Les Deux Amiraux/Chapitre XXVII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 20p. 368-381).



CHAPITRE XXII.


Faut-il que tu sois mort, ô chef magnanime ! Dans ces jours si brillants de gloire, quand la joie du triomphe l’emporte tellement sur le chagrin, nous pouvons à peine pleurer les morts.
Mistress Hemans



Cette journée fertile en événements commença avec toute la gloire d’une matinée d’été. Le vent seul empêcha le lever du soleil d’être un des plus beaux de juillet, car il venait du nord-ouest ; il était encore vif ; et par conséquent froid pour la saison. Les lames amenées par le vent du sud-ouest avaient déjà fait place aux vagues régulières et peu inquiétantes de la nouvelle brise. Pour de grands bâtiments l’eau pouvait s’appeler une belle mer, quoique le Driver et l’Actif par leur roulis et leur tangage, et même les deux-ponts par le balancement de leurs mâts, montrassent que l’Océan était encore agité. Le vent paraissait devoir durer, et était ce que les marins appellent une brise à six nœuds.

Sous le vent, à la distance d’environ une lieue, les vaisseaux français étaient parfaitement rangés, en ordre si serré et en ligne si régulière, que les Anglais crurent généralement que M. de Vervillin avait fait ses dispositions pour recevoir, dans sa position présente, l’attaque à laquelle il s’attendait. Tous ses bâtiments avaient leurs grands huniers sur le mât, les perroquets étaient cargués, les écoutes de foc filées, et les basses voiles sur leurs cargues ; c’était là une belle voilure de combat, et les ennemis mêmes ne purent s’empêcher de l’admirer. Pour y ajouter encore, à l’instant où sir Gervais mettait le pied sur la dunette, tous les vaisseaux français déployèrent leurs pavillons, et l’Éclair tira un coup de canon au vent.

— C’est un noble défi, eh, Greenly ? s’écria le vice-amiral ; et venant de M. de Vervillin, il signifie quelque chose. Il désire prendre toute la journée ; mais, comme la moitié de ce temps nous suffira, nous laisserons laver les tasses auparavant. Bunting, faites les signaux pour que tous les vaisseaux mettent en panne, et que tous les équipages déjeunent le plus tôt possible. Que le vent ne change pas ! Greenly, qu’il ne change pas ! c’est tout ce qu’il nous faut.

Cinq minutes après, tandis que sir Gervais jetait les yeux sur le livre des signaux, les sifflets à bord du Plantagenet appelèrent l’équipage pour déjeuner, une heure au moins plus tôt que de coutume. Chacun s’y rendit avec une sorte de joie sombre, comprenant le motif d’un appel si peu ordinaire. On entendit bientôt après le même appel à bord des vaisseaux qui étaient en arrière, et un officier chargé de surveiller l’ennemi à l’aide d’une longue-vue, dit qu’il croyait que les Français déjeunaient aussi. L’ordre ayant été donné aux officiers d’employer de la même manière la demi-heure suivante, presque tout le monde se trouva bientôt occupé à prendre son repas du matin, et très-peu réfléchirent que ce repas pouvait être pour eux le dernier. Cependant sir Gervais éprouvait une inquiétude qu’il réussit à cacher, et qui était causée par la circonstance que les vaisseaux au vent n’augmentaient pas de voilure. Il s’abstint pourtant de faire aucun signal au contre-amiral à ce sujet, tant par égard pour son ami que par une vague appréhension de ce qui pourrait en être la suite. Tandis que l’équipage était à déjeuner, il regardait d’un air pensif le noble spectacle que l’ennemi présentait sous le vent, jetant de temps en temps un regard attentif sur la division qui se rangeait constamment plus au vent. Enfin Greenly vint lui-même faire rapport que l’équipage était retourné à son poste de combat. À cette annonce, sir Gervais tressaillit comme s’il fût sorti d’une rêverie, et sourit avant de parler. Nous ferons remarquer ici que, de même que la veille, on ne voyait plus en lui aucun symptôme d’agitation, et que son ton était naturellement doux et tranquille ; ce qui était pour tous ceux qui le connaissaient le signe d’une détermination bien prise d’en venir à un engagement.

— J’ai prié Galleygo, il y a une demi-heure, dit-il, de mettre ma petite table dans ma seconde chambre, Greenly, et vous partagerez mon déjeuner. Sir Wycherly en fera autant, et j’espère que ce ne sera pas la dernière fois que nous nous assiérons tous trois à la même table. Il est nécessaire aujourd’hui que tout soit en ordre de combat.

— C’est ce que je comprends, sir Gervais. Nous sommes prêts à commencer dès que vous nous en donnerez l’ordre.

— Attendons que Bunting revienne de son déjeuner. Ah ! le voici. Il trouvera tout prêt, car j’ai préparé le signal en son absence. — Hissez-le sur-le-champ, Bunting, car le jour avance.

En moins d’une minute, on voyait flotter le signal à la tête du grand mât du Plantagenet, et dans l’espace d’une autre, le signal fut répété par la Chloé, l’Actif et le Driver, qui étaient tous trois à la cape à un quart de mille au vent, chargés particulièrement de ce devoir entre plusieurs autres. Ce signal était si bien connu, qu’on n’ouvrit pas un seul livre des signaux dans toute l’escadre ; mais tous les vaisseaux y répondirent dès l’instant qu’ils purent voir les pavillons, et l’on entendit aussitôt sur toute la ligne appeler tout le monde pour faire branle-bas de combat.

Dès que cet ordre eut été donné à bord du Plantagenet, ce vaisseau devint une scène d’activité qui n’excluait pas l’ordre. Les gabiers étaient sur les vergues, occupés à bosser partout, à passer les manœuvres de combat, en mettant aux basses vergues les suspentes en chaînes. Pour empêcher les boulets de faire plus de mal qu’il n’était inévitable, les cloisons furent démontées, les coffres des matelots et tous les objets à usage personnel disparurent de la batterie basse, et les ponts furent dégagés de tout ce qui était portable et qui n’était pas nécessaire pour un combat. Un bon quart d’heure se passa ainsi, car on ne fit rien à la hâte, et comme ce n’était pas un moment de parade, il était nécessaire que l’ouvrage fût bien fait. Les officiers défendaient qu’on se pressât, et rien d’important ne fut annoncé comme terminé avant que l’un d’eux eût vérifié de ses propres yeux si rien n’avait été négligé. M. Bury, le premier lieutenant, monta ensuite lui-même sur la grande vergue pour voir de quelle manière elle avait été assujettie, et il envoya le maître d’équipage sur l’avant pour y faire une semblable inspection. C’étaient des précautions extraordinaires ; mais il avait circulé de bouche en bouche à bord du Plantagenet que sir Jarry avait l’air sérieux, et quand sir Jarry était dans cette humeur, on savait que la besogne de la journée serait sérieuse, si elle n’était longue.

— Votre déjeuner est prêt, sir Gervais, dit Galleygo, et comme on n’a rien laissé sur les ponts, il est possible que les mousses ne laissent rien dans les casseroles ; c’est pourquoi je viens vous demander quand je puis le servir ?

— Servez sur-le-champ, Galleygo, et dites aux Bowlderos d’être lestes et de nous attendre en bas. Venez, Greenly ; – suivez-nous, Wychecombe ; — nous sommes les derniers à déjeuner, ne soyons pas les derniers à notre poste.

— Le branle-bas de combat est fait, capitaine, dit Bury à Greenly, tandis qu’ils traversaient le gaillard d’arrière pour aller déjeuner.

— Fort bien, Bury quand on fera à la flotte le signal pour que chacun soit à son poste de combat, nous y obéirons comme les autres.

En parlant ainsi, Greenly leva les yeux sur le vice-amiral, comme pour lui demander ses intentions. Mais sir Gervais n’avait pas dessein de fatiguer inutilement son équipage. Il avait donné ses ordres à Bunting, et il descendit sans répondre à cette question muette, ni de vive voix ni par un signe. Les arrangements pour le déjeuner avaient été faits dans sa seconde chambre d’une manière aussi comfortable que si le déjeuner eût été servi dans sa propre maison. Ils s’assirent tous trois, et commencèrent leurs opérations de grand cœur. Le vice-amiral ordonna que les portes fussent ouvertes, et comme les mantelets des sabords étaient levés, de la place où il était, il pouvait voir au vent et sous le vent, un vaisseau du renfort qu’il attendait, aussi bien que l’ennemi. Les Bowlderos étaient en grande livrée, et montraient encore plus d’attention et d’activité que jamais. Leur poste pendant un combat, car personne ne reste oisif pendant le combat à bord d’un bâtiment de guerre, était sur la dunette. Ils étaient armés d’un mousquet, et étaient près de leur maître, dont ils portaient les couleurs, comme les vassaux d’un ancien baron sous la bannière de leur prince. Malgré la crise du moment, ils remplissaient leurs fonctions ordinaires avec la précision et la méthode du domestique anglais, sans omettre le moindre détail de leur service. Sur un sofa derrière la table était préparé un grand uniforme de vice-amiral. Suivant l’usage du temps, cet uniforme n’avait ni broderies ni épaulettes, mais il était décoré d’une étoile en brillants, emblème de l’ordre du Bain. Sir Gervais le portait toujours les jours de bataille, à moins que le temps ne rendît nécessaire un uniforme de tempête, comme il appelait un habit plus simple.

Le déjeuner se passa fort agréablement, et chacun y fit honneur comme si des événements très-importants n’allaient pas se passer. Comme il allait finir, sir Gervais se pencha en avant pour regarder par un des sabords au vent de la chambre, et une expression de plaisir brilla sur son visage.

— Ah ! s’écria-t-il, voilà enfin les signaux de Bluewater qui marchent.

— J’ai été fort surpris, sir Gervais, dit Greenly d’un ton un peu sec, quoique avec un air de grand respect, que vous n’ayez pas ordonné au contre-amiral d’augmenter de voilure. Son allure est celle d’un lourd wagon, et pourtant je ne puis croire qu’il prenne ces cinq vaisseaux pour des bâtiments français.

— Il ne se presse jamais, et il désire sans doute laisser à ses équipages le temps de déjeuner avant de s’approcher davantage. Je vous garantis que les ponts de tous ses vaisseaux ne sont pas en ce moment plus encombrés que la nef d’une église quand le dernier amen a été prononcé.

— Ce ne sera donc pas comme les églises de Virginie, sir Gervais, dit Wycherly en souriant, car, quand le service est terminé, elles servent à débiter et à écouter les nouvelles.

— Oui, c’est l’ancienne maxime, — priez d’abord et bavardez ensuite. — Eh bien, Bunting, que dit le contre-amiral ?

— En vérité, sir Gervais, je ne puis rien comprendre au signal, quoiqu’il soit facile de distinguer les pavillons. Voudriez-vous avoir la bonté de consulter vous-même le livre des signaux ? C’est le numéro cent quarante.

— Cent quarante ! cela doit avoir rapport à l’ancrage. Oui, voici l’explication : « Je ne puis jeter l’ancre, ayant perdu mes câbles. » — Qui diable lui a donné l’ordre de jeter l’ancre ?

— Précisément cela, sir Gervais. Il faut que l’officier chargé des signaux à bord du César ait fait quelque méprise dans les pavillons ; car, quoique la distance soit considérable, nos longues-vues sont assez bonnes pour qu’on puisse les distinguer.

— L’amiral Bluewater s’est peut-être servi des signaux télégraphiques privés, dit tranquillement Greenly.

À ces mots, le commandant en chef changea de couleur. Ses joues devinrent d’abord cramoisies et ensuite pâles, comme s’il eût éprouvé tout à coup quelque souffrance aiguë. Wycherly le remarqua, et demanda respectueusement au vice-amiral s’il se trouvait mal.

— Je vous remercie, jeune homme, répondit sir Gervais en souriant avec effort. Ce n’est rien. J’ai quelques anciennes blessures qui me font souffrir de temps en temps, et je crois que, lorsque j’en aurai le loisir, il faudra mettre sur le chantier mon vieux bâtiment pour que Magrath le radoube. — Monsieur Bunting, faites-moi le plaisir de monter sur le pont et de vous assurer, par un examen soigneux, si une courte flamme rouge n’est pas placée à dix ou douze pieds au-dessus du pavillon le plus haut. — Maintenant, Greenly, nous prendrons une autre tasse de thé ; rien ne nous presse encore.

Deux ou trois minutes se passèrent en silence, et alors Bunting vint annoncer que la flamme rouge était à sa place, fait qu’il avait totalement oublié lors de sa première observation, ayant confondu cette petite flamme avec la flamme ordinaire des bâtiments de guerre. Cette courte flamme rouge annonçait qu’il s’agissait d’une communication verbale, suivant une méthode inventée par Bluewater, et par le moyen de laquelle, en se servant des numéros ordinaires, il pouvait communiquer avec son ami, sans qu’aucun des capitaines de la flotte, ni même l’officier chargé des signaux du vice-amiral, pût savoir ce qu’il voulait lui dire. En un mot, sans avoir recours à de nouveaux pavillons, mais en changeant les numéros des anciens, et en consultant un dictionnaire qui avait été préparé, les deux amis pouvaient avoir une conversation dont personne n’était en état de pénétrer le secret. Sir Gervais prit le numéro par écrit, et donna ordre à Bunting de faire hisser le signal d’attention, surmonté d’une flamme semblable ; de continuer cette opération tant que le contre-amiral ferait des signaux, et de lui en envoyer les numéros aussitôt qu’il les aurait aperçus. Dès que Bunting fut parti, le vice-amiral ouvrit un secrétaire, dont il portait toujours la clef sur lui, et y prit un petit livret qu’il mit à côté de son assiette. Pendant ce temps, le déjeuner continuait, des signaux de cette espèce ayant souvent lieu entre les deux amiraux. Dans le cours des dix minutes suivantes, un aide-timonnier apporta successivement différents numéros écrits sur de petits morceaux de papier : après quoi Bunting vint annoncer lui-même que le César ne faisait plus de signaux.

Sir Gervais chercha alors sur son livre les mots indiqués par les numéros, les écrivit sur un morceau de papier, et lut enfin ce qui suit : « Pour l’amour de Dieu, ne faites pas de signal, pas d’engagement. » Dès qu’il eut lu ces mots, il déchira le papier en fragments qu’il jeta à la mer, remit le livre à sa place, et se tournant d’un air calme vers son capitaine, il lui ordonna de faire battre la caisse, pour appeler tout le monde à son poste de combat, aussitôt que Bunting aurait hissé un signal pour donner le même ordre à toute l’escadre. À ces mots, tous, excepté le vice-amiral, montèrent sur le pont, et les Bowlderos se mirent à emporter la table, les chaises et tout le reste du mobilier. Se trouvant gêné par les opérations des domestiques, sir Gervais entra dans la grande chambre, et sans faire attention à l’état dans lequel elle se trouvait, il commença à se promener comme c’était sa coutume quand il réfléchissait. Les cloisons étant démontées, et tout le mobilier en ayant été retiré, c’était dans le fait se promener en vue de tout l’équipage. Tous ceux qui étaient dans la batterie purent voir ce qui se passait, quoique personne n’eût la présomption d’entrer dans une enceinte interdite aux pieds profanes, même dans un moment où elle était entièrement ouverte. Cependant l’air et l’aspect de sir Jarry n’échappèrent pas aux observations, et l’on en tira le pronostic que l’affaire serait sérieuse.

Tel était l’état des choses quand le tambour battit sur toute la ligne pour appeler tout le monde à son poste de combat. Au premier coup de caisse qu’on entendit, la chambre de conseil ne fut plus qu’une batterie ordinaire. Les matelots chargés du service de deux pièces de canon entrèrent avec leurs officiers dans ses limites sacrées et se mirent à démarrer les fanons et à faire tous les préparatifs nécessaires pour l’action. Pendant tout ce temps, sir Gervais continua à se promener sur ce qui aurait été le centre de cette chambre, si toutes les cloisons n’eussent été démontées, les matelots affairés évitant avec dextérité de le toucher, et portant invariablement une main à leur chapeau quand ils étaient obligés de passer près de lui, mais continuant leurs opérations comme s’il n’eût pas été présent. Sir Gervais serait resté absorbé dans ses réflexions encore plus longtemps qu’il ne le fut, si le bruit d’un coup de canon n’eût reporté ses idées sur la scène qui se passait autour de lui.

— Qu’est-ce que cela ? s’écria-t-il tout à coup ; Bluewater fait-il dé nouveaux signaux ?

— Non, sir Gervais, répondit le quatrième lieutenant après avoir regardé par un sabord au vent, — c’est l’amiral français qui nous tire un coup de canon au vent, comme pour nous demander pourquoi nous ne l’attaquons pas. C’est la seconde fois qu’il nous fait aujourd’hui un compliment de cette espèce.

Il n’avait pas fini de prononcer ces mots, que le vice-amiral était déjà sur le gaillard d’arrière, et une minute après il était sur la dunette. Il y trouva Greenly, Wychecombe et Bunting, regardant tous trois avec intérêt la belle ligne de l’ennemi.

— M. de Vervillin est impatient de prendre sa revanche de l’échec qu’il a reçu hier, à en juger par l’invitation qu’il nous fait de l’attaquer, dit le capitaine.

— De par le ciel ! il a serré le vent et il porte le cap vers le nord-nord-est, s’écria sir Gervais, la surprise l’emportant un instant sur la circonspection. — Quoique cette manœuvre soit un peu extraordinaire en un pareil moment, on doit admirer le bel ordre dans lequel il tient ses vaisseaux.

Le commandant en chef ne disait que la vérité. La division du contre-amiral avait tout à coup serré le vent en ligne pressée, et chaque vaisseau suivait son matelot de l’avant aussi exactement que s’ils eussent tous reçu une impulsion commune. Comme personne ne doutait le moins du monde de la loyauté du contre-amiral, et qu’on savait que son courage était à toute épreuve, l’opinion générale était que cette manœuvre avait quelque rapport aux signaux secrets qu’il avait faits, et les jeunes officiers se demandaient en riant ce que sir Jarry allait faire.

Il paraît certain que M. de Vervillin craignait une répétition de quelques-unes des scènes de la veille ; car, dès qu’il s’aperçut que l’arrière-garde anglaise serrait le vent, les cinq vaisseaux de la tête de sa ligne firent servir et firent voile comme pour aller à la rencontre de cette division, manœuvrant pour tâcher de lui passer au vent, tandis que les cinq autres avec l’Éclair, ayant encore leurs huniers sur leurs mâts, attendaient que l’ennemi arrivât. Sir Gervais ne put y résister plus longtemps, il résolut d’obliger Bluewater à se décider, s’il était possible, et donna ordre que le Plantagenet mît le vent dans ses voiles. Suivi par toute sa division, il vira sur-le-champ vent arrière et s’avança vers l’arrière-garde de M. de Vervillin, sous petites voiles, laissant porter en dépendant seulement un peu sur l’amiral français, afin d’éviter une bordée d’enfilade.

Le quart d’heure qui suivit fut un intervalle de temps plein d’intérêt et de changements importants, quoique pas un coup de canon ne fut tiré. Dès que le comte de Vervillin s’aperçut que les Anglais se disposaient à s’approcher, il fit le signal à sa division de laisser arriver vent arrière sous leurs huniers, en commençant le mouvement par le vaisseau de queue, ce qui forma l’ordre de sa ligne en sens contraire, et mit l’Éclair à la queue, c’est-à-dire le plus près de l’ennemi. Dès que cela fut fait, il fit amener tous les huniers sur le ton. On ne pouvait se tromper à cette manœuvre. C’était faire à sir Gervais une invitation à venir l’attaquer bord à bord, car elle ne lui laissait aucun risque d’une bordée d’enfilade en s’approchant. Le commandant en chef anglais n’était pas homme à refuser un défi si palpable, et ayant fait quelques signaux à ses vaisseaux pour leur indiquer le genre d’attaque qu’il méditait, il établit sa misaine et son grand perroquet, et laissa porter vent arrière. Les vaisseaux qui le suivaient en firent autant ; et personne ne douta que le mode d’attaque ne fût déterminé pour cette journée.

Comme les Français étaient encore à un demi-mille au sud-est de la division ennemie qui s’approchait, le comte de Vervillin réunit toutes ses frégates et corvettes a tribord, laissant ainsi à sir Gervais le champ libre pour s’approcher par son travers de bâbord. Le vice-amiral anglais comprit cette manœuvre, et le Plantagenet dirigea sa route de manière à se placer de ce côté de l’Éclair, à la distance d’environ soixante brasses. Cela menaçait d’un combat de près ce qui n’était pas ordinaire aux flottes à cette époque ; mais c’était la partie que notre commandant en chef aimait à jouer, et c’était aussi ce qui promettait d’amener le plus tôt la fin de l’affaire.

Ces préliminaires arrangés, les deux commandants en chef eurent encore le temps de la réflexion. Les Français étaient encore à un bon mille en tête de leurs ennemis, et comme les deux flottes faisaient même route, l’approche des Anglais était si lente, qu’on vit durer pendant une vingtaine de minutes sur les deux escadres ce silence solennel qui règne à bord d’un bâtiment dont l’équipage est bien discipliné, avant le commencement d’un combat. Les deux commandants en chefs étaient occupés en ce moment important d’idées bien différentes. Le comte de Vervillin voyait que sa seconde division, sous les ordres du vicomte Desprès, contre-amiral, était précisément dans la position où il désirait qu’elle fût, ayant obtenu l’avantage du vent, tant parce que la seconde division anglaise venait vent arrière, que parce qu’il avait toujours maintenu sa route au plus près. Les deux amiraux français s’entendaient parfaitement sur ce que chacun d’eux devait faire, et tous deux avaient alors le plus grand espoir de pouvoir se dédommager de l’échec de la veille, et cela par des moyens fort semblables à ceux qui en avaient été la cause. De l’autre part, sir Gervais au contraire était tourmenté de doutes sur le parti que pourrait prendre Bluewater. Il ne pouvait pourtant s’imaginer que son ami voulût l’abandonner aux efforts réunis de deux divisions ennemies, et tant que la division anglaise qui était au vent donnerait de l’occupation au contre-amiral français, il avait lui-même le champ libre et les armes égales avec M. de Vervillin. Il connaissait trop bien la générosité de Bluewater pour ne pas être certain qu’en cédant à la demande que lui avait faite son officier inférieur de ne pas lui faire de signaux, cette condescendance lui donnerait une double chance de lui toucher le cœur, et de mettre en jeu toute la noblesse de son âme. Néanmoins le vice-amiral Oakes ne donna pas le signal du combat sans de pénibles pressentiments. Il avait vécu trop longtemps dans le monde pour ne pas savoir qu’un préjugé politique est la plus démoralisante de toutes nos faiblesses, couvrant nos vues d’égoïsme du prétexte plausible du bien public, et rendant même un homme bien disposé insensible aux injustices qu’il commet envers les autres, parce qu’il se laisse tromper par l’idée flatteuse qu’il rend service à la société. Cependant, comme le doute était encore plus pénible que la certitude, et qu’il n’était pas dans son caractère de refuser un combat si noblement offert, il résolut d’attaquer le comte à tout risque, laissant le résultat du combat à la volonté de Dieu et à ses propres efforts.

Le Plantagenet offrait un tableau parfait d’ordre et de préparatifs pour une action navale quand il approcha de la ligne française en cette mémorable occasion. Chacun était à son poste, et quand Greenly fit l’inspection des batteries, il trouva tous les canons à tribord démarrés, pointés et prêts à faire feu, tandis que ceux qui étaient à bâbord n’étaient retenus que par un tour ou deux des garants et se trouvaient prêts d’ailleurs pour qu’on pût les démarrer, y placer la poudre et le boulet, et les tirer à leur tour. Un silence semblable à celui de la mort régnait dans toutes les parties du vaisseau. Les plus vieux marins jetaient de temps en temps un coup d’œil à travers leurs sabords pour s’assurer de la position relative des deux escadres, afin d’être prêts au moment de la collision. Quand les Anglais arrivèrent à portée de mousquet, les Français hissèrent leurs huniers à tête de mâts, ce qui leur procura une nouvelle vitesse. Cependant les premiers avançaient avec le plus de rapidité, portant le plus de voiles, et poussés par une plus forte impulsion. Mais quand il fut assez près, sir Gervais ordonna de diminuer la voilure de son vaisseau.

— Cela suffira, Greenly, dit-il d’un ton doux et tranquille, faites amener le perroquet et carguer la misaine. L’aire que vous avez vous mettra bientôt par le travers de l’ennemi.

Le capitaine donna les ordres nécessaires, et le master diminua de voiles. Cependant le Plantagenet filait en avant, et au bout de trois ou quatre minutes ses bossoirs dépassèrent suffisamment la hanche de l’Éclair pour permettre à un canon de porter. Cela servit de signal de part et d’autre, et les deux vaisseaux ouvrirent leur feu en même temps. La lueur, la détonation et la fumée se succédèrent rapidement, et tout cela ne parut que l’affaire d’un instant. Il s’y mêla le sifflement des boulets et les cris des blessés, car, en de pareils moments, la nature arrache, même aux hommes les plus braves et les plus fermes, de pénibles concessions à la faiblesse humaine. Bunting faisait rapport à sir Gervais qu’aucun signal ne paraissait à bord du César, quand un boulet, parti de l’arrière de l’Éclair lui traversa la poitrine et l’étendit mort aux pieds de son commandant.

— Je compterai sur vous, sir Wycherly, pour remplir les fonctions du pauvre Bunting pendant le reste de cette croisière, dit sir Gervais avec un sourire offrant un singulier mélange de courtoisie et de regret. — Aides-timonniers, placez le corps de M. Bunting un peu à l’écart, et couvrez-le de ces pavillons à signaux. C’est un drap mortuaire qui convient à un homme si brave.

Tandis que cela se passait, le Warspite doubla le Plantagenet en dehors suivant les ordres qu’il avait reçus, et fit feu de ses canons de l’avant sur le second vaisseau français. Deux minutes après, ces deux bâtiments se livraient un combat furieux. Les autres vaisseaux de la ligne anglaise allèrent de la même manière attaquer successivement ceux de la ligne française, et enfin l’Achille, commandé par lord Morganic, et qui était le dernier des cinq, se trouva par le travers du Conquérant, qui était alors en tête des vaisseaux français. Pour que le lecteur comprenne plus facilement les incidents qui vont suivre, nous allons lui donner la liste des vaisseaux des deux escadres, dans l’ordre où ils étaient placés au commencement du combat.

Le Plantagenet. — L’Éclair.

Le Warspite. — Le Téméraire.

Le Blenheim. — Le Duguay-Trouin.

Le Foudroyant. — L’Ajax.

L’Achille. — Le Conquérant.

Les décharges continuelles de quatre cents pièces de grosse artillerie dans un si petit espace produisirent l’effet de repousser les courants d’air réguliers, et de changer une brise à filer six ou sept nœuds en une qui ne donnerait à un bâtiment que la vitesse nécessaire pour en filer deux ou trois. Ce fut le premier phénomène remarquable de cette action ; mais, comme sir Gervais l’avait prévu, il avait pris la précaution de placer ses vaisseaux, autant que possible, dans les positions où il désirait qu’ils combattissent. Une autre grande suite physique de cet arrangement, également prévue et naturelle, mais qui produisit un grand changement dans l’aspect du combat, fut le nuage de fumée dans lequel les dix vaisseaux se trouvèrent enveloppés. Aux premières bordées que s’envoyèrent les deux amiraux, des volumes de légères vapeurs routèrent sur la mer, se rencontrèrent, et, s’élevant ensuite en guirlandes, ne laissèrent plus voir à chaque vaisseau que les mâts et les voiles de son adversaire. Cette circonstance aurait bientôt suffi pour cacher les combattants dans le sein d’un nuage presque impénétrable ; mais à mesure que les vaisseaux avançaient, ils entraient davantage sous ce dais sulfureux, qui finit par s’étendre sur chacun d’eux et leur ôter la vue de la mer, du ciel et de l’horizon. Les amorces brûlant dans les batteries basses contribuaient à augmenter la fumée, et non-seulement rendaient fréquemment la respiration difficile, mais faisaient que ceux qui combattaient à quelques pieds les uns des autres ne pouvaient se reconnaître. Au milieu de cette scène ténébreuse, et d’un bruit qui aurait pu jeter l’alarme dans les cavernes de l’Océan, les marins actifs et expérimentés continuaient à servir leurs lourdes pièces d’artillerie, et remédiaient à la hâte aux avaries qui avaient lieu dans le gréement, chacun étant aussi attentif à s’acquitter de son devoir personnel que s’il se fût agi de manœuvrer pour résister à un coup de vent ordinaire.

— Sir Wycherly, dit le vice-amiral, un officier chargé des signaux a peu de chose à faire au milieu d’un tel nuage de fumée. Je donnerais tout au monde pour connaître la position exacte des divisions des deux contre-amiraux.

— Il n’y a qu’un moyen de s’en assurer, sir Gervais, et si vous le désirez, je l’essaierai. En montant sur la vergue du grand hunier, il est possible qu’on les aperçoive.

Le vice-amiral accepta cette offre en souriant, et vit le jeune officier monter dans le gréement, quoiqu’à demi caché par la fumée. En ce moment Greenly monta sur la dunette, après avoir fait l’inspection de la batterie basse. Il n’attendit pas une question pour faire son rapport.

— Tout va assez bien jusqu’ici, sir Gervais, quoique la première bordée du comte nous ait maltraités. Je crois que son feu se ralentit, et Bury dit qu’il est certain qu’il a déjà perdu son petit mât de hune. Dans tous les cas, nos hommes sont en bonne disposition, et tous nos mâts sont encore debout.

— J’en suis charmé, Greenly, et surtout de la dernière circonstance, dans le moment présent. Je vois que vous regardez ces pavillons de signaux, ils couvrent le corps du pauvre Bunting.

— Et cette traînée de sang jusqu’à l’échelle de poupe ? J’espère que notre jeune baronnet n’est pas blessé ?

— C’est un de mes Bowlderos qui a perdu une jambe. Je pourvoirai à ce qu’il ne manque de rien pendant le reste de sa vie.

Il y eut une pause dans la conversation, et ils se mirent à sourire en entendant le craquement occasionné par un boulet de canon précisément sous leurs pieds ; car à la nature et à la direction du son, ils comprirent qu’il avait traversé un buffet contenant les ustensiles de porcelaine et de faïence du capitaine Greenly. Après quelques minutes de silence, sir Gervais dit qu’il croyait que les éclairs qui précédaient les coups de canon tirés par les Français partaient de plus loin qu’ils ne l’avaient fait jusqu’alors, quoiqu’on ne pût découvrir l’ennemi, et qu’on ne s’aperçût de sa présence qu’au bruit de ses canons et à l’effet qu’ils produisaient.

— Si cela est, sir Gervais, c’est un signe que le comte commence à trouver sa position trop chaude. Voici le vent que nous avons encore en poupe, quelque peu qu’il y en ait.

— Non, non, nous gouvernons toujours au même aire de vent ; je ne quitte pas ce compas de vue, et je suis sûr que nous ne nous sommes pas dérangés de notre route. Allez sur l’avant et veillez à ce qu’on y ait l’œil au guet. Il est possible qu’un de nos vaisseaux ait de graves avaries, et il ne faut pas risquer de l’aborder. Si nous courions ce danger, faites porter de suite pour passer entre le vaisseau dégréé et l’ennemi.

— Vos instructions seront suivies, sir Gervais.

À ces mots le capitaine partit, et l’instant d’après il fut remplacé par Wycherly.

— Eh bien ! Wychecombe, je suis charmé de vous voir de retour sans accident. Si Greenly était ici, il vous demanderait des nouvelles de ses mâts, moi je suis plus pressé d’en avoir de nos vaisseaux.

— Je suis porteur de mauvaises nouvelles, sir Gervais. Il est impossible de rien voir de la hune ; mais des barres de perroquet ma vue a pu percer à travers la fumée, et je suis fâché d’avoir à vous dire que le contre-amiral français arrive rapidement avec toute son escadre sur notre hanche à bâbord. Nous l’aurons par le travers dans cinq minutes.

— Et Bluewater ? demanda sir Gervais avec la rapidité de l’éclair.

— Je n’ai pu voir aucun des vaisseaux du contre-amiral ; et connaissant l’importance de cette nouvelle, je suis descendu sur-le-champ et à l’aide d’un galhauban.

— Et vous avez très-bien fait, sir Wycherly. Chargez un midshipman de m’envoyer le capitaine Greenly, et descendez dans les batteries pour apprendre cette nouvelle aux officiers. Il faut qu’ils divisent à l’instant leurs hommes, et surtout que leur première bordée soit prompte et bien dirigée.

Wycherly obéit, et descendit avec toute l’activité que donne la jeunesse. Le midshipman trouva le capitaine entre les apôtres, et Greenly se hâta de monter sur la dunette. Le vice-amiral n’eut besoin que d’un moment pour lui expliquer la nouvelle situation des choses.

— Au nom du ciel, s’écria Greenly, que fait donc la seconde division ? Comment laisse-t-elle le contre-amiral français tomber sur nous dans un moment comme celui-ci ?

— C’est ce dont il est inutile de parler à présent, répondit sir Gervais d’un ton grave. L’affaire pressante est de nous préparer à recevoir ce nouvel ennemi. Retournez dans les batteries, et si vous faites cas de la victoire, ayez soin que la première bordée ne se perde pas dans la fumée.

Cependant le temps pressait. Greenly avala son mécontentement et disparut. Les cinq minutes suivantes furent cruelles pour sir Gervais. Il n’avait avec lui que quatre hommes sur la dunette, savoir un aide-timonnier pour les signaux, et trois Bowlderos. Ceux-ci étaient armés de mousquets, comme à l’ordinaire, quoique le vice-amiral ne permît jamais qu’on plaçât des soldats de marine dans un endroit qu’il désirait préserver du bruit et de la fumée autant qu’il était possible. Il se mit à se promener à grands pas sur ce petit pont, jetant à chaque instant un regard inquiet sur la hanche à bâbord. Mais quoique la fumée se dissipât un peu de temps à autre de ce côté, le feu s’étant considérablement ralenti, par suite de l’épuisement des forces des hommes et des avaries souffertes par les vaisseaux, il ne put découvrir aucun bâtiment. Telle était la situation des choses quand Wycherly vint annoncer au vice-amiral qu’il avait exécuté ses ordres, et qu’on avait déjà mis du monde aux batteries de bâbord.