Les Deux Amiraux/Chapitre XXXI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 20p. 424-441).



CHAPITRE XXXI.


Ils allèrent prendre le roi enterré qui reposait dans cet ancien temple ; car il devait être armé le jour de la bataille pour délivrer l’Espagne avec eux. — Les trompettes sonnèrent alors la marche, et quand le soleil fut à moitié de sa course, les Maures n’étaient plus que de la poussière sur la plaine de Tolosa.
Mistress Hemans.



Il ne nous reste qu’à tracer une esquisse rapide du sort de nos principaux personnages et du petit nombre d’incidents qui ont un rapport direct aux événements que nous venons de décrire. La mort de Bluewater fut annoncée à toute l’escadre au lever du soleil en amenant son pavillon du mât d’artimon du César. Celui du vice-amiral fut amené en même temps ; mais il reparut la minute d’après au mât de misaine du Plantagenet, tandis que le petit symbole bleu du rang du défunt ne fut jamais plus hissé en son honneur. On l’étendit à midi sur son cercueil, qui fut placé, comme il l’avait désiré, dans la batterie basse du César, et plus d’une fois pendant cette journée, quelque vieux marin s’en servit pour essuyer une larme qui tombait de ses yeux.

Dans l’après-midi du jour qui suivit la mort d’un de nos héros, le vent passa l’ouest et tous les vaisseaux levèrent l’ancre et firent route vers Plymouth. Ceux qui avaient souffert les plus graves avaries étaient alors en état de porter plus ou moins de voiles, et un étranger qui aurait vu cette ligne mélancolique doubler le Start, aurait cru que c’était une escadre battue qui rentrait dans le port. Le seul signe de triomphe qu’on pût voir était le pavillon anglais qui flottait au-dessus du pavillon blanc sur chacune des prises ; et quand tous les bâtiments eurent jeté l’ancre, le même air de tristesse régnait parmi ces marins victorieux. Le cercueil fut débarqué avec toutes les formes d’usage ; mais le cortège de guerriers qui le suivait se distinguait par une gravité qui n’avait pas l’aspect ordinaire d’une vaine cérémonie. Plusieurs des capitaines, et particulièrement Greenly, avaient vu avec surprise les manœuvres de Bluewater, et le dernier n’avait pas même été tout à fait sans mécontentement. Mais la conduite subséquente du contre-amiral avait complètement effacé ces impressions, et n’avait laissé que le souvenir de son brillant courage, et de l’ordre admirable dans lequel il avait amené ses vaisseaux, ce qui avait changé la fortune d’un combat presque désespéré. Ceux qui réfléchirent plus longtemps sur ce sujet, attribuèrent la singularité de la conduite du contre-amiral à des ordres privés, donnés par signaux télégraphiques, comme nous en avons fait mention.

Il est inutile de décrire les mouvements particuliers de l’escadre après son arrivée à Plymouth. Les vaisseaux furent radoubés, les prises incorporées dans la marine anglaise et, en temps convenable, tous se remirent en mer, en état, et désirant de rencontrer de nouveau l’ennemi. Ils suivirent la carrière ordinaire des croiseurs anglais de ce siècle. Mais comme les vaisseaux sont dans cette histoire nos principaux personnages, ce ne sera peut-être pas un hors-d’œuvre de jeter un coup d’œil sur leur fortune respective et celle de leurs capitaines. Sir Gervais usa complétement le Plantagenet, qui fut vendu pour être dépecé trois ans plus tard, après avoir porté pendant plus de deux ans un pavillon bleu à son grand mât ; et le capitaine Greenly, après avoir été élevé au grade de contre-amiral de l’escadre rouge, mourut de la fièvre jaune dans l’île de la Barbade. Le César, qui était encore alors commandé par Stowel, coula à fond pendant une croisière d’hiver dans la Baltique ; et périt corps et biens, désastre par suite duquel le capitaine fut débarrassé pour toujours de sa femme. Le Foudroyant prit part à un grand nombre de combats, et Foley, son capitaine, mourut trente ans après, contre-amiral d’Angleterre, et vice-amiral de l’escadre rouge. Parker resta capitaine du Carnatique jusqu’au moment où il obtint le droit de hisser un pavillon bleu à son mât d’artimon ; mais ce pavillon n’y resta hissé qu’un seul jour et uniquement pour la forme, après quoi le contre-amiral et le vaisseau furent mis à la retraite, comme trop vieux pour un service actif. Il faut pourtant ajouter que Parker reçut du roi l’ordre de la chevalerie à bord de son propre vaisseau, circonstance qui entoura d’une brillante auréole de gloire, à la fin, de sa carrière, la tête d’un homme dont les premiers pas avaient été si humbles, et dont cette fin heureuse était plus qu’égale à son attente. Par opposition à ce tableau, nous pouvons dire ici que sir Gervais refusa pour la troisième fois le titre de vicomte Bowldero, par suite d’idées diamétralement contraires à celles du vieux Parker. Sûr de sa situation, dans le monde, et se souciant fort peu de politique, il regardait son élévation à la pairie avec une indifférence, qui était une conséquence assez naturelle de sa naissance, de sa fortune et de son caractère. En cette occasion, c’était après une autre victoire, George II fit lui-même allusion à ce refus, en lui disant que le succès qu’il avait obtenu, et qui est le sujet de cette histoire, n’avait jamais été récompensé. Alors le vieux marin laissa échapper le secret du motif qui lui faisait refuser si opiniâtrement un honneur qu’on aurait pu supposer qu’il aurait accepté avec la même indifférence qu’il le refusait : — Sire, répondit-il, je suis très-reconnaissant de la faveur que Votre Majesté voulait bien m’accorder ; mais je ne puis jamais consentir à recevoir des lettres patentes de noblesse qui paraîtraient toujours à mes yeux scellées du sang de mon plus ancien et de mon meilleur ami. — Cette réponse ne fut pas oubliée, et la même offre ne fut jamais renouvelée.

Le destin du Blenheim est un de ces blancs pénibles qui se trouvent quelquefois dans l’histoire de la marine. Il fit voile seul pour la Méditerranée ; mais après qu’il eut renvoyé son pilote, on n’en eut jamais aucune nouvelle. Cela n’arriva pourtant que quelque temps après que le capitaine Sterling eut été tué sur son pont, dans un combat livre par le vice-amiral, Oakes. L’Achille se laissa entraîner à la dérive trop près de quelques fortes batteries françaises, et après avoir perdu tous ses mâts, il fut obligé d’amener son pavillon. Son courage et son titre de comte mirent lord Morganic à l’abri de la censure ; mais, ayant obtenu la permission d’aller à Paris avant d’avoir été échangé, il y épousa une danseuse célèbre, et cet esquif lui donna tant d’occupation, que, sans quitter sa profession, il y renonça par le fait, ce qui n’empêcha pas que son nom ne figurât sur la liste de la marine anglaise comme vice-amiral de l’escadre bleue quand il mourut. Le Warspite et le capitaine Goodfellow moururent tous deux de leur belle mort, l’un comme bâtiment chargé du dépôt des approvisionnements dans un port ; l’autre, comme contre-amiral de l’escadre blanche. Le Douvres fit naufrage en voulant doubler Scilly pendant un ouragan, et le capitaine Drinkwater fut noyé avec la moitié de son équipage. L’York rendit encore de bons services avant d’arriver à sa fin ; mais il reçut de si fortes avaries dans une action générale, qu’on fut obligé de l’abandonner et d’y mettre le feu. Dans la première croisière qu’il fit après cet événement, son capitaine tomba à la mer et se noya. L’Élisabeth pourrit dans le Medway, comme vaisseau de garde, et le capitaine Blakely se retira du service avec un bras de moins et le titre de contre-amiral. Le Dublin laissa ses os dans l’anse de Cork, ayant été condamné après avoir passé un hiver très-rigoureux sur les côtes du Nord ; et le capitaine O’Neill fut tué en duel, après la paix, par un officier français qui avait dit qu’il avait pris la fuite avec son vaisseau devant deux frégates commandées par le Chevalier. La Chloé fut prise par une escadre ennemie dans la guerre suivante ; mais le capitaine Denham fit son chemin jusqu’à hisser un pavillon blanc à son grand mât, et à obtenir une pairie. Le Druide fit naufrage ce même été en courant sur la terre dans une chasse près de Bordeaux, et Blewet ne regagna jamais dans sa profession le terrain qu’il avait perdu en cette occasion. Quant aux sloops et aux cutters, ils devinrent ce que deviennent tous les petits croiseurs, et leurs commandants inconnus partagèrent le sort ordinaire des marins.

Wycherly resta à Wychecombe-Hall jusqu’après l’enterrement de son oncle, où il figura comme son plus proche parent, à l’aide de l’influence de sir Reginald et de la connaissance qu’avait celui-ci des intrigues de Tom. L’affaire de la succession ne lui donna pas beaucoup d’embarras. Tom ayant découvert que l’illégitimité de sa naissance était connue, et voyant qu’il serait inutile d’entrer en contestation avec un antagoniste comme sir Reginald, qui connaissait les faits aussi bien que les lois, renonça à toutes ses prétentions au domaine et au titre. À compter de ce moment, personne n’entendit plus parler des legs qu’il avait promis de payer. Il reçut les vingt mille livres qui étaient placées dans les fonds publics, et le peu de mobilier dont le défunt avait le droit de disposer ; mais il n’en jouit pas longtemps, car il mourut en quelques semaines d’une fièvre maligne, dans le cours de l’automne suivant. N’ayant pas fait de testament, sa succession tomba en déshérence ; mais la libéralité du gouvernement la rendit à ses deux frères, par considération pour les les longs services du baron Wychecombe. On se rappellera qu’ils étaient les seuls qui eussent dans leurs veines le sang de cette famille : c’était disposer des économies faites par le baronnet et le juge d’une manière conforme aux règles de la justice morale.

Wycherly parut aussi, avec sir Gervais Oakes, en tête du cortège nombreux qui accompagna le corps du contre-amiral Bluewater à sa dernière demeure. Ses funérailles eurent lieu dans l’abbaye de Westminster et eurent un caractère public. Les équipages des membres de la famille royale à qui les lois de l’étiquette de la cour ne le défendaient pas suivirent le cortège funèbre, et quelques personnages de cette famille que le défunt regardait comme ayant usurpé le trône assistèrent incognito à ses obsèques. Mais ce n’était après tout qu’une des nombreuses illusions que la grande mascarade de la vie offre constamment aux regards du monde.

On éprouva peu de difficulté pour établir les droits de Mildred à être considérée comme fille du colonel Bluewater et d’Agnès Hedworth. Lord Bluewater fut bientôt convaincu, et comme il se souciait fort peu de la succession de son parent, qu’il n’avait jamais ni désirée ni attendue, la meilleure intelligence régna entre lui et les nouveaux époux. On n’obtint pas si facilement le même succès avec la duchesse de Glamorgan : son esprit s’était trop imbu des idées d’un haut rang pour voir avec plaisir une nièce qui avait été élevée comme fille d’un master de la marine. Elle fit donc bien des objections, quoiqu’elle avouât qu’elle avait été confidente de rattachement de sa sœur pour le colonel Bluewater. Son second fils, Geoffrey, fit plus que tous les autres ensemble pour dissiper ses scrupules, et quand sir Gervais Oakes se rendit lui-même chez elle pour l’engager à examiner les preuves, elle sentit qu’elle ne pouvait s’y refuser. Elle avait l’esprit aussi juste qu’impartial ; elle trouva irrésistibles les preuves qui lui furent soumises, et elle céda sans balancer aux sentiments de la nature. Wycherly avait été infatigable à établir les droits de sa femme, et il y avait même attaché plus d’importance qu’aux siens. D’après l’avis du vice-amiral, ou pour mieux dire de l’amiral de l’escadre blanche, promotion qu’il venait d’obtenir, il avait consenti à l’accompagner à Glamorgan-Park dans cette visite, et il attendait dans un village voisin que sir Gervais lui fît savoir si sa présence serait agréable à la duchesse.

— Si ma nièce a des manières à moitié aussi prévenantes que mon neveu, dit la duchesse en appuyant sur ce dernier mot quand le jeune Virginien lui eut été présenté, rien ne pourra m’être plus agréable, sir Gervais, que cette nouvelle liaison ; il me tarde maintenant de voir ma nièce. La vue de sir Wycherly me prépare à trouver en elle une jeune femme d’un mérite peu commun.

— Je vous réponds sur ma vie, duchesse, qu’il n’a pas élevé trop haut votre attente. La pauvre femme demeure encore avec sa mère putative mais il est temps, Wychecombe, que vous réclamiez votre épouse.

— Je m’attends à la trouver avec sa mère à Wychecombe-Hall à mon retour, sir Gervais. Cela a été arrangé ainsi entre nous avant mon départ. La triste cérémonie dont nous avions à nous occuper ne convenait pas à l’installation de la nouvelle maîtresse de la maison, et nous l’avons remise à un moment plus opportun.

— Que ce soit ici que lady Wychecombe rende sa première visite, dit la duchesse. Je ne le demande pas comme ayant quelques droits à son respect, sir Wycherly ; mais comme désirant obtenir son affection. Je n’ai jamais eu d’autre sœur que sa mère, et la fille d’une sœur unique doit toujours être bien chère.

Il aurait été impossible à la duchesse d’en dire autant avant qu’elle eût vu le jeune Virginien ; mais elle l’avait trouvé si différent de ce qu’elle se l’était figuré, qu’elle avait une forte espérance qu’il en serait de même de sa nièce.

— Wycherly retourna à Wychecombe-Hall, après cette courte visite à la tante de Mildred, et il y trouva son aimable épouse en possession paisible de la maison, avec celle qui lui avait servi de mère. Dutton était resté à la station ; car il avait assez de sagacité pour sentir qu’il pouvait ne pas être vu avec plaisir, et qu’il ferait bien d’agir avec une réserve prudente. Mais Wycherly avait trop de respect pour l’excellente femme du master, pour ne pas avoir, en toute occasion, tous les égards possibles pour sa sensibilité, et son mari fut invité à venir rejoindre sa femme à Wychecombe-Hall. La bassesse et la brutalité réunies, comme elles l’étaient chez Dutton, ne se laissent pas souvent retenir par la honte, et il accepta l’invitation sans hésiter, dans l’espoir qu’après tout le mariage de Mildred avec un riche baronnet lui procurerait autant d’avantages que si elle eût été sa fille.

Après avoir passé quelques semaines a Wychecombe-Hall dans le sein d’un bonheur tranquille, Wycherly pensa qu’il devait conduire sa femme à Glamorgan-Park pour qu’elle y fît connaissance avec les proches parents qu’elle y avait. Mistress Dutton les y accompagna mais Dutton, qui n’avait aucun intérêt à prendre à des scènes de ce genre, fut laissé à la station, sous prétexte des fonctions qu’il avait à y remplir. Ce serait peindre la duchesse trop en beau que de dire qu’elle apprit l’arrivée de sa nièce sans craindre de ne pas la trouver ressemblante au portrait qu’on lui en avait fait ; mais la première vue de Mildred rendit complètement l’ascendant à ses sentiments naturels. La ressemblance de sa nièce avec sa sœur était si frappante, qu’un cri perçant lui échappa, et, fondant en larmes, elle serra contre son cœur la jeune femme tremblante. Tel fut le commencement d’une intimité qui ne fut pourtant pas de longue durée, la duchesse étant morte deux ans après.

Wycherly resta dans la marine anglaise jusqu’à la paix d’Aix-la-Chapelle, et alors il quitta le service pour toujours. Son attachement pour son pays natal le fit retourner en Virginie, où il avait tous ses plus proches parents, et où son cœur trouva qu’il ne lui manquait rien, quand il vit à son côté Mildred et ses enfants. Les souvenirs et les habitudes de sa jeunesse avaient sur lui plus d’empire que toutes les traditions du passé. Il fit construire une maison spacieuse sur le domaine dont il avait hérité de son père, et il y passait tout son temps, laissant celui de Wychecombe-Hall aux soins d’un intendant. Par suite des améliorations qu’il fit à son domaine de Virginie, il le rendit bientôt plus productif que celui qu’il possédait en Angleterre, et son intérêt seul lui aurait conseillé le choix qu’il avait fait. Nulle considération pécuniaire ne l’y avait pourtant déterminé ; il préférait véritablement l’aisance gracieuse et courtoise qui caractérisait la société à Jame’s River. Dans ce siècle les habitants de ce pays étaient également éloignés de la gaieté grossière et bruyante des squires anglais de campagne, et du ton formel et glacial du grand monde de la capitale. Il faut ajouter que sa susceptibilité découvrit bientôt qu’il était regardé dans la mère-patrie comme une sorte d’intrus ; on n’y parlait de lui que sous le nom du propriétaire américain, et ses tenanciers eux-mêmes ne le désignaient pas autrement. Il ne se trouvait donc pas réellement chez lui dans le pays pour lequel il avait combattu et versé son sang. En Angleterre, son rang comme baronnet ne suffisait pas pour l’indemniser de ces petits désagréments, au lieu qu’en Virginie il lui donnait une sorte d’éclat qui avait quelque chose d’agréable pour une des principales faiblesses de la nature humaine. Dans la mère-patrie, il n’avait aucun espoir de devenir conseiller privé tandis que, dans sa colonie natale, son rang et sa fortune le placèrent presque naturellement dans le conseil du gouverneur. En un mot, Wycherly trouva que la plupart des considérations mondaines qui influent ordinairement sur l’esprit des hommes dans le choix de leur résidence, militaient en faveur de la Virginie, quoique pour le faire il eût consulté son goût et ses sentiments plus que toute autre chose. Son esprit s’était imbu de bonne heure d’une partialité favorable aux usages et aux opinions des colons parmi lesquels il avait reçu ses premières impressions, et il la conserva jusqu’à sa mort.

Mildred, en vraie femme, trouva son bonheur avec son mari et ses enfants. Elle n’en eut que trois, un fils et deux filles ; celles-ci furent confiées de bonne heure aux soins de mistress Dutton. Cette excellente femme resta à Wychecombe avec son mari jusqu’à la mort de celui-ci, dont la fin de la carrière fut exempte de ces scènes de brutalité qui avaient rendu sa femme si malheureuse pendant une grande partie de sa vie. Il avait assez de bon sens pour sentir que c’était à elle qu’il devait l’aisance dont il jouissait alors grâce à ta libéralité de Wycherly ; et la crainte de la perdre était un frein qui retenait une grossièreté qui avait pris naissance dans l’habitude de l’ivresse. Il ne survécut pourtant que quatre ans au départ de Wycherly et de Mildred, et, après sa mort, sa veuve partit sur-le-champ pour aller les rejoindre en Amérique.

Ce serait substituer un tableau d’imagination à celui de la vérité, si nous disions que lady Wychecombe et mistress Dutton n’accordèrent jamais un regret au pays où elles avaient reçu le jour. On ne doit pas attendre même d’un Esquimau cette abnégation de sentiments, d’habitudes et de préjugés. Elles faisaient de temps en temps dès observations critiques sur le climat de la Virginie, à la grande surprise de Wycherly, qui regardait celui de l’Angleterre comme le pire de tout l’univers sur les fruits, les domestiques, les routes, et la difficulté de se procurer divers objets d’agrément auxquels elles étaient habituées. Mais comme elles faisaient ces remarques avec gaieté et d’un ton de plaisanterie, plutôt qu’avec aigreur et en ayant l’air de se plaindre, il n’en résultait jamais aucune scène désagréable. Comme ils faisaient tous trois de temps en temps un voyage en Angleterre, où le soin de son domaine et la nécessité de régler ses comptes avec son intendant, obligeaient Wycherly d’aller environ, une fois tous les cinq ans, les deux dames finirent par renoncer à leurs innocents sarcasmes sur le climat et les fruits de l’Amérique. Au bout de quelques années, elles en vinrent même à préférer le service négligé et insouciant, mais cordial, des nègres, au maniérisme formel des domestiques anglais, quelque entendus que fussent ceux-ci à remplir leurs fonctions. Il n’y a pas de plus grande méprise que de supposer qu’un voyageur qui traverse une seule fois un pays quelconque, la tête remplie du sien, et avec des idées probablement provinciales, soit en état de décrire avec jugement et impartialité même les usages dont il est témoin oculaire. Ces deux dames, avec le temps, découvrirent cette vérité, et en rendant plus justes leurs remarques critiques, cette découverte les rendit elles-mêmes plus tolérantes. Au total, on n’aurait pu trouver dans tout l’empire britannique que bien peu de familles plus heureuses que celle de Wycherly Wychecombe, qui conservait son affection mâle et protectrice pour tout ce qui dépendait de lui, tandis que sa femme, devenue matrone, et aussi belle alors qu’elle avait été attrayante dans sa jeunesse, lui était attachée avec la tendresse d’une femme, et la ténacité de la vigne appuyée sur le chêne.

Il est inutile de s’étendre sur le résultat de l’insurrection en Écosse. Tout le monde connaît l’histoire des succès que le Chevalier obtint pendant la première année qui suivit son débarquement en ce pays, et de l’échec qui donna le coup de mort à Culloden à toutes les espérances de sa famille. Sir Reginald Wychecombe, comme des centaines d’autres, joua son rôle assez adroitement pour éviter de se compromettre et vécut et mourut suspect de prédilection pour les Stuarts, mais en échappant aux confiscations et aux proscriptions. Il entretint jusqu’à sa mort des relations amicales avec sir Wycherly ; comme chef de sa maison, se chargeant même de surveiller ses intérêts dans son domaine pendant son absence, et montrant jusqu’au dernier moment une probité scrupuleuse en affaires pécuniaires, mêlée à un esprit, d’intrigue et de manœuvres en tout ce qui concernait la politique et la succession à la couronne. Sir Reginald vécut assez longtemps pour voir les espérances des jacobites complétement détruites, et le trône de son pays occupé par un prince né en Angleterre.

Il faut maintenant que le lecteur se figure que bien des années se sont écoulées depuis les derniers événements que nous venons de rapporter. Le temps avait marché de son pas ordinaire et infatigable, et la plus grande partie d’une génération avait été rejoindre ses pères. Trois lustres s’étaient passés depuis que George II était sur le trône ; la plupart de ceux qui avaient été les acteurs les plus importants dans le soulèvement de 1745 étaient morts, et l’oubli couvrait déjà les noms du plus grand nombre d’entre eux ; mais chaque siècle a ses événements et ses changements. Ces colonies américaines, dont l’esprit, en 1745, était si loyal et si dévoué à la maison de Hanovre, dans la croyance que la liberté politique et religieuse dépendait de son maintien sur le trône, s’étaient révoltées contre la suprématie du parlement britannique. L’Amérique avait déjà pris les armes contre la mère-patrie, et la veille du jour où se passa la petite scène qu’il nous reste à rapporter, on avait reçu à Londres la nouvelle de la bataille de Bunker-Hill. Quoique la gazette et l’orgueil national eussent cherché à diminuer l’importance de ce combat remarquable, en exagérant le nombre des colons qui y avaient pris part et en diminuant la perte essuyée par les troupes royales, l’impression produite par cette défaite surpassa, dit-on, tout ce qu’on avait vu dans ce siècle. C’était alors une opinion générale en Angleterre, opinion que partageait toute l’Europe, et qui a même encore des partisans de notre temps, que tous les animaux du nouveau continent, sans en excepter l’homme, avaient au physique moins de courage et de force que ceux de l’ancien ; et la surprise des ignorants se mêla aux pressentiments fâcheux des hommes instruits et intelligents, quand on sut qu’un corps de colons mal armés avait osé livrer un combat sanglant à deux fois leur nombre de troupes régulières, et avait remporté la victoire, quoique sous les canons et les batteries de vaisseaux de la marine royale. On ne parlait pas d’autre chose dans Londres, et la crainte de l’avenir remplissait de sombres idées le monde politique.

Dans la matinée du jour qui suivit l’arrivée de cette nouvelle, les portes de l’abbaye de Westminster étaient ouvertes aux curieux, suivant l’usage. Différentes compagnies étaient éparses dans les ailes et dans les chapelles de l’église. Ici on lisait les inscriptions gravées sur les tablettes de marbre qui couvraient les tombes de ces hommes qui s’illustrent en illustrant leur pays ; là on déchiffrait les noms de princes qui devaient leur importance, soit aux trônes qu’ils avaient occupés, soit aux alliances qu’ils avaient contractées ; ailleurs on admirait les monuments splendides élevés, soit pour faire connaître des noms généralement ignorés, soit pour perpétuer la mémoire de héros et d’hommes d’état justement célèbres. La beauté du temps avait amené une compagnie plus nombreuse que de coutume, et six équipages au moins attendaient leurs maîtres dans Palace-Yard. Parmi ce nombre, il s’en trouvait un dont les portières étaient décorées d’une couronne ducale, et il ne manquait pas d’attirer cette attention qu’on accorde au rang en Angleterre plus que partout ailleurs. Bien des piétons, voyant cet équipage vide, aussi bien que tous les autres, se félicitèrent en entrant dans ce vénérable édifice de ce qu’ils allaient avoir la vue d’un duc ou d’une duchesse, indépendamment de toutes les belles choses qu’ils venaient voir, sans avoir rien à payer de plus pour ce spectacle additionnel.

Tous ceux qui arrivaient à pied ne sentirent pourtant pas l’influence d’un sentiment si vulgaire ; car un groupe de cinq personnes entra dans l’abbaye sans avoir jeté un seul regard sur ce rassemblement de voitures, les plus âgées étant trop habituées à de pareils spectacles pour y donner une pensée, et les plus jeunes étant trop occupées de ce qu’elles allaient voir pour penser à aucune autre chose. Ce groupe se composait de cinq personnes : un bel homme d’une cinquantaine d’années ; une dame, plus jeune de trois ou quatre, parfaitement bien conservée, et encore très attrayante ; un jeune homme de vingt-six ans, et deux jeunes et jolies personnes qu’on aurait prises pour des sœurs jumelles, quoique l’une eût vingt et un ans, et l’autre seulement dix-neuf. C’étaient sir Wycherly et lady Wychecombe Wycherly, leur fils unique, qui venait de finir un voyage de cinq ans sur le continent européen, et Mildred et Agnès, leurs filles. Le reste de la famille était arrivé à Londres depuis quinze jours pour y retrouver le fils à la fin de son grand voyage, et retourner avec lui en Amérique. Cette réunion fut une scène de tendresse et de bonheur, quoique lady Wychecombe trouvât à reprocher à son fils quelques traits innocents d’affectation étrangère, et que le baronnet lui-même ne pût s’empêcher de sourire des fragments de français, d’italien et d’allemand que le jeune homme mêlait assez naturellement à sa conversation. Rien de tout cela ne jeta pourtant le moindre nuage sur leur réunion, car cette famille avait toujours été unie par les nœuds d’une entière confiance et d’une affection sans bornes.

— Cet endroit a pour moi quelque chose de solennel, dit sir Wycherly en entrant dans ce qu’on appelle Poet’s Corner[1]. C’est ici qu’un esprit ordinaire doit inévitablement sentir son néant. Mais accomplissons d’abord notre pèlerinage, et nous reviendrons ensuite lire ces inscriptions remarquables. Le monument que nous cherchons est dans une chapelle de l’autre côté de l’église, près des grandes portes, et il ne s’y en trouvait aucun autre la dernière fois que je l’ai vu.

À ces mots, ils se remirent en marche, les deux aimables sœurs tournant de temps en temps la tête en arrière pour admirer les merveilles qui les entouraient, tandis que leur frère, placé entre elles leur donnait le bras.

— N’est-ce pas un édifice extraordinaire, Wycherly ? demanda Agnès, la plus jeune des deux ; le monde entier pourrait-il en faire un semblable ?

Cette question sent Jame’s River, répondit le jeune homme en souriant. Si vous aviez vu la cathédrale de Rouen, celle de Reims, celle d’Anvers, et même celle d’York dans ce bon royaume, cette vieille abbaye n’aurait qu’à se vanter de ses pierres funéraires et de ses grands noms. — Mais sir Wycherly s’arrête ; il faut qu’il voie ce qu’il appelle son attérage.

Sir Wycherly s’était réellement arrêté. Il venait d’arriver au haut du chœur, d’où il pouvait voir l’intérieur de la chapelle vers laquelle il marchait. Elle ne contenait encore qu’un seul monument, qui était orné d’une ancre et d’autres emblèmes nautiques. Même de cette distance on pouvait lire les mots « richard bluewater, contre-amiral de l’escadre blanche. » Mais le baronnet s’était arrêté tout à coup en voyant trois personnes entrer dans la chapelle où il désirait être seul avec sa famille. C’était un vieillard marchant d’un pas chancelant, d’autant plus qu’il s’appuyait sur le bras d’un domestique presque aussi âgé que lui, et un homme de moyen âge, ayant une grande taille et un air imposant, qui réglait patiemment sa marche sur celle des deux autres qu’il suivait. Deux ou trois hommes, au service de l’abbaye, accompagnaient ce groupe à quelque distance avec un air de respect et de curiosité, mais il leur avait été enjoint de ne pas entrer dans la chapelle.

— Ce doit être quelques vieux officiers de marine, compagnons de mon pauvre oncle, dit lady Wychecombe, qui sont venus rendre visite à son tombeau. — Voyez ! ce vénérable vieillard porte encore le costume de marin.

— L’avez-vous, — pouvez-vous l’avoir — oublié, ma chère ? demanda sir Wycherly. C’est sir Gervais Oakes, l’orgueil de l’Angleterre. Il y a vingt-cinq ans que je ne l’ai vu, mais je l’ai reconnu du premier coup d’œil. Le domestique est le vieux Galleygo, son maître d’hôtel ; mais, quant au troisième, il m’est inconnu. Avançons. Nous ne pouvons être des intrus dans un tel endroit.

Sir Gervais ne fit aucune attention à l’arrivée de la famille Wychecombe. Il était évident, au manque d’expression de sa physionomie, que le temps et les fatigues du service avaient nui à ses facultés intellectuelles, quoique son physique ne s’en ressentît en rien, chose extraordinaire dans un homme de son âge et de sa profession. Il avait pourtant des lueurs de mémoire, et ses yeux brillaient d’une forte sensibilité, suivant les idées qui se présentaient tout à coup à son esprit. Une fois par an, le jour de l’anniversaire de l’enterrement de son ami, il venait rendre une visite à cette chapelle et on l’y avait conduit en ce moment, autant par habitude que sur son propre désir. On lui avait donné une chaise, et il était assis en face du monument, et ayant l’inscription en grosses lettres devant les yeux. Cependant il ne les regardait pas, mais il rendit avec politesse le salut que lui firent les étrangers. Son vieux domestique parut surpris, sinon mécontent, de voir des inconnus saluer ainsi son maître ; mais quand sir Wycherly lui eut dit qu’il était parent de l’homme en l’honneur duquel ce monument avait été élevé, il le salua avec un air de respect, et se retira derrière sir Gervais pour faire place aux dames.

— Voilà ce que vous voulez voir sir Gervais, dit Galleygo, secouant l’épaule de son maître pour tâcher d’éveiller ses souvenirs. Ces câbles, cette ancre et ce mât d’artimon sur lequel flotte un pavillon de contre-amiral, ont été placés dans cette vieille église en l’honneur de notre ami, l’amiral Bleu, qui est mort et enterré depuis bien des années.

— Amiral Bleu ! répéta sir Gervais d’un ton froid. Vous vous trompez, Galleygo. Je suis amiral de l’escadre blanche, et en outre amiral de la flotte. Je connais mon rang, Monsieur.

— Je sais cela aussi bien que vous, sir Gervais, et aussi bien que le premier lord de l’amirauté. Mais l’amiral Bleu était autrefois votre meilleur ami, et je ne suis pas du tout content de voir que vous l’avez oublié. — Par une de ces longues nuits vous m’oublierez aussi.

— Je vous demande pardon, Galleygo ; je ne le crois pas. Je me souviens du temps où vous étiez encore tout jeune.

— C’est bien ; mais vous pourriez aussi vous souvenir de l’amiral Bleu, si vous vouliez l’essayer. Je vous ai connus tous les deux quand vous n’étiez encore que midshipmen.

— Cette scène est bien pénible, dit l’étranger de moyen âge à sir Wycherly, avec un sourire mélancolique. Vous voyez ici un homme qui est sur le tombeau de son plus cher ami, et qui ne paraît pas même se souvenir que cet ami ait jamais existé. À quoi bon vivre longtemps, si quelques courtes années peuvent affaiblir à ce point notre mémoire !

— Est-il depuis longtemps dans cette situation ? demanda lady Wychecombe avec intérêt.

L’étranger tressaillit au son de sa voix. Il la regarda avec attention, la salua, et lui répondit enfin :

— Il y a cinq ans, Madame. Cependant la visite qu’il a faite ici l’année dernière avait un caractère moins pénible. Mais pouvons-nous compter nous-même sur notre mémoire ? Vos traits ne me sont certainement pas inconnus, et ces jeunes dames elles-mêmes…

— Geoffrey ! mon cher cousin Geoffrey ! s’écria lady Wychecombe en lui tendant les deux mains. C’est lui ! c’est le duc de Glamorgan, Wycherly !

Il ne fallut pas d’autre explication. La reconnaissance fut faite en un instant. Il y avait bien des années qu’ils ne s’étaient vus, et chacun d’eux avait passé l’époque de la vie où le plus grand changement s’opère dans les traits. Mais, dès que la glace fut rompue, des flots de souvenirs se présentèrent à eux. Le duc, ou Geoffrey Cleveland, comme nous aimons encore à l’appeler, embrassa sa cousine et ses deux filles avec une affection pleine de franchise, car son changement de condition n’avait rien changé aux habitudes de simplicité qu’il avait contractées dans la marine ; et il serra la main de sir Wycherly et de son fils avec la cordialité la plus aimable. Cette petite scène n’attira pas l’attention de sir Gervais, qui regardait le monument avec un air d’apathie.

— Galleygo, dit-il ; mais Galleygo s’était placé devant sir Wycherly, et lui offrait sa grande main, décharnée comme celle d’un squelette.

— Je vous reconnais, s’écria le maître d’hôtel en grimaçant ; je vous ai reconnu quand vous étiez encore au large dans l’église, mais je n’avais pu distinguer votre numéro. Eh bien, si cela ne rend pas les idées de sir Gervais plus nettes, et ne lui rappelle pas les anciens temps, je commencerai à croire que nous avons filé notre câble par le bout.

— Je lui parlerai, si vous le jugez à propos, duc, dit sir Wycherly.

— Galleygo, répéta sir Gervais, quel est l’imbécile qui a disposé ce câble ? Il a mis l’étalingure du mauvais côté.

— Oui, oui, sir Gervais, ce sont de grands ignorants que ces tailleurs de pierre, et ils ne se connaissent pas plus en vaisseaux que les vaisseaux ne les connaissent. — Mais voici le jeune sir Wycherly qui est venu pour vous voir. — Vous savez ? le neveu du vieux.

— Vous êtes le bienvenu à Bowldero, Monsieur. Ma maison est à peine digne de recevoir un hôte de votre mérite, mais telle qu’elle est, elle est à votre service. – Galleygo, comment m’avez-vous dit que Monsieur s’appelle ?

— Sir Wycherly Wychecombe, le jeune, car le vieux a coulé à fond la nuit que nous étions amarrés chez lui.

— J’espère, sir Gervais, que le temps ne m’a pas entièrement effacé de votre souvenir ; je regretterais beaucoup de le croire. Vous devez vous rappeler aussi mon pauvre oncle, qui est mort d’apoplexie en votre présence.

— Ah ! nullus, nulla, nullum. – C’est du bon latin, eh, duc ? nullius, nullius, nullius. — Ma mémoire est excellente, Messieurs. Nominatif, penna, génitif, pennœ, etc.

— Puisque vous manœuvrez votre latin, sir Gervais, je voudrais bien savoir si vous pourriez nous dire quelle est la différence d’un nœud à demi-clef à un nœud de tisserand ?

— C’est une question extraordinaire à faire à un vieux marin, Galleygo.

— Eh bien, si vous vous souvenez de cela, pourquoi ne pouvez-vous pas vous souvenir aussi raisonnablement de votre ancien ami, l’amiral Bleu ?

— Amiral Bleu ! Je me souviens de plusieurs amiraux de l’escadre bleue. On aurait dû me nommer amiral de l’escadre bleue, duc. On m’a laissé assez longtemps contre-amiral.

— Vous avez été autrefois amiral de l’escadre bleue, et c’est assez pour qui que ce soit, s’écria Galleygo avec son ton positif. Il n’y a pas cinq minutes que vous disiez que vous connaissiez votre rang aussi bien que le secrétaire de l’amirauté. — Voilà pourtant comme il est toujours à élonger et filer une idée, Messieurs, jusqu’à ce qu’il ne sache plus ce qu’il a voulu faire.

— C’est ce qui n’est pas rare dans les hommes très-âgés, dit le duc ; ils se souviennent quelquefois de tout ce qui s’est passé dans leur jeunesse, et ils oublient les événements les plus récents. J’ai remarqué cette singularité dans notre vénérable ami, et je crois qu’il ne serait pas difficile de faire renaître dans son esprit le souvenir de l’amiral Bluewater, et même le vôtre, sir Wycherly. Laissez-moi en faire l’essai, Galleygo.

— Oui, lord Geoffrey, répondit le maître-d’hôtel, car il appelait toujours ainsi le duc, autrefois midshipman ; j’ose dire que vous êtes avec lui plus fort à la gouverne qu’aucun de nous. Ainsi je profiterai de cette occasion pour héler les enfants de sir Wycherly, et voir quelle espèce d’esquifs il a mis à flot pour la génération future.

— Sir Gervais, dit le duc, s’appuyant sur le dossier de la chaise du baronnet, voici sir Wycherly Wychecombe, qui a servi quelque temps avec nous comme lieutenant, quand vous étiez à bord du Plantagenet. J’espère que vous vous souvenez du Plantagenet, mon cher monsieur ?

— Des Plantagenets ? dit sir Gervais, oui, certainement, duc ; j’ai lu toute leur histoire dans ma première jeunesse : les Édouard, les Henri, les Richard…

À ce dernier nom il s’arrêta, et tous les muscles de son visage tressaillirent, car ce mot avait fait vibrer dans sa mémoire une corde qui était toujours sensible. Mais l’impression ne fut pas assez forte pour produire autre chose qu’une interruption dans son discours.

— Nous y voilà ! grommela Galleygo, qui était en face d’Agnès, occupé à la regarder à l’aide d’une paire de lunettes montées en argent, qui était un présent de son maître ; vous voyez qu’il a oublié le vieux Plantagenet, et il ne lui reste plus qu’à oublier son dîner. — Il est fort mal d’oublier un pareil vaisseau, sir Gervais.

— J’espère du moins que vous n’avez pas oublié Richard Bluewater, qui fut blessé à mort dans notre dernière action avec le comte de Vervillin ? continua le duc.

Un éclair d’intelligence sillonna les traits flétris et ridés du vieillard ; son œil brilla, et un sourire pénible se fit jour sur ses lèvres.

— Quoi, Dick ! s’écria-t-il avec plus de force dans la voix qu’il n’en avait encore montré. Dick ! eh ! duc, le bon, l’excellent Dick ! Nous avons été midshipmen ensemble, et je l’aimais comme mon frère.

— Je savais que vous l’aimiez, et à présent je suis sûr que vous vous rappelez la manière malheureuse dont il est mort.

— Dick est-il mort ? demanda l’amiral avec un air de stupéfaction.

— Merci du ciel, sir Gervais ! vous savez fort bien qu’il est mort, et que ce que vous êtes venu voir ici est son monument. Vous devez vous rappeler le vieux Plantagenet, et le comte de Vervillin, et la bonne salade que nous lui avons servie ?

— Pardonnez-moi, Galleygo ; mais il n’est pas besoin de parler avec tant de chaleur. Quand j’étais midshipman, les vieux officiers désapprouvaient toujours trop de chaleur dans les discours.

— Vous me faites perdre du terrain, dit le duc au maître-d’hôtel, en le regardant de façon à lui imposer silence. — N’est-il pas extraordinaire, sir Wycherly, que son esprit se reporte toujours aux scènes de sa jeunesse, et oublie toutes celles de sa vie postérieure ? — Oui sir Gervais, Dick est mort. Il a péri dans cette bataille où les Français vous mirent entre deux feux, et où vous aviez l’Éclair d’un côté et le Pluton de l’autre.

— Je m’en souviens ! s’écria sir Gervais d’une voix forte, son œil reprenant quelque chose du feu de la jeunesse ; oui, je m’en souviens. Nous avions l’Éclair par notre travers de tribord, et le Pluton un peu par notre bossoir de bâbord ; Bunting était monté sur la grande hune pour chercher à découvrir Bluewater. Mais non, ce n’était pas le pauvre Bunting, il avait été tué.

— C’était sir Wycherly Wychecombe, qui épousa ensuite Mildred Bluewater, nièce de Dick, qui monta sur les barres de perroquet, dit sir Wycherly lui-même, qui prenait à ce récit autant d’intérêt que l’amiral commençait à en montrer ; et il vint vous faire rapport de l’arrivée du Pluton.

— Oui, c’est cela. Que Dieu le protège ! C’était un jeune homme plein d’intelligence, et il épousa la nièce de Dick. Dieu veille sur l’un et sur l’autre ! Eh bien, Monsieur, vous êtes étranger à tout cela, mais l’histoire vous intéressera. Nous étions presque étouffés par la fumée, ayant un vaisseau à deux ponts qui nous travaillait par notre à tribord, et un autre qui nous envoyait des bordées par notre bossoir à bâbord ; nous n’avions plus un seul mât de hune, et une grêle de boulets tombait sur nous.

— Vous parlez comme un livre à présent, s’écria Galleygo brandissant sa canne en l’air et se promenant dans la petite chapelle d’un air de triomphe. C’est ainsi que les choses se sont passées ; j’en sais quelque chose, puisque j’y étais.

— Je suis sûr que je suis exact, dit sir Gervais.

— Exact ! Votre Honneur est plus exact qu’aucune des tables de loch de toute l’escadre. — Feu, sir Gervais ! feu de bâbord et de tribord !

— C’est ce que nous fîmes, continua le vieillard se levant d’un air majestueux, mais noble et gracieux, et respirant toute l’ardeur qui lui était naturelle. C’est ce que nous fîmes. Nous avions à droite de Vervillin, et Després à gauche, et la fumée nous étouffait. Bunting, — non, c’était le jeune Wychecombe qui était à mon côté, et il me dit, Monsieur, qu’un autre bâtiment français se glissait entre nous et le Pluton. À Dieu ne plaise ! pensai-je, car nous en avions déjà bien assez. Le voici qui arrive à travers la fumée, me dit-il, je le reconnais à son bout-dehors de clin foc. — C’est le vieux Romain, eh ! Wychecombe ? m’écriai-je, c’est le César ! Voilà Dick et le jeune Geoffrey Cleveland ; — il était de votre famille, duc. — Je vois Dick Bluewater, entre les apôtres, agitant son chapeau, hourra ! — Il est fidèle enfin, il est fidèle ; — hourra ! hourra !

La voix du vieux marin s’éleva comme le son bruyant d’un clairon, retentit sous toutes les arches de l’église de l’abbaye et fit tressaillir tous ceux qui s’y trouvaient, comme si une voix se fût élevée du fond des tombeaux. Sir Gervais lui-même parut surpris, et leva les yeux vers la voûte d’un air moitié égaré, moitié joyeux.

— Sommes-nous ici à Bowldero ou à Glamorgan-House, Milord duc ?

— Nous sommes dans l’abbaye de Westminster, amiral Oakes, sur le tombeau de votre ancien ami, le contre-amiral Richard Bluewater.

— Galleygo, aidez-moi à me mettre à genoux, dit le vieillard du ton d’un écolier qui vient d’être réprimandé. Le plus brave de nous doit s’agenouiller devant Dieu dans son temple. Pardon, Messieurs, je désire prier.

Le duc de Glamorgan et sir Wycherly Wychecombe aidèrent le vieillard à se mettre à genoux, et Galleygo, comme c’était sa coutume, s’agenouilla ensuite à côté de son maître, qui appuya sa tête sur l’épaule de son maître-d’hôtel. Ce spectacle touchant fit prendre à tous les autres la même attitude d’humilité, et Wycherly, Mildred, leurs enfants et le duc fléchirent les genoux et joignirent leurs prières à celle du vieux marin. Ils se relevèrent l’un après l’autre ; mais Galleygo et son maître restaient encore à genoux sur la pierre. Enfin Geoffrey Cleveland s’approcha d’eux, et avec l’aide de sir Wycherly, releva le vieillard et le replaça sur sa chaise. Il y resta immobile, un sourire calme sur ses lèvres, ses yeux ouverts, mais ternes, paraissant fixés sur le nom de son ami : il était mort. Il y avait eu une réaction qui avait arrêté subitement le cours du sang et de la vie dans son cœur.

Ainsi mourut sir Gervais Oakes, qui avait été un des plus braves marins anglais et que la victoire avait toujours accompagné. Après une longue vie, il offrit une preuve de l’insuffisance des succès qu’on obtient dans ce monde pour compléter la destinée de l’homme, ayant jusqu’à un certain point, survécu à ses facultés, et perdu le souvenir de tout ce qu’il avait fait et de tout ce qu’il avait mérité. Comme par dédommagement de cette défaillance de la nature, un éclair momentané fit briller à son souvenir, à l’instant de sa mort, une des scènes les plus frappantes de sa carrière, et le sentiment qui avait été le plus durable dans son cœur, pendant une vie que Dieu dans sa merci, lui permit de terminer dans un acte d’humble soumission à sa grandeur et à sa gloire.


fin des deux amiraux.

  1. Le coin des poëtes, ainsi nommé parce que les monuments élevés à la mémoire d’un grand nombre de poëtes anglais célèbres y sont rassemblés.