup, rapide comme l’éclair et sans faire à moi aucune attention, avait franchi le rouleau de matelas et s’était élancé dans les bras du marquis. Mon cher monsieur de Salcède, ne répondez pas. Je ne vaux pas Gaston, je le sais bien, et laissez-moi me confesser moi-même à présent que je… — Oh ! maman ! ne m’en ôte pas le courage. Comme tu me regardes !… Tu crois ?…

— Comment es-tu ici, et que faisais-tu là ? lui dit la comtesse, dont je ne pouvais voir la physionomie, mais dont l’accent mêlait quelque reproche à la tendresse.

— Il arrivait de Léville, répondit vivement Salcède, dont l’âme droite comprenait tout, et dont la générosité n’eût jamais consenti à révéler les défaillances de Roger. Il aura su que vous étiez ici. Il est arrivé de grand matin, il n’a pas voulu vous éveiller, et il a espéré achever sa nuit sur le premier lit venu.

— Non, ce n’est pas cela ! reprit Roger ; je suis venu de Léville pour parler à maman de son bonheur et du mien, et je vais lui parler !… Il est bien vrai que j’étais las et que j’ai dormi là en attendant, dormi si serré que je n’ai pas entendu sortir Charles et que je ne vous ai pas entendus entrer. Je rêvais de toi, maman, et ta voix me berçait comme au temps où j’étais un bébé que ta prière du soir endormait délicieusement ; puis j’ai entendu tes paroles comme dans un rêve ; j’étais si bien que je ne voulais pas ouvrir les yeux et que je n’ai pas bougé jusqu’à ce que le sens soit devenu tout à fait net à mon esprit. Aussitôt j’ai préféré la réalité à mon doux songe, et j’ai sauté au cou de cet excellent homme, à qui je demande pardon…

— De quoi donc ? dit Salcède d’un ton cordial et enjoué. Allons ! causez avec votre mère, je vous laisse.

— Vous allez chercher Gaston, s’écria Roger. Ce que j’ai à dire à maman, je veux le lui dire aussi.