Calmann Lévy (p. 142-153).



XIII


J’étais exalté.

— Insultez-moi, lui dis-je, vous ne me fermerez pas la bouche, monsieur le comte ! Je combattrai toute calomnie contre l’honneur de votre famille.

— L’honneur de ma famille n’est pas en jeu, monsieur Charles, répondit Roger avec hauteur. Ce n’est pas vous qui m’apprendrez à respecter mes parents, et je trouve vos doutes à cet égard insultants pour eux autant que pour moi. Je vous avais prié de sortir, vous rentrez sans ma permission…

— Je resterai, lui dis-je sentant que la crise suprême était arrivée et qu’il fallait s’y jeter tout entier. Vous m’outragerez, vous me frapperez, s’il vous plaît. Je ne sortirai pas d’ici sans savoir ce qu’a imaginé M. Ferras pour vous faire douter de l’honneur de vos parents.

Roger était si exaspéré, qu’il voulait se jeter sur moi. Gaston le retint et le calma.

— M. Charles a raison, dit-il, il faut l’écouter, car il fait son devoir. Moi, je suis de trop dans de pareilles explications, je vous laisse.

— Non, tu resteras ! s’écria Roger ; tu as le devoir de m’entendre justifier notre famille, que ce vieux misérable feint de défendre afin de t’en faire douter !

J’allais répliquer lorsqu’on frappa à la porte. Gaston alla ouvrir.

— C’est Ambroise, dit-il. — Que veux-tu, mon vieux ? es-tu plus malade ?

— Je n’en sais rien, répondit Ambroise en entrant, ce n’est pas pour ça que je me permets… Monsieur le comte de Flamarande, excusez-moi : d’ordinaire, je couche dans une chambre d’en bas au donjon. Craignant de gêner votre mère, parce que je me lève matin et que les portes font du bruit, j’allais coucher à l’étable quand Michelin, voyant que je tremblais la fièvre, m’a forcé d’aller dormir au chaud dans sa cuisine, qui est juste au-dessus d’ici, et il faut que vous sachiez que, par cette cheminée que voilà, on entend toutes les paroles qui se disent ici quand on est dans la cheminée d’en haut. Moi, j’y étais pour me réchauffer, et, ma foi, sans vouloir écouter, j’entendais quasiment tout. Ça ne m’apprenait rien, puisque je suis un de ceux qui ont été employés dans cette affaire-là, et je me suis dit que je ne devais pas laisser parler contre la vérité. Je ne crois point que ce soit l’idée de M. Charles ; mais, comme je ne connais point ou presque point votre M. Ferras, je veux savoir, moi aussi, ce qu’il a pu vous dire, si vous voulez bien le permettre à un vieux, fidèle comme un vieux chien, et qui est fier d’avoir l’estime de votre mère.

— Asseyez-vous là, mon brave, dit Roger en lui serrant la main. Je vous connais plus que vous ne pensez, et je sais que vous ne mentirez pas, vous ! Écoutez donc ce que j’ai à dire.

— Pas ici, monsieur le comte, dit Ambroise, je connais les êtres ! j’ai assez fait le maçon pour ça. Dans votre chambre, vous pouvez tout dire ; ici, non. Si quelqu’un entrait dans la cuisine, ou si un autre que moi y eût été tout à l’heure…

— Vous avez raison, dit Roger en prenant un des flambeaux.

Je pris l’autre, et nous passâmes dans la chambre à coucher, où j’avais fait bon feu. Roger plaça un fauteuil tout près, força Ambroise, qui était très-pâle, à s’y asseoir, et lui jeta sur les épaules le couvre-pieds de son lit. Gaston paraissait au supplice, mais il ne pouvait se soustraire à l’explication et semblait encore plus inquiet depuis l’apparition inattendue d’Ambroise.

— Voici ce qui s’est passé, dit Roger, et c’est si simple, si naturel, que je ne comprends pas que personne autour de moi ne l’ait prévu ; mais, avant de vous parler de M. Ferras, je dois vous raconter l’histoire de mes parents. Mon père, vous savez tous qu’au milieu de ses grandes qualités d’intelligence et de caractère, il avait une maladie… oui, une maladie d’esprit provenant d’un mal chronique du foie. J’ai consulté sans le nommer des médecins sérieux qui m’ont tous dit qu’une maladie de l’esprit pouvait provenir d’une maladie toute physique, et que l’hépatite particulièrement engendrait fréquemment des idées bizarres, des sentiments hostiles à telle ou telle personne, ou même à toute une classe de personnes. Eh bien, mon père ne pouvait souffrir les enfants, et son premier-né vint au monde lorsqu’il était en proie à une forte crise de son mal. Il le fit inscrire au registre de l’état civil sous le nom de Gaston de Flamarande, le fit apporter dans sa chambre et lui dit des paroles qui ne m’ont pas été rapportées, mais qui révélaient un véritable accès de démence. Je dis cela,… oui, je le dis pour vous montrer qu’il n’était pas maître de sa volonté ; après quoi, il fit disparaître l’enfant en le confiant à M. Charles Louvier que voici, qui l’enleva la nuit à l’aide d’un cheval de voiture d’une vitesse et d’une force exceptionnelles. M. Charles fit cette action avec des intentions excellentes, je dois le dire. Il craignait pour l’enfant, car il avait bien vu le délire de son maître, et il prit grand soin du pauvre bébé, qui fut conduit dans le Midi avec une bonne nourrice qu’on avait bien payée, mais qui a parlé plus tard. — Tout cela est-il exact, monsieur Charles, et suis-je bien informé ?

Je ne pouvais nier en présence d’Ambroise, qui m’eût contredit. Je baissai la tête, Roger continua.

— J’ai hâte de vous dire que mon père, revenu à l’état lucide, ne voulait aucun mal à son pauvre enfant. Il lui a toujours fourni le nécessaire, le nécessaire seulement ; mais il a approuvé que plus tard Charles l’amenât ici pour qu’il fût élevé par de braves gens et même pour qu’il fût élevé dans sa propriété, et ceci demande explication. Il avait signé à Charles, pour sa décharge en cas de besoin, une déclaration tendant à établir qu’il ne méconnaissait pas les droits de son fils aîné, et qu’il le faisait élever à la campagne par de pauvres gens pour lui faire une bonne santé et le préserver du mal héréditaire. Cette déclaration doit exister, Charles l’a encore.

— M. le comte le croit ! répliquai-je. Comment le saurait-il ?

— Mais tu ne nies pas qu’elle n’ait été en ta possession ? La nourrice a voulu la voir et l’a vue ! Eh bien, voilà toute l’histoire, Gaston doit savoir le reste. Ambroise le sait du moins. Il sait que ma pauvre mère, à qui on a fait croire que son enfant avait péri dans la Loire avec sa nourrice, ne s’est consolée qu’en me donnant la vie. Elle avait été malade, en danger de mort en perdant Gaston. Il a bien fallu la laisser me nourrir elle-même et me garder à vue. Nous étions en Italie, mon père se portait bien. Il me voyait sans aversion et même avec toute la tendresse qu’un enfant pouvait lui inspirer ; mais plus tard il s’éloigna de nous, alla vivre à l’étranger et ne me témoigna qu’une extrême froideur pour ne rien dire de plus. Je ne rappelle pas cela pour me plaindre de lui, mais pour expliquer sa conduite envers Gaston, qu’il n’a jamais songé à rappeler près de lui et dont il ne s’est pas souvenu à son heure dernière, puisqu’il n’a pris aucune disposition, ni en sa faveur, ni à son détriment. Il n’a pas fait de testament du tout, d’où je conclus qu’il a laissé les choses à la garde de Dieu, satisfait d’avoir éloigné de lui son fils aîné, de s’être éloigné lui-même de son second fils et d’avoir résolu ainsi le problème, étant père de famille, de vivre sans enfants. Plaignons-le, Gaston, je doute qu’il ait été heureux. S’il n’a pas connu les agitations et les déchirements de notre mère, il n’a pas non plus connu ses joies. À présent, il s’agit de la rendre heureuse et de lui faire oublier le passé. Tu vois bien que tu ne peux te soustraire à ce devoir-là, et que tu avais tort de tant redouter la vérité. Charles,… mon vieux Charles, qui m’a mis en colère tout à l’heure et à qui je demande pardon de ma brutalité, est un digne homme que je chéris ; mais il est un vieux fou d’avoir cru que quelqu’un eût pu me faire mal interpréter la vérité. Non ! personne n’y eût réussi, et je déclare que personne ne l’a tenté. Ce qui est arrivé devait arriver. Depuis que j’existe, je sais que Gaston a existé. Son histoire tragique a été la légende de ma première enfance. Plus tard, ma mère, qui s’était résignée à n’avoir plus qu’un fils, a appris que la mort du premier n’était pas prouvée. J’ai vu sa joie, sa douleur, ses espérances, ses inquiétudes, et, quand j’en saisissais vaguement la cause, on me disait : « Ne parlez pas de cela à votre pauvre maman, cela lui fait trop de mal. » Je me suis habitué à ce silence, et puis j’ai oublié absolument le petit frère, car maman, qui l’avait retrouvé et qui allait le voir en secret, paraissait consolée et ne parlait plus jamais de lui. À présent, j’ai à vous dire comment j’ai découvert la vérité, et, quand vous le saurez, mes amis, vous ne le nierez plus.

Je me taisais, voulant savoir s’il y avait encore moyen de lutter contre l’identité d’Espérance avec Gaston. De son côté, Ambroise, absorbé et regardant le feu, était probablement en proie à l’incertitude. Il avait juré de ne point parler. Parlerait-il ? Gaston avait tout à apprendre, puisque, sauf le nom de sa mère, il ne savait rien et ne pouvait rien nier ; mais je lisais dans ses regards la joie profonde de l’entendre justifier par son propre fils.

— Je vais vous dire, reprit Roger, quel homme est M. Ferras, car vous ne le connaissez pas ; non, pas même toi, Charles, qui l’as vu pendant douze ans dans l’intimité, et qui te crois très-pénétrant. Eh bien, M. Ferras, qui a l’air d’un bonhomme indifférent à tout ce qui n’est pas la bibliomanie et le jeu d’échecs, est beaucoup plus fin que toi. Il n’a jamais eu d’épanchements avec toi ; bien que tu aies beaucoup provoqué sa confiance, tu n’as pas pu l’obtenir, et tu en as conclu qu’il était froid ou nul. Le fait est qu’il n’approuvait pas ta conduite dans l’affaire de Gaston. Il pensait que tu es honnête et bon, mais imbu de certains préjugés et trop dévoué à mon père pour l’être sans réserve à ma mère. Enfin il avait combattu la confiance que ma mère mettait en toi, et il ne l’a jamais partagée absolument ; mais jamais il n’avait provoqué en moi le moindre souvenir d’enfance relatif à mon frère, dont il croyait l’avenir entièrement sacrifié. Quand, il y a quinze jours, nous avons appris à Odessa par télégramme la mort de mon père, j’ai remarqué en lui un changement extraordinaire, et lui qui ne m’a jamais fait ce qu’on appelle un sermon, lui qui procède toujours par courtes sentences, assez incisives sous leur apparente douceur, il s’est mis tout à coup à me parler avec abandon. Il m’a repris ouvertement de ma légèreté, de ma prodigalité, et m’a fait entendre que je n’allais pas entrer en possession d’une aussi grande fortune que je me l’étais toujours imaginé. Peu à peu, combattant toujours mes réponses et voyant l’impatience qu’il me causait, car, je l’avoue, me sentant libre et si près de ma majorité, j’étais fort tenté de l’envoyer au diable, il a cru devoir — et je reconnais qu’il a bien fait — frapper un grand coup pour me faire rentrer en moi-même. Il m’a demandé si j’étais bien sûr d’être fils unique et de pouvoir le prouver. L’écluse était ouverte. Le souvenir de Gaston se réveilla en moi. J’accablai Ferras de questions. Il me fit beaucoup attendre. Nous voyagions tête à tête, il avait le temps de s’expliquer, et il me questionnait à son tour. Quand il vit bien le fond de mon cœur, quand il fut certain qu’au lieu d’être contrarié d’avoir un frère, j’avais le cerveau en feu du désir de le retrouver et de le rendre à ma mère, il me dit tout, après toutefois m’avoir fait jurer sur l’honneur que je vérifierais par moi-même ses assertions et que je verrais mon frère de mes propres yeux avant d’en parler à ma mère. Il ne doutait pourtant pas qu’elle ne m’en parlât la première ; mais il pensait qu’elle hésiterait peut-être un peu, craignant ma jalousie d’enfant gâté. Il ne se trompait pas tout à fait, le digne homme. Il y avait cette jalousie-là en moi, pêle-mêle avec ma joie et ma sincérité ; mais cela s’est dissipé en écoutant le récit de la vie sacrifiée et torturée de ma pauvre maman. Et puis j’ai vu Gaston, je l’ai aimé tout de suite, et j’étais vivement pressé de le dire à notre mère ; mais Ferras, voyant qu’elle ne le voulait pas, m’a supplié d’attendre, et j’ai attendu. À présent, je n’attendrai plus, je ne veux plus attendre ! J’ai bien vu à Montesparre que ma mère avait une raison pour ne pas m’ouvrir son cœur, et qu’elle en souffrait amèrement. Quelle est cette raison ? Voilà le seul point que j’ignore et qui me tourmente. Dites-moi la vérité, vous autres ; Gaston, dis-la-moi, si tu la sais ; Ambroise, Charles, dites-la-moi, car vous devez la savoir. Je vous somme de me la dire !

Nous gardions tous le silence : Gaston, aussi ému, aussi anxieux, aussi peu renseigné que son frère ; Ambroise, toujours en proie au scrupule de violer son serment ; moi, ne voulant à aucun prix faire entrer le soupçon dans l’âme ingénue des deux enfants.

Roger s’irrita de notre mutisme.

— Allons, s’écria-t-il, je le vois, on craint que je ne regrette mon titre de comte et l’intégralité de ma fortune ! On me suppose lâche, et, parce qu’on me sait frivole et dissipé, on ne craint pas de m’accuser d’un sentiment bas ! On a donc pu persuader cela à ma pauvre mère ! Ah ! quelle cruelle punition de mes premières fautes de jeune homme ! quelle leçon pour mon inexpérience ! Je la mérite apparemment, et je jure qu’elle me profitera ; mais elle est atroce et me brise le cœur…

Le pauvre enfant fondit en larmes, et Gaston, emporté par un élan irrésistible, se jeta dans ses bras en s’écriant :

— Non, non ! pas moi, je ne doute pas de toi !

Ils se tinrent étroitement embrassés. J’étais vivement ému, Ambroise pleurait. Il se leva pour les regarder, et, emporté par la force de la situation :

— C’est bien, c’est bien ! dit-il d’une voix entrecoupée mais nette, tout ça, c’est joli, monsieur Roger, c’est d’un cœur aussi beau que celui de votre frère, car il est votre frère. Tout ce qu’on vous a dit est la vérité, j’en jure !

Roger embrassa aussi Ambroise en le remerciant de son témoignage. Je sentis que j’allais être sommé d’affirmer également, et, pour me soustraire à la nécessité d’accuser ou de mentir, je profitai de l’effusion des autres pour m’esquiver.

J’allai me réfugier dans la chapelle, dont j’avais la clef, et je m’y enfermai, en proie à un désespoir qui ne voulait pas de témoins. Tout était donc consommé, et cette ivresse de joie dont j’avais été attendri moi-même était le fruit d’un mensonge ! À mes yeux, tout était perdu, puisque tout le monde allait être mis d’accord par l’ingénieuse… dirai-je par l’ingénue explication de l’abbé Ferras ! Madame de Flamarande ne résisterait pas à l’entraînement de Roger ; elle accepterait sans scrupule le thème fourni par Roger lui-même, que le comte de Flamarande était fou. On y croirait d’autant plus aisément qu’on le savait bizarre. Il n’avait pas su se faire aimer. Il avait blessé beaucoup d’amours-propres qui prendraient leur revanche. La cause du duel avec M. de Salcède resterait à jamais ignorée. On rappellerait qu’avant son mariage M. le comte avait eu d’autres affaires d’honneur pour des motifs frivoles, où il avait été l’offenseur par des paroles agressives. Dans toute l’histoire de l’exil de Gaston, le nom de Salcède ne serait sans doute jamais prononcé. Madame la comtesse avait depuis une vie si retirée et si austère, que l’opinion était pour elle et qu’elle n’avait rien à craindre en faisant reparaître officiellement son fils aîné. Le souvenir d’un mort qui n’avait point eu d’amis serait sacrifié à la réhabilitation d’un fils intéressant, et Roger serait le premier à immoler la mémoire de son père pour légitimer le fils de M. de Salcède !

Je me tordais les mains en faisant ces réflexions amères. J’étais le seul qui pût sauver la situation et faire triompher la vérité, car Ambroise et l’abbé Ferras croyaient fermement à l’innocence de la comtesse, et madame de Montesparre était trop grande et trop généreuse pour parler. D’ailleurs, elle n’avait que des doutes, et moi, moi seul, j’avais une certitude, j’avais une preuve !