Calmann Lévy (p. 109-113).



X


Le lendemain tout le monde fut prêt de bonne heure, et Michelin voulut présenter sa famille à la comtesse avant son départ. Je l’en empêchai. Je lui dis que madame était très-souffrante et très-fatiguée, qu’elle allait se reposer à Montesparre et reviendrait dans peu de jours pour faire connaissance avec lui et les siens.

Ni Salcède ni Espérance ne parurent. Ambroise aida à atteler les voitures et on gagna sans encombre le bas du terrible escalier de Flamarande. Ambroise suivait avec d’autres paysans retenant les roues. Quand ils durent nous quitter, le jour était tout à fait venu, et je reconnus que le garçon qui avait aidé Ambroise à tenir les roues de la voiture de la comtesse, et auquel je n’avais pas fait attention, n’était autre qu’Espérance. Il voulait saluer sa mère une dernière fois et dire adieu à Roger. Je crus devoir l’en empêcher, et, sans trop me rendre compte de ce que je faisais, j’étendis le bras pour le repousser en disant :

— Allons, assez ! nous partons.

Mais il posa sa petite main d’acier sur mon bras, et son regard fut terrible. Il me dit clairement, sans le secours de la parole : « Arrière, valet ! Je suis le comte de Flamarande.

En ce moment, il ressemblait à M. le comte dans ses plus durs moments de hauteur, et je fus effrayé comme à la vue d’un spectre.

Il s’approcha de la calèche où étaient la comtesse et la baronne, et, avec une promptitude d’observation miraculeuse, sans être remarqué de personne, il posa ses lèvres sur la main dégantée que sa mère appuyait au bord de la portière. Roger était sur le siége ; il ne vit Espérance qu’en sautant à terre, car nous avions à remonter au pas une côte égale à celle que nous avions descendue, et il préférait marcher. Il fit une exclamation de joie, prit le bras de son frère et passa en avant avec lui, comme pour lui parler sans être entendu des autres.

Le courage m’était revenu. Je me disais que tout allait bien et qu’il ne fallait pas échouer au port. Je doublai le pas pour les rejoindre, et, pour prétexte à donner à mon intervention, je demandai à Roger s’il avait sur lui les clefs de ses malles.

— Ma foi, non, répondit-il. Depuis quand suis-je chargé de penser à quelque chose ? Si tu les as perdues, tu en seras quitte pour faire sauter les serrures.

J’avais les clefs dans ma poche. Je feignis de les chercher et d’en être préoccupé. J’étais près d’eux. Ils ne pouvaient rien dire sans être entendus de moi.

— Ainsi, disait Roger, tu épouses ta belle Charlotte, c’est décidé ? Mais quel âge as-tu donc pour te marier ?

— Vingt-trois ans, répondit Gaston sans hésiter.

— Vingt-trois ans ? répéta Roger d’un air étonné. Tu en es sûr ?

— Mais oui.

— Tu as tiré à la conscription ?

— Sans doute.

— Et tu as vu ton acte de naissance ?

— Ça n’était pas nécessaire.

— Enfin l’as-tu vu une fois dans ta vie ?

— Je n’en ai pas encore eu besoin.

— Tu connais tes parents ?

— Ils sont morts.

— Père et mère ?

— Absolument ; mais pourquoi me faites-vous ces questions-là, monsieur le comte ?

— Ne t’en fâche pas. J’ai demandé hier soir au père Michelin qui tu étais. Il m’a répondu qu’on ne connaissait ni ton nom, ni ton pays, ni ta famille, ni ton âge ! N’en rougis pas, mon garçon, ça n’est pas ta faute, ni la mienne. Il paraît que tu es un garçon de mérite, qu’on t’estime et qu’on te chérit dans ton endroit. Puis-je quelque chose pour ton service ?

— Merci, notre maître. La ferme est bonne, et, d’ailleurs, j’ai quelque chose. Je n’ai besoin de rien.

— Nous voici au haut de la côte : viens donc avec nous jusqu’à Montesparre, tu monteras avec moi sur le siége. Je conduirai, nous causerons en route.

— Pas possible, monsieur le comte : on a besoin de moi chez nous.

— Tu dis toujours ça !

— Parce que c’est la vérité.

— La vérité, c’est que tu ne peux pas vivre un jour sans Charlotte.

— Ça, c’est encore vrai.

— Allons, adieu !

— Pour longtemps sans doute, dit Gaston d’un air triste.

— Non, répondit Roger. Je reviendrai avant trois jours. M. de Salcède m’a dit que sa maison était à mon service. Je ne serai pas fâché de courir le pays avec lui.

— Et de chasser ? Vous aimez la chasse ?

— Oui. mais je n’aime pas à porter mon fusil. Nous trouverons bien un gamin…

— Je vous le porterai, moi, dit joyeusement Gaston.

— Allons donc ! Et moi avec peut-être ?

— Et vous avec, si vous êtes las.

— Dis-moi donc, reprit Roger, qui lui tenait la main et le regardait en face, est-ce exprès que tu prononces charabia ce matin, quand j’ai vu que tu parlais français mieux que moi ?

— Non, ça n’est pas exprès. J’ai l’habitude des deux manières, et je parle comme ça me vient.

La voiture de la comtesse arrivait, madame vit les deux frères se serrer la main en se séparant ; puis Gaston repassa près d’elle en soulevant son chapeau, et ils échangèrent un regard d’amour dont je compris bien l’éloquence.

Je voulus monter auprès de Roger pour guetter quelque moment d’expansion.

— Non, me dit-il, cette voiture est assez chargée, va dans l’autre.

Il ne me parla plus jusqu’à Montesparre. Évidemment il était aux prises avec le problème. Il avait des soupçons étranges. Quelle circonstance avait donc pu les faire naître ? Était-ce seulement le cri échappé à sa mère dans la chapelle ?

En route et à l’arrivée, il fut gai devant elle comme de coutume ; mais je le trouvais rêveur, et j’aurais voulu le servir comme à Flamarande pour être à même de surprendre ses pensées ; malheureusement, son domestique l’attendait là, et le décorum ne me permettait pas, à moi admis à la table des maîtres, de reprendre mes anciennes fonctions de valet de chambre auprès de mon cher enfant.