Calmann Lévy (p. 154-161).



XIV


Que faire ? Agir sur Roger, l’éclairer, lui faire maudire et mépriser sa mère ? Tout mon être protestait contre cette extrémité, d’autant plus que la comtesse, par sa confiance et sa bonté, m’avait inspiré une véritable affection, et que sa soumission aux honnêtes conseils de Salcède donnait gain de cause à mes intentions.

— Que faire, mon Dieu ? me disais-je en m’appuyant sur la tombe de M. de Flamarande.

Et involontairement ma bouche murmurait ces mots :

— Que faire, monsieur le comte ?

Je m’exaltais dans mon angoisse. Il me sembla qu’une voix intérieure me répondait de la part de ce maître que je n’avais peut-être pas assez fidèlement servi.

— Confident rebelle, me disait cette voix, tu as négligé la tâche que je t’avais confiée. Tu t’es laissé émouvoir par des larmes de femme ; tu as, sans me consulter, placé l’enfant illégitime dans des conditions où il était facile à sa mère de le retrouver. Tu as su qu’elle le revoyait, qu’elle revoyait Salcède, et tu ne m’as point averti ; d’autres me l’ont appris, et je n’ai pu m’y opposer, sachant que je ne serais pas secondé par toi et ne pouvant me fier à aucun autre sous peine de voir ébruiter mon secret. Tu as voulu être bon, tu as pris plaisir à te rendre indépendant. Tu as rougi de l’obéissance aveugle, tu as été fier de ton propre jugement, tu t’es cru plus sage et meilleur que moi, et à présent vois ce que tu as fait, vois ce qui arrive !

Je crus entendre ces paroles à mes oreilles. Je crus voir se lever devant moi la figure livide et contractée que j’avais vue si peu de jours auparavant sur son lit de mort. Je fus pris de terreur, je sortis précipitamment de la chapelle ; je retournai auprès de Roger sans aucun projet arrêté, la tête perdue. Il était seul et se promenait dans sa chambre en fumant.

— Ah ! te voilà ? me dit-il. Tu t’es dérobé, tu n’as pas voulu rendre témoignage à la vérité. Pourquoi ? me diras-tu pourquoi, à présent que nous sommes seuls ?

— Vous vouliez me faire jurer que votre père était aliéné, lui répondis-je ; vous savez bien que cela n’est pas vrai et que je ne pourrai jamais l’affirmer.

— Je n’ai jamais dit que mon père fût aliéné. J’ai dit qu’il avait eu des accès de délire et qu’il lui était resté une idée fixe ; cela est arrivé aux gens les plus sérieux et les plus respectables ; cela est même arrivé à de très-grands hommes. Je ne vois donc pas en quoi je manque au respect filial en constatant un fait douloureux et malheureusement trop vrai.

— Pensez-vous que ce fait paraîtra vrai à tout le monde ?

— Certainement, la vérité est la vérité.

— Pas toujours, monsieur Roger. La vérité est souvent ce qui sombre, et c’est l’illusion qui surnage.

— Que veux-tu dire avec tes phrases ? Tu as une drôle de figure ; on dirait que toi aussi… Tiens, je l’ai toujours pensé, tu as un grain !

— Vous avez vu que je mourais de chagrin à Ménouville, et vous vous dispensez… C’est toujours comme cela, on accuse de folie ceux qui souffrent pour se dispenser de les plaindre.

— Voyons ! dit Roger en me prenant la main, tu sais bien que je te plaignais, moi ! me diras-tu aujourd’hui le secret de ta peine ?

— Ni aujourd’hui ni plus tard. Je ne vous le dirai jamais. À quoi bon, d’ailleurs ? Tout n’est-il pas perdu ? N’avez-vous pas reconnu M. Espérance pour votre frère sans me consulter ?

— Ce n’est pas à moi de le reconnaître, et mon mérite n’est pas grand ; c’est la loi qui le reconnaît, puisque son acte de naissance est à Sévines et que son acte de décès n’est nulle part. Il n’a qu’à se présenter et faire valoir ses droits. Les preuves de son identité ne lui manqueront pas, et toi-même, tu ne pourras pas les lui refuser en justice.

— À présent, certes vous êtes à sa discrétion ; mais, tant qu’il a ignoré ce qu’il était, vous ne couriez aucun risque ; vous avez voulu l’éclairer, vous y avez tenu…

— N’était-ce pas mon devoir ? devais-je attendre que Gaston, éclairé sur ses droits, vînt me dire : « Halte-là, monsieur le comte, vous prenez ma place au soleil : il faut me la rendre ? »

— Ne pouviez-vous laisser à votre mère le soin de vous tracer une ligne de conduite ?

— Ma mère craignait de me trop surprendre apparemment. Demain, elle aura un bon réveil ; elle saura que j’accepte mon frère à bras ouverts ; c’est moi qui le lui présenterai.

— C’est convenu ?

— C’est décidé.

— Demain matin ?

— De grand matin. Elle s’est couchée de bonne heure, elle ne se plaindra pas de voir lever le soleil entre ses deux enfants.

— Et si vous vous abusiez ? si madame était mécontente de votre résolution et vous disait que vous contrariez formellement la sienne ?

— C’est impossible ! Pourquoi cette absurde supposition ?

— Que penserez-vous si elle se trouve fondée ? Ne dites pas à madame que vous avez instruit Espérance, vous verrez qu’elle vous défendra de l’instruire.

Roger me regarda fixement et se remit à marcher avec agitation. Il ne voulait plus m’interroger, il s’interrogeait lui-même.

— J’y suis, dit-il en s’arrêtant ; ma mère a les mêmes scrupules que toi, et sa générosité admirable les exagère encore. Elle ne veut pas qu’on blâme mon père, et elle ne voudrait pas que l’on avouât la part de folie qui l’a fait agir. Il n’y a pourtant pas moyen de nier cela, à moins…

— À moins,… répliquai-je avec plus de conviction que de prudence, à moins de mettre l’exil de Gaston sur le compte d’un soupçon,… d’une jalousie… injuste à coup sûr ! ajoutai-je en voyant pâlir les lèvres de Roger, tandis que ses sourcils se cerclaient d’un ton rouge vif, ce qui, chez les hommes blonds, est l’indice d’une violente colère.

Pourtant il ne dit rien et parut vouloir me laisser le temps d’émettre toute ma pensée. Je continuai :

— La jalousie rend toujours injuste, c’est une passion et non une maladie ; mais pourquoi voulez-vous absolument que l’on proclame sur les toits ou les passions funestes, ou les aberrations misérables de votre père ? madame s’y refusera !

Roger parut se calmer et réfléchir, puis il reprit :

— Que mon père ait été jaloux de la plus belle, de la plus parfaite des femmes, il n’y aurait rien d’impossible ; mais cette jalousie n’aurait pas tenu devant vingt ans de vertu, et tout au moins, à sa dernière heure, mon père eût rappelé Gaston. Tu vois bien qu’il n’y a pas moyen de nier la folie ! Quelque généreuse et pieuse que soit ma mère, elle ne peut éviter la nécessité, elle ne peut pas sacrifier son fils, si sacrifié déjà, à un excès de miséricorde envers le maître qui l’a fait tant souffrir. Elle n’a pas ce droit-là, je ne l’aurai pas non plus. Les droits de mon frère me sont sacrés, et jamais je ne me prêterai à une dissimulation qui tendrait à l’en frustrer.

— Et si votre frère avait des ressources plus considérables que celles qui résulteraient d’un partage entre vous ?

— Le bien de ma mère ? c’est fort peu de chose, et mon père intestat s’en est remis à moi apparemment du soin de son avenir.

— Je ne parle pas du bien de votre mère, mais de celui de M. de Salcède.

Roger tressaillit.

— M. de Salcède ! comment ? pourquoi ? Qu’est-ce que M. de Salcède vient faire dans nos intérêts de famille ?

— Il a élevé Gaston, il l’aime comme son fils. Il est riche, il est libre, il veut l’adopter, lui donner son nom…

— Tu mens ! s’écria Roger, cela n’a aucune vraisemblance.

— C’est vraisemblable et c’est vrai, madame la comtesse vous le dira.

— Et la baronne consentirait ?

— La baronne n’a pas de droits sur M. de Salcède.

— Il n’est pas son amant de longue date ?

— Il ne l’a jamais été.

— Ah ! je croyais… N’importe ! ma mère ne consentira pas à cet arrangement bizarre.

— Il n’est nullement bizarre, et elle y consent.

— Moi, je n’y consens pas, je le trouve… absurde !

— Pourquoi ?

Il ne répondit pas. Je vis que le doute était entré dans son cœur. Ce n’était pas là ce que je voulais. Je désirais seulement lui faire deviner que sa mère s’exposait au jugement de l’opinion en proclamant l’existence de son fils aîné, lequel n’avait pas besoin de cette publicité pour être riche et titré.

Je voulus développer ce thème, qui n’avait rien de bien offensant pour elle. Roger, qui tisonnait avec une antique barre de fer rougie par la flamme, se dressa devant moi en levant sur ma tête cette arme effroyable, qu’il rejeta aussitôt dans le foyer ; mais il me saisit par les deux épaules, et, me secouant avec fureur :

— Vieux misérable ! me dit-il d’une voix étranglée, vieux laquais ! tu n’as pas besoin d’en dire davantage. Je ne sais pas quel rôle tu joues auprès de moi, mais je comprends fort bien ce que tu veux me faire penser. Eh bien, je te dis en face que tu mens, oui, tu mens comme un chien, et je te défends de jamais m’adresser la parole. Je ne veux même plus voir ta figure, il ne sera pas dit que deux fois en ma vie tu m’auras mis ce poignard empoisonné dans le cœur ! Va-t’en, tais-toi, va-t’en.

Et il me poussa de sa chambre dans la mienne, ferma la porte entre nous et tira les barres.