Calmann Lévy (p. 88-108).



IX


Je suivis Roger au donjon pour empêcher qu’il ne reprît Gaston dans la cour. Je voyais le jeune comte si préoccupé de ce jeune paysan, que je craignais quelque découverte funeste au repos de sa mère. Madame de Flamarande était seule au donjon avec la baronne et M. Ferras ; Salcède avait pris congé d’elles. Madame me pria de rester un peu ; j’acceptai, car la chose importante pour le moment, c’était de surveiller Roger, et d’être prêt à lui expliquer tout ce qui pourrait lui sembler étrange. On parlait de partir le lendemain pour Montesparre. Roger y fit opposition. Il n’avait, disait-il, nulle hâte de quitter ce curieux rocher de Flamarande où probablement il ne reviendrait jamais.

Ce n’est pas là, disait-il, qu’il aurait du plaisir à finir ses jours ; le pays était triste à se brûler la cervelle, le château effroyable comme un roman d’Anne Radcliffe, et les circonstances où l’on s’y trouvait n’étaient pas précisément gaies.

— Mais, avec tout cela, ajouta-t-il, c’est un endroit intéressant pour nous, puisque c’est le berceau et le tombeau des Flamarande, et j’aimerais bien à l’emporter dans mon souvenir. J’y suis arrivé la nuit, je n’ai pas eu un moment aujourd’hui pour en faire le tour. Restons-y encore vingt-quatre heures, chère mère, si tu n’y es pas trop mal.

— J’y suis très-bien, répondit la comtesse, qui ne résistait pas au désir de revoir Gaston.

Madame de Montesparre, plus prudente, gronda Roger.

— Enfant gâté, lui dit-elle, vous savez bien que votre mère, fût-elle couchée sur des épines, vous répondrait qu’elle est sur des roses pour peu que vous eussiez le désir de l’y laisser ; mais comment pouvez-vous croire qu’elle soit bien ici ?

— Qu’elle prenne ma chambre au grand pavillon, reprit Roger, c’est une antiquaille très-curieuse : tentures, bahuts, dressoirs, rien n’y manque, et la salle à manger est d’un grand style. J’ai dormi comme un roi dans une citadelle de huit pieds carrés, et il n’y a pas de rats, puisqu’il y a encore des rideaux.

— C’est vrai, répondis-je, mais il faut avoir votre âge pour dormir au milieu du bruit de la ferme, et je crains que cette nuit votre beau sommeil de vingt ans ne soit troublé par les chants des convives de Michelin.

— Comment ! ces drôles-là vont chanter et boire toute la nuit au milieu de notre deuil ? J’y mettrai ordre, je t’en réponds.

— Non pas, mon enfant, dit madame de Flamarande, ce serait leur faire une grave impolitesse. Boire à la mémoire des morts et à l’avenir des vivants, c’est leur politesse à eux ; tu viens de voyager, tu dois savoir que partout il faut se soumettre aux usages, quand même ils nous choquent ou nous gênent.

— Tu as raison, maman, toujours raison ; mais, puisque te voilà forcée de passer encore une nuit ici, pars demain pour Montesparre et laisse-moi rester à Flamarande un jour ou deux. Il faut bien que je connaisse mon domaine, car ceci est mon domaine, il n’y en aura jamais de plus assuré.

— Je ne veux pas partir sans toi, répondit madame. Il y a si longtemps que je ne t’ai vu ! J’aime mieux rester un jour de plus.

Et, jetant sur moi un regard qui faisait allusion à Gaston, elle ajouta :

— Vingt-quatre heures de plus, c’est bien peu !

Heureusement madame de Montesparre ne céda pas.

— Votre mère a été extrêmement souffrante, on peut même dire malade aujourd’hui, dit-elle à Roger ; je ne comprends pas que vous insistiez pour qu’elle reste dans cet endroit triste et dans ce pays froid, quand il vous est si facile d’y revenir de Montesparre dans quelques jours d’ici !

Roger céda, mais il taquina madame de Montesparre. Il la connaissait depuis longtemps ; il l’avait vue à Paris, chez sa mère, où elle avait reparu à partir du moment où le comte avait habité Londres, et Roger avait d’autant plus d’amitié pour elle que le comte de Flamarande avait parlé d’elle avec dédain. Cependant, des insinuations ironiques de son père, il lui était resté quelque chose comme l’idée que la baronne avait une affaire de cœur en Auvergne, et, ce jour-là, ayant vu le beau Salcède, il ne cessait pas de faire allusion à sa chevelure blanche et à son costume marron. Comme il avait de l’esprit et le sens de la bonne compagnie, il n’était jamais blessant, d’autant plus qu’il trouvait la baronne fort jolie et mêlait la galanterie à tous ses quolibets, si bien que la baronne ne pouvait se défendre d’en rire, et la comtesse aussi pour dissimuler peut-être le malaise qu’elle en ressentait.

— Madame la comtesse, lui dis-je tout bas dans un moment où Roger était sur le balcon avec la baronne, il faut partir, et le plus tôt possible, Roger se prend d’amitié pour Gaston !

— Chers enfants ! répondit-elle ; le bonheur de les voir s’aimer me sera donc refusé aussi !

Roger se retira à huit heures, résigné à partir le lendemain matin. La comtesse me retint pour me dire :

— Je ne peux pourtant pas quitter Flamarande sans savoir ce que M. de Salcède aura dit à Gaston pour l’engager à retarder ce mariage, auquel ni lui ni moi n’avons encore consenti. Avons-nous le droit, l’un ou l’autre, de laisser le comte, le véritable comte de Flamarande, épouser une petite villageoise sans savoir au moins ce qu’il fait et à quelle autre situation il pourrait prétendre ! Non, nous ne le pouvons pas, nous ne le devons pas ; vous-même, Charles,… aucun de ceux qui sont en possession du secret de sa naissance n’est libre devant Dieu et devant les hommes de l’abandonner ainsi aux hasards de l’existence. Pour moi, quoi qu’en dise M. de Salcède, et malgré la haute déférence que j’ai pour son avis, malgré la baronne et ma confiance en sa tendre amitié, je ne sais pas me résoudre à sacrifier Gaston et à le laisser tromper. S’il découvre la vérité, et il la découvrira, n’en doutez pas, je ne crois pas aux attentats qui réussissent, quels reproches n’aura-t-il pas lieu de m’adresser ! Ne pensera-t-il pas que je l’ai sacrifié à la crainte lâche d’être soupçonnée, quand mon âme, forte de son innocence et de son droit maternel, eût dû protester contre l’arrêt qui nous sépare ? Nous partons demain, on le veut ; mais je n’irai pas plus loin que Montesparre, et je reviendrai seule. Je compte sur vous pour me ramener ici, Charles. Je dois revenir, je le veux.

Elle montrait une énergie que je ne lui avais jamais vue. Je lui demandai si M. de Salcède n’allait pas revenir lui rendre compte de son entretien avec Espérance.

— Non, répondit-elle ; il a décidé notre prompt départ et il nous a dit adieu, promettant que dans peu de jours il viendrait à Montesparre nous rendre compte de tout.

— Eh bien, madame, que craignez-vous ? Il ira certainement, il n’a plus de raison pour se cacher, et par lui vous serez toujours informée. L’important à cette heure, c’est d’éloigner Roger de Gaston.

— Le danger n’est pas si grand que vous croyez. Roger n’a pas de soupçons réels, et, s’il en avait, Gaston saurait bien être impénétrable.

Et, comme elle marchait avec vivacité en parlant, elle s’arrêta brusquement et me dit :

— Je veux voir Salcède, je veux le voir à présent, je ne partirai pas sans l’avoir vu ! Ma conscience de femme et de mère se révolte contre les promesses qu’on m’a arrachées hier au soir. Dieu me défend de les tenir !

— Vous voulez aller au Refuge, m’écriai-je, pendant que Gaston y est ?

— Il n’est que huit heures, Gaston n’y sera qu’à dix. Nous avons le temps, venez avec moi, Charles. Je veux savoir ce que M. de Salcède compte dire à mon fils, et lui dire, moi, tout ce que je pense de ses projets.

Malgré la crainte que j’avais de laisser Roger avec Gaston au pavillon, il me fallait bien obéir à la comtesse, si je voulais être au courant de ses dernières résolutions. Madame de Montesparre s’était retirée dans son appartement. Hélène attendait dans le cabinet voisin que sa maîtresse l’appelât pour se mettre au lit.

— Couchez-vous, Hélène, lui dit la comtesse en allant vers elle. Je vais au Refuge, ne m’attendez pas, ma chère, reposez-vous ; ne soyez pas inquiète, Charles vient avec moi.

Puis elle prit une petite lanterne de poche dans une de ses caisses et me la remit en me disant de l’allumer. J’ignorais absolument quel chemin nous allions prendre. Elle ouvrit une grande armoire, fit glisser le panneau du fond et me montra un étroit escalier qui plongeait en biais dans l’épaisseur du mur. Je le descendais à reculons pour éclairer la comtesse.

— Vous tomberez, me dit-elle, ne marchez pas ainsi. Je connais ce passage. Allez tranquillement, je vous suis.

Au bout de quelques minutes, comme j’étais surpris d’entendre un bruit sourd sous nos pieds :

— Nous passons le torrent, me dit-elle, nous traversons l’arcade de rochers sous lesquels il s’engouffre. Personne autre que nous ne connaît ce passage, qui est un ouvrage ancien très-solide. C’est Ambroise qui l’a découvert et qui a rétabli tout seul, en secret, la communication avec la chambre que j’occupe, et qui était celle des anciens seigneurs.

Je m’expliquai alors pourquoi Ambroise avait tant insisté pour avoir l’entreprise des travaux et la jouissance du donjon. Je me rappelai aussi ses fantastiques disparitions à l’époque de ces travaux.

Nous arrivâmes à un endroit où la comtesse voulut prendre la lanterne et passer devant.

— Il y a ici, me dit-elle, un abîme à éviter. C’est pourquoi nous allons trouver une porte très-solide que M. de Salcède a fait établir pour préserver les curieux du danger d’une exploration et en même temps pour mettre à l’abri le secret de ce passage, connu de nous seuls, de Gaston et d’Ambroise. Il est bon que vous le connaissiez, s’il doit nous servir encore dans quelque circonstance imprévue. Regardez bien où nous sommes.

Elle éleva la lanterne, et je vis à notre gauche un trou noir assez effrayant ; un petit parapet protégeait notre sentier.

— Ambroise a trouvé là, me dit la comtesse, beaucoup d’ossements humains, comme si cet abîme avait servi d’oubliette ou comme si ces grottes avaient été le théâtre d’un combat. La tradition n’en dit rien ; mais l’espélunque a ses légendes de revenants, et les gens du pays ne s’y risqueraient pas volontiers.

J’ouvris assez facilement la petite porte de chêne cloutée, qui tournait bien sur ses gonds, et je me retrouvai dans la partie de l’espélunque que j’avais jadis parcourue.

— Ici, me dit-elle, le passage cesse d’être mystérieux, bien qu’il soit exclusivement réservé à M. de Salcède ; nous sommes sur ou plutôt sous ses terres. Marchons plus vite, Charles ; il n’y a aucun danger et aucun obstacle jusqu’à une autre grosse porte, vers laquelle nous nous dirigeons.

Je me reconnaissais parfaitement, et nous arrivâmes à la porte du caveau, situé à la base de la construction du Refuge. Elle était fermée.

— Sonnons, dit madame de Flamarande.

Elle éleva le bras et toucha un bouton dont j’avais ignoré l’existence. Aussitôt la porte s’ouvrit, et, avant que nous eussions gravi l’escalier de bois, la trappe du salon fut levée. M. de Salcède, qui croyait ouvrir à Espérance, fut très-surpris de nous voir.

— J’ai à vous parler, lui dit la comtesse ; êtes-vous seul ?

— Oui, répondit-il, mais montez à ma chambre, car Espérance couche ici, et il peut rentrer plus tôt que je ne l’attends.

Nous montâmes à ce grand cabinet de travail que je connaissais si bien et où toutes choses étaient comme je les avais vues douze ans auparavant. J’avoue qu’en regardant le bureau de chêne dont j’avais violé le secret, j’éprouvai un grand malaise. Je me sentais encore plus troublé en présence de M. de Salcède, et je pensais moins à observer sa manière d’être avec la comtesse que son attitude vis-à-vis de moi dans cette conférence intime. Il m’avait accueilli pourtant de l’air le plus naturel, et il m’invita à m’asseoir, sans paraître ni surpris ni contrarié de ma présence.

Madame de Flamarande lui exposa l’objet de sa visite. Ce fut l’affaire de peu de mots et comme la suite des entretiens précédents. Le marquis était d’un calme qui semblait irriter un peu la comtesse, mais auquel je ne me trompais pas : c’était le parti pris d’un cœur ferme, résolu à la sauver en dépit d’elle-même.

— Ne compliquons pas, lui dit-il, une situation déjà si difficile et dans laquelle il nous faut aviser et agir au jour le jour. Roger ne m’inquiète pas ; ce brillant esprit, ce caractère épris de mouvement et d’émotions, sera bien facile à distraire ; emmenez-le vite à Montesparre. Il n’y sera pas huit jours sans aspirer à revoir Paris. Je vous réponds qu’il ne songera pas à revenir ici. Ce qui presse le plus, c’est la déclaration que Gaston vous a faite de son mariage et qu’il va me faire tout à l’heure. C’est ici qu’il faut dire une fois pour toutes oui ou non. Je n’ai de droits sur lui que ceux dont vous m’investirez ; commandez-moi : dois-je dire non ?

La comtesse hésita et demanda au marquis ce qu’il répondrait à sa place.

— Vous ne me répondez pas, dit-il ; vous voulez mon avis ; donc, votre agitation ne vous a permis de rien conclure, et vous êtes entre le oui et le non, absolument irrésolue.

— C’est vrai, mon ami, je n’ai pas pesé les inconvénients d’un pareil mariage. Je ne l’admets pas sans que Gaston soit éclairé sur la position sociale qu’il peut réclamer. C’est le seul point sur lequel ma conscience soit fixée ; mais sur ce point elle est inébranlable.

— Votre scrupule est très-juste, répondit le marquis. En toute autre circonstance, il faudrait obéir à ce cri de votre cœur, à cette revendication de votre dignité ; mais ici je vous apporte un élément nouveau qui a persuadé Ambroise, le plus positif, par conséquent le plus récalcitrant de nos confidents : c’est la circonstance de mon adoption qui dédommage largement Gaston. En doutez-vous ? tenez, voici les titres de ma fortune qu’avec le temps j’ai pu réaliser et mettre à l’abri de toute revendication de ma famille ; je n’ai point de proche parent ni de parents pauvres. Ma conscience, à moi, m’autorise à disposer de ce portefeuille qui représente la propriété de trois millions. Je doute que Roger en trouve autant dans la succession de son père. Qu’en pense monsieur Charles ?

— Je pense comme vous, monsieur le marquis,

— Est-ce le nom, reprit le marquis en s’adressant à la comtesse, que vous regardez comme un avantage social considérable ? Vous serez encore satisfaite de ce côté-là. Le mien…

— Assez, assez, dit la comtesse vivement. Votre nom est illustre, votre fortune est nette, votre parole est sacrée ; mais Gaston connaîtra-t-il les grands avantages que vous lui faites avant de s’engager dans ce mariage disproportionné ?

— Oui, madame, il les connaîtra ce soir. J’ai déjà, je vous l’ai dit, commencé les démarches judiciaires, c’est-à-dire établi devant la loi la liberté de mon action pour donner et celle d’Espérance pour recevoir. Je ne lui en ai pas encore parlé, ne pouvant le faire sans votre assentiment, et ne pouvant, sans le sien, légaliser ma position vis-à-vis de lui,

— Ah ! mon Dieu, reprit la comtesse, que va-t-il croire en recevant votre nom ?

— Il croira que, n’ayant pas d’enfants et ne comptant pas me marier, j’adopte celui que j’ai élevé et que je chéris paternellement. La vérité est-elle si difficile à croire ?

— Mais sa mère, sa mère ? que pensera-t-il de sa mère ?

— Ce qu’une âme telle que la sienne regarde comme une loi sacrée. Il la chérira sans la juger, et cela n’est pas difficile non plus à une âme pure.

Je me permis alors d’émettre mon idée, celle que j’avais soumise à la comtesse. En assignant à Espérance l’âge de vingt-trois ans, on écartait de lui l’idée d’adultère.

Le mot prononcé en présence du marquis fit rougir la comtesse, et je vis Salcède réprimer un léger frisson.

— Vous avez raison, me dit-il, je lui dirai qu’il a vingt-trois ans. — À présent, ajouta-t-il en s’adressant à madame de Flamarande, êtes-vous rassurée ? Espérance va savoir dans une heure qu’il peut prétendre à une noble et riche héritière. Il choisira entre le rêve champêtre et le rêve doré.

— Mais s’il persiste à épouser Charlotte ?

— Ne préjugeons rien : nous n’avons pas le temps de nous livrer aux hypothèses. Quelle que soit la décision de notre cher enfant, j’obtiendrai facilement de son respect pour vous et de son amitié pour moi qu’il ajourne sa réponse au dilemme que je vais lui poser. Je ferai plus, je ne lui permettrai pas de me répondre avant qu’il ait pris huit jours de réflexion.

— Huit jours, c’est bien peu pour une pareille affaire !

— Huit jours, c’est beaucoup après un attachement de toute la vie.

— Monsieur de Salcède, au fond, je l’ai bien vu, et je le vois, vous êtes favorable à ce mariage.

— Oui, madame, mais je ne ferai rien, je vous le jure, je ne dirai pas un mot pour influencer Gaston.

— Vous savez qu’il a déjà parlé à Michelin ?

— Non ! Je croyais qu’il ne le ferait pas sans m’en prévenir.

M. de Salcède était ému et surpris. Je crus devoir prendre la parole pour me préserver de toute responsabilité.

— Hier soir, lui dis-je, comme je rentrais par la poterne, j’ai entendu M. Gaston dire à Charlotte qu’il venait de recevoir de Londres une somme de quarante mille francs dont j’ignore la provenance. Elle ne peut être attribuée qu’à celui qui avait promis par lettre anonyme vingt mille francs aux Michelin pour l’éducation et l’établissement de leur pensionnaire.

Madame de Flamarande sourit dédaigneusement à ce don de son mari.

— Après tout, dit-elle, ce pauvre denier lui est bien acquis ; mais qu’importe à sa résolution ?

— Je comprends, moi, dit M. de Salcède. Espérance, se voyant riche à son point de vue, et séparé de moi par le désordre qui a régné au château et à la ferme hier et aujourd’hui, s’est hâté de confier à Michelin le secret de sa fortune. De là à un engagement réciproque prématuré, il n’y avait qu’un pas, un pas très-glissant quand un amour partagé pousse à la roue ! Je ne le gronderai pas, notre enfant. Je lui dirai de réfléchir, et il réfléchira.

— Ah ! dit la comtesse vivement, vous croyez ?

— Oh ! ne vous y trompez pas, répliqua Salcède ; je crois, je suis sûr que ses réflexions le ramèneront à Charlotte.

— Et vous l’approuverez ?

— Oui, madame.

— C’est bien romanesque, monsieur de Salcède ; il est si jeune ! J’ai peur que vous ne soyez vous-même un père bien jeune pour mon fils.

Salcède se troubla un peu, mais se remit aussitôt.

— Non, dit-il, je ne suis pas jeune ! C’est parce que j’ai des cheveux blancs qui représentent des années, doublées pour moi par des épreuves exceptionnelles, que je sais le vrai et le faux de la vie. Le seul vrai, c’est l’amour et le devoir ; tout le reste n’est qu’illusion et convention. Le fils que j’adopte est assez riche pour se marier selon son cœur, et son cœur ne s’est pas trompé en choisissant Charlotte. Avant de dire oui, il vous faudra la voir et la connaître. Revenez sans femme de chambre et dites-lui de vous servir. Quelques jours vous suffiront pour la juger. C’est un idéal de candeur et de pureté. Quant à son intelligence, voulez-vous voir ses cahiers d’études ? Tenez, voici des extraits et des appréciations de ses lectures. Regardez ces fleurs dessinées et coloriées par elle. Quel sentiment exquis de la nature ! Et ces broderies d’ornement, quel goût ! C’est une coloriste ; elle a l’intuition de tout ce qui est beau et bon. Elle adore Espérance, son compagnon, son protecteur, son ami inséparable. Ils vivront toute leur vie comme ils l’ont vécue déjà, sans découvrir une tache l’un dans l’autre, sans comprendre d’autre joie que celle de s’appartenir. Ils croiront l’un en l’autre comme ils croient en Dieu, ils se respecteront…

— Marions-les ! s’écria la comtesse vaincue et les yeux pleins de larmes. Ah ! l’amour, la foi, le respect mutuel… Quand il n’y a pas cela dans le mariage, il n’y a qu’esclavage, honte et désespoir !

Elle se leva, sentant que le cri suprême de sa vie lui échappait devant moi. La pendule sonnait la demie après neuf heures.

— Nous nous en irons par la montagne, me dit-elle ; dans le souterrain, nous risquerions de rencontrer Gaston. — Adieu ! ajouta-t-elle en tendant ses deux mains à Salcède avec une franchise d’effusion souveraine ; comme toujours, vous m’avez délivrée d’une mortelle anxiété, comme toujours vous m’avez rendu l’espoir et la confiance. Soyez béni, vous ! toujours béni !

Elle paraissait exclusivement maternelle dans cet élan, et ne pas souffrir de ma présence. Salcède pâlit et rougit simultanément comme un homme dont les passions ne seraient point assouvies, et qui aurait conservé l’impressionnabilité de la première jeunesse. Il me sembla le revoir comme au temps où il avait l’âge de Gaston, frémissant d’effroi et de plaisir, quand, sur la route de Flamarande, la comtesse appuya pour la première fois son bras sur le sien.

Nous revînmes, la comtesse et moi, par un sentier très-direct, que je ne connaissais pas, et qui était d’autant plus difficile que la nuit était très-sombre. J’ai toujours redouté les ténèbres. Il semblait qu’elles n’existassent pas pour elle, car elle marchait d’un pas rapide et résolu, sans broncher, légère comme un oiseau, disant qu’elle avait eu avec Gaston des rendez-vous par tous les temps et dans des endroits impossibles, et qu’à cause de cela elle s’était exercée à marcher et à passer partout dans les falaises de Ménouville.

— Comme elle est jeune encore ! pensai-je, et comme cette maternité mystérieuse l’a conservée enthousiaste et romanesque !

En ce moment, elle était particulièrement exaltée.

— Quelle bonne nuit fraîche ! me disait-elle, et quel beau silence ! Comme je comprends l’amour de Salcède et de Gaston pour ces montagnes ! Ils ne voudront jamais les quitter définitivement, je le crains, ni se séparer l’un de l’autre ; c’est tout simple. Ils ont les mêmes goûts, les mêmes idées : la solitude ! Ce n’est pas là l’idéal de Roger ; c’est tout le contraire, et ma vie est liée à la sienne. C’est lui qui a le plus besoin de moi. Gaston est si sage et va être si heureux ! Roger, majeur dans quelques mois, aura mille tentations et vivra au milieu des périls. Je n’aurai pas sur lui l’autorité qu’un caractère admirable et une intelligence supérieure donnent à Salcède sur Gaston. Je ne pourrai guère quitter mon cher volcan pour mon beau lac paisible. N’importe, Salcède dit qu’il le rendra si heureux ! Je reviendrai les voir, nous reviendrons, Charles, le plus souvent possible ; je le verrai plus souvent qu’auparavant et plus librement. Je sais bien que chaque fois, en quittant Gaston, mon cœur se brisera, oui, je pleurerai encore,… pour n’en pas perdre l’habitude ; mais je saurai qu’il est heureux, et je tâcherai que Roger soit assez sage pour être heureux aussi. Hélas ! l’amitié de son frère lui eût fait tant de bien ! Je suis sûre qu’un frère aîné comme Gaston eût été pour lui un grand exemple, un guide qu’il eût écouté. Il faudra que Salcède m’apprenne à diriger et à contenir ce caractère impétueux, car je ne sais pas, moi ! je ne sais que l’adorer. Ce n’est pas assez, n’est-ce pas, Charles ?

Elle parlait avec tant d’animation et si peu d’embarras des perfections de Salcède, que je fus pris de je ne sais quel mouvement d’humeur et en même temps de curiosité. J’oubliai les convenances du moment et la prudence qui m’était imposée ; je lui parlai des projets de mariage entre elle et Salcède, que la baronne m’avait confiés la veille.

Elle n’en parut ni surprise ni troublée, et je vis bien qu’elle y avait déjà songé ; mais elle ne me répondit pas et me questionna sur le ton et l’attitude qu’avait eus la baronne en me faisant cette ouverture, comme si la crainte de désespérer son amie eût été la seule objection qu’elle pût faire à ce projet. Tourmenté d’inquiétude et altéré de vérité, je l’assurai que madame de Montesparre était sincère dans la pensée de son sacrifice.

— Prononcez-vous donc librement, madame la comtesse, lui dis-je, et ne craignez pas de me dire vos intentions.

Elle gardait le silence ; elle s’arrêta et parut réfléchir profondément. Une étrange impatience me gagnait. J’allais insister, elle mit la main sur mon bras et me dit à voix basse :

— Écoutez ! on parle à vingt pas de nous, et c’est la voix de Gaston !

En effet, Gaston était sur le sentier où nous allions le croiser. Il n’était pas seul, une douce voix, celle de Charlotte, répondait à la sienne. Les deux amoureux allaient ensemble au Refuge par le sentier découvert. Ils semblaient arrêtés, et, en nous arrêtant nous-mêmes, en écoutant avec attention, nous saisissions leurs paroles dans l’air sonore et pur.

— Non, disait Charlotte, je n’irai pas plus loin. Si j’entendais M. Alphonse te dire non, je n’aurais pas le courage d’être fière, je pleurerais trop, je lui paraîtrais lâche.

— Il ne dira pas non, répondit Espérance. Je ne dépends que de ma mère ; elle dira oui.

— Tu ne sais pas ! Si elle disait non ! j’aimerais mieux mourir que de te voir fâché avec ta mère…

La réponse nous échappa, car ils se rapprochèrent en parlant, et nous nous étions rangés du sentier en nous dissimulant dans les roches éparses. Charlotte passa si près de la comtesse que celle-ci ne put résister au mouvement de son cœur. Elle étendit les bras, saisit le cou de la jeune fille et l’embrassa au front. Charlotte, effrayée par cette ombre noire, se jeta dans les bras de Gaston, qui s’écria :

— N’aie pas peur, c’est ma mère !

La comtesse avait déjà disparu.

— Ah ! dit Charlotte, et je ne la vois pas ! Où est-elle ? Je veux la voir !

— Jamais ! répondit Espérance avec force. Aime-la sans la connaître ! Elle consent, viens. Ma mère,… je ne vous vois pas non plus ; soyez bénie, je vous adore !

Il entraîna sa fiancée, et madame de Flamarande, vivement émue, prit mon bras pour rentrer.

— Ah ! madame, lui dis-je, que vous êtes impétueuse et spontanée ! Je m’explique le caractère de Roger.

— Ne me grondez pas, bon Charles, répondit-elle avec une douceur pénétrante, je n’ai pas toujours ma tête. Que voulez-vous ! j’ai tant souffert dans ma vie ; on a tant abusé avec moi du premier mouvement ! Il y a des étonnements, des indignations, qui ébranlent la raison… Aussi, quand l’occasion de réparer se présente, l’occasion de donner de la joie à ceux que l’on a voulu briser,… non, non, je ne peux pas la laisser échapper !

— Vous ne craignez pas que Charlotte ne devine qui vous êtes ? Quelques jours de patience et sachant la comtesse partie, elle n’eût pas deviné la mère inconnue.

— Si Charlotte devine, elle se taira. Ne me mettez pas en méfiance de ceux que j’aime !

Je la reconduisis jusqu’à son appartement, et je retournai auprès de Roger, qui dormait profondément.