Les Deux Amiraux/Chapitre XXI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 20p. 283-297).



CHAPITRE XXI.


Route, Océan aux flots d’azur, route ! C’est en vain que dix mille flottes naviguent sur les eau ; — l’homme couvre la terre de ruines, mais sa domination cesse sur ton rivage. — Sur tes plaines liquides tout naufrage est ton œuvre.
ByronChilde-Harold.



Il faisait grand jour quand sir Gervais Oakes reparut sur le pont. La scène qui s’offrit alors ses yeux, et l’impression qu’elle fit sur son esprit, expliqueront suffisamment au lecteur quel était l’état des choses après les cinq à six heures d’absence du vice-amiral. Le vent était devenu un véritable ouragan, quoique la saison de l’année rendît les sensations qu’il causait moins désagréables que si l’on eût été en hiver. L’air était même doux et imprégné de d’humidité de l’Océan, quoique le vent, par moments, chassât par le travers du bâtiment des nappes d’écume, avec une fureur qui menaçait d’emporter la cime des lames pour la réduire en vapeur. Les oiseaux aquatiques eux-mêmes semblaient épouvantés dans les instants où le vent prenait plus de pouvoir, décrivaient des cercles dans l’air, et se plongeaient dans l’élément au-dessus duquel ils volaient, pour y chercher une protection contre les efforts de celui auquel ils appartenaient plus naturellement.

Sir Gervais vit que ses bâtiments se comportaient noblement au milieu de la lutte des éléments. Chaque vaisseau était sous la même voilure, savoir la misaine, les ris pris ; une petite voile triangulaire en forte toile, espèce de tourmentin, placée en avant du mât de misaine ; une voile semblable sur le gaillard d’arrière en guise de foc d’artimon, et le grand hunier aux bas ris.

Plus d’une fois dans la matinée, le capitaine Greenly avait cru qu’il serait forcé d’offrir aux efforts du vent une surface plus basse que celle de la dernière voile qui vient d’être nommée ; mais comme c’était un puissant auxiliaire pour bien appuyer le vaisseau et le maintenir bien gouvernant, il avait toujours différé à en donner l’ordre, et quand il vint à se demander s’il pouvait faire ce changement sans exposera à un trop grand risque les hommes qu’il serait nécessaire d’envoyer sur les vergues, la résolution qu’il prit, fut qu’elle resterait en place ou qu’elle serait emportée par le vent, comme la fortune en déciderait. Le même raisonnement laissa presque tous les autres vaisseaux exactement sous la même voilure.

Les bâtiments de la division du vice-amiral s’étaient rapprochés pendant la nuit, suivant l’ordre qu’il en avait donné avant de quitter le mouillage, et qui leur avait prescrit de se tenir à la distance d’usage les uns des autres dans le cas où le vent les menacerait d’une séparation. Le moyen d’exécuter cet ordre avait été que les derniers bâtiments avaient conservé presque toute leur voilure, pendant que ceux qui étaient en avant avaient diminué de voiles. L’ordre de marche était : le Plantagenet à l’avant-garde, puis le Carnatique, l’Achille, le Foudroyant, le Blenheim, le Warspite, dans l’ordre où ils viennent d’être nommés, quelques changements ayant été faits pendant la nuit pour amener les vaisseaux de la division chacun à la place qu’il devait occuper dans le combat en ligne de bataille, le vice-amiral en tête. La supériorité du Plantagenet était évidente ; et le Carnatique seul, par une attention constamment soutenue, était en état de se maintenir littéralement sur la même ligne que le commandant en chef, tous les autres bâtiments graduellement, mais imperceptiblement, portant sous le vent du vaisseau amiral. Ces diverses circonstances frappèrent sir Gervais dès qu’il eut mis le pied sur la dunette, où il trouva Greenly examinant avec soin l’état du temps et la manière dont son vaisseau se comportait, et appuyé sur le guy afin de pouvoir résister à la force du vent. Le vice-amiral s’affermit sur ses jambes en les écartant l’une de l’autre, et se tint le visage tourné vers la ligne de ses bâtiments, qu’il examina successivement, à mesure que chacun d’eux, couché et labourant péniblement au milieu des montagnes d’écume occasionnées par son sillage, décrivait avec ses mâts de petits arcs dans l’air. Galleygo, qui ne se regardait jamais comme maître-d’hôtel pendant un ouragan, était seul avec eux sur la dunette, où il montait quand bon lui semblait, par une sorte de droit imprescriptible.

— Bravo, vieux Plantagenet, s’écria sir Gervais après avoir jeté un coup d’œil sur la situation de ses bâtiments. Vous voyez, Greenly, qu’il a tous les autres sous le vent, excepté le vieux Parker ; et lui-même il y serait aussi, mais il mettrait son dernier morceau de toile plutôt que de ne pas se maintenir à son poste. Regardez maître Morganic ; il porte sa grande voile avec tous ses ris pour regagner son poste avec son Achille, et je vous garantis que, dans ce seul coup de vent, il fatiguera son bâtiment plus que ne le feraient six mois de mer, le rendant tout délié, secouant ses mâts comme des manches de fouet, et tout cela pour le plaisir de gréer un bâtiment à deux ponts anglais comme un chebec d’Alger ! Eh bien, qu’il sue sang et eau, en vrai badaud de Londres, pour tâcher de gagner au vent, si cet amusement lui plaît. Mais qu’est-devenue la Chloé, Greenly ?

— La voilà là-bas, amiral, à une bonne lieue sous le vent par notre bossoir, cherchant à découvrir l’ennemi, suivant vos ordres.

— Oui, c’est là son devoir, et il sera bien exécuté. — Mais je ne vois pas le Driver.

— Il est droit en tête, amiral, répondit Greenly en souriant, ses ordres étant un peu plus difficiles à exécuter. Sa place serait là-bas au vent, à une demi-lieue en avant de nous ; mais il n’est pas facile de gagner cette position, quand le Plantagenet prend les choses au sérieux.

Sir Gervais sourit, se frotta les mains, et se tourna d’un autre côté pour chercher l’Actif, seul bâtiment de sa division qu’il n’eût pas encore vu. Ce léger cutter semblait danser sur les vagues, quoiqu’il fût caché la moitié du temps dans le creux des lames sous sa grande voile, par le travers au vent du vaisseau amiral, et il ne trouvait aucune difficulté à se maintenir à son poste, vu l’absence de toutes ses voiles hautes, et le peu de hauteur de sa coque. Il jeta ensuite un coup d’œil sur les mâts et les voiles du Plantagenet, et les examina avec grand soin.

— De Vervillin ne donne donc encore aucun signe de vie, Greenly ? demanda l’amiral après avoir passé en revue des yeux tous les bâtiments de son escadre. J’espérais que nous en aurions quelques nouvelles ce matin au lever du soleil.

— Peut-être vaut-il autant que les choses soient ce qu’elles sont, sir Gervais. Pendant un tel ouragan, tout ce que nous aurions pu faire aurait été de nous regarder l’un l’autre ; ce dont je ne me soucierais même guère avant que l’amiral Bluewater nous ait rejoints.

— Pensez-vous ainsi, maître Greenly ? En ce cas, nous ne sommes pas du même avis ; car, quand je serais seul à bord de ce vaisseau, je le suivrais, pour savoir où le retrouver quand le temps nous permettrait de lui dire quelque chose.

À peine avait-il prononcé ces mots, que l’homme qui était en vigie sur les barres du petit perroquet cria de toutes ses forces : — Navire ! — Presque au même instant, la Chloé tira un coup de canon dont la détonation se fit à peine entendre au milieu du tumulte des éléments, quoiqu’on vît distinctement la fumée s’élever au-dessus des vapeurs de l’Océan, et elle arbora un signal en tête de son mât d’artimon.

— Jeune homme, s’écria le vice-amiral, courant au bord de la dunette, et s’adressant à un midshipman qui était sur le gaillard d’arrière, — vite, allez dire à M. Bunting de venir ici sur-le-champ ; la Chloé nous a fait un signal. Dites-lui de ne pas chercher ses boucles de jarretières.

Il y a un siècle, cette dernière injonction, quoique encore en usage à bord des bâtiments, avait un sens plus littéral qu’aujourd’hui ; car presque toutes les classes avaient des boucles de jarretières, quoiqu’on négligeât souvent de les porter sur mer. Le midshipman descendit en courant dès que son officier eut parlé, et deux minutes après Bunting monta sur la dunette, après s’être arrêté un instant au pied de l’échelle du gaillard d’arrière pour passer son habit, afin de ne pas se montrer sans cérémonie dans ce lieu privilégié, en manches de chemise.

— Tenez Bunting, dit sir Gervais à l’officier des signaux en lui mettant en main la longue-vue ; c’est le numéro 227, ce qui signifie, si j’ai la mémoire bonne — un grand bâtiment en avant.

— Pardon, sir Gervais ; c’est — des bâtiments en avant. — Le nombre suivra. — Hissez le pavillon d’attention, timonnier !

— Tant mieux, Bunting, tant mieux. — Le nombre suivra ? Eh bien, nous suivrons le nombre qu’il soit grand ou petit. — Allons, drôle, dépêchez-vous donc de hisser votre pavillon d’attention.

Le signal ordinaire annonçant que le message avait été compris fut hissé à la tête de mât, et amené aussitôt, car on vit presque au même instant la Chloé amener aussi le sien.

— Maintenant nous allons savoir le nombre des bâtiments, dit sir Gervais, prenant une autre longue-vue en place de celle qu’il avait remise à Bunting. Le capitaine Greenly prit aussi la sienne, et chacun d’eux dirigea son instrument vers la frégate, attendant avec impatience le signal qu’elle allait faire.

— Onze, de par saint George ! s’écria le vice-amiral.

— Je compte mieux que vous, sir Gervais, dit Greenly en souriant. Rouge en dessus, bleu en dessous, et la flamme de distinction par dessous, cela fait quatorze à présent dans nos livres.

— Eh bien ! Monsieur, quand ils seraient quarante ; nous les verrons de plus près, et nous saurons de quel bois ils sont faits. — Montrez votre pavillon d’attention, Bunting, afin que nous sachions ce que la Chloé a encore à nous apprendre.

L’ordre fut exécuté, et la frégate, se hâtant d’amener ses signaux en hissa de nouveaux presque au même instant.

— Que dit-elle, Bunting ? — que dit-elle, Greenly ? demanda sir Gervais, une lame ayant frappé le côté du bâtiment et fait jaillir tant d’eau sur son visage, qu’il fut obligé d’avoir recours à son mouchoir de poche, à l’instant où il allait se servir de sa longue-vue. Que faites-vous de ce nouveau signal, Messieurs ?

— Je vois que le numéro est 382, répondit le capitaine, mais je ne de rappelle pas ce qu’il signifie.

— Bâtiments ennemis, dit Bunting lisant sur le livre. — Hissez le pavillon d’attention, timonnier.

— Il n’était pas besoin de signal pour nous apprendre cela, Greenly ; car il ne peut y avoir aucune force amie dans ces parages, et quatorze bâtiments sur cette côte annoncent toujours des intentions hostiles. — Est-ce tout ce que dit ce signal ?

— Non, sir Gervais ; il dit : – Bâtiments ennemis courant bâbord amures, dans la direction suivante.

— Par saint George ! ils coupent notre route à angles droits ! Nous les verrons bientôt de dessus le pont. — Les bâtiments en arrière font-ils attention aux signaux ?

— Tous, sir Gervais, répondit le capitaine ; le Foudroyant vient d’amener son pavillon d’attention, et l’Actif répète le signal. Je n’ai jamais vu les aides-timonniers si agiles.

— Tant mieux ! tant mieux ! — Le signal de la Chloé disparaît. — Attention à celui qui va suivre.

Après l’intervalle nécessaire, la frégate montra le signal pour indiquer l’aire de vent.

— Comment gouvernent-ils, Bunting ? s’écria le vice-amiral ; où est leur cap, Monsieur ?

— Nord-ouest-quart de nord, sir Gervais. – Pardon, je me trompe, c’est nord-nord-ouest.

— Oui, fatiguant péniblement comme nous au plus près du vent. Le vent vient en droite ligne de l’Atlantique, et Vervillin et moi nous traversons le détroit en nous dirigeant, l’un vers la côte septentrionale, et l’autre vers la côte méridionale. Il faut que nous nous rencontrions, à moins que l’un ne prenne la fuite. — Eh ! Greenly ?

— Cela est assez vrai, sir Gervais ; mais quatorze bâtiments contre sept ne rendent pas tout à fait les forces égales.

— Vous oubliez le Driver et l’Actif, Monsieur. Nous avons neuf bâtiments, — neuf bons et solides croiseurs anglais.

— Savoir : six vaisseaux de ligne, une frégate, un sloop et un cutter, ajouta Greenly en appuyant sur les noms de ces deux dernières classes de bâtiments.

— Regardez, Bunting. — Que dit maintenant la Chloé ? – que nous sommes en état de faire tête aux Français, quoiqu’ils soient deux contre un ?

— Pas tout à fait cela, sir Gervais. Elle dit : — Cinq voiles de plus en avant ! Leur nombre s’accroît rapidement, Messieurs.

— Et si cela continue, ils peuvent véritablement devenir trop forts pour nous, dit sir Gervais d’un ton plus calme ; dix-neuf contre neuf ne rendent pas la partie égale. Je voudrais que Bluewater fût avec nous.

— C’est ce que j’allais dire, sir Gervais, dit le capitaine : si nous avions avec nous la seconde division, nous serions en meilleure attitude ; car il est probable que quelques-uns des bâtiments français sont des frégates et des corvettes. L’amiral Bluewater ne peut être bien loin de nous ; il doit être ici quelque part au nord-est ou au nord-ouest ; et si nous virions vent arrière, je crois que nous apercevrions sa division d’ici à une couple d’heures.

— Quoi ! et laisser à M. de Vervillin, l’avantage de pouvoir jurer que la peur nous a fait fuir devant lui ? Non, Greenly, non ; nous passerons bravement devant lui, et cela à portée de canon, et ensuite nous aurons tout le temps de virer de bord et de chercher nos amis.

— Ne sera-ce pas mettre les Français exactement entre nos deux divisions, et leur donner l’avantage de diviser nos forces ? Pour peu qu’ils fassent route au nord-nord-ouest, je crois qu’ils ne peuvent manquer de se placer entre nous et l’amiral Bluewater.

— Et qu’y gagneront-ils, Greenly ? Quel grand avantage auront-ils, suivant vous, à se trouver entre deux escadres anglaises ?

— L’avantage serait certainement assez mince, sir Gervais, si ces escadres étaient égales à la sienne ; mais comme elles seront d’une force très-inférieure, le comte peut s’arranger pour en finir avec une division, tandis que l’autre sera encore trop loin pour aider la première, et une heure d’un feu bien nourri peut lui assurer la victoire.

— Tout cela est assez plausible, Greenly ; et pourtant j’aurais peine à laisser partir l’ennemi sans lui faire une égratignure. Tant que ce vent durera, il n’y aura pas beaucoup à se battre, et il ne peut y avoir de danger à voir M. de Vervillin d’un peu plus près. Dans une demi-heure ou une heure tout au plus, nous devons le voir de dessus le pont, même avec le peu de chemin que font les deux escadres sous cette allure. Jetez le lock afin de savoir au juste combien nous filons.

— Si nous avions un engagement avec les Français par un pareil vent, sir Gervais, répondit le capitaine après avoir transmis à son premier lieutenant l’ordre que venait de donner le vice-amiral, ce serait précisément donner aux Français l’avantage qu’ils désirent. Ils dirigent ordinairement leurs bordées contre la mâture, et un seul boulet y ferait plus de mal avec le gréement aussi tendu que n’en causeraient une demi-douzaine par une brise modérée.

— Suffit, Greenly, suffit, s’écria l’amiral avec impatience ; si je ne vous connaissais pas aussi bien, et que je ne vous eusse pas vu dans tant de rencontres avec l’ennemi, je croirais que ces dix-neuf bâtiments vous font peur. Vous m’avez fait un assez long sermon sur la prudence pour m’en apprendre le mérite, ainsi nous n’en parlerons plus.

À ces mots, sir Gervais tourna suite talon et se mit à se promener sur la dunette, car il se sentait contrarié quoiqu’il ne fût pas en colère. De petites escarmouches semblables avaient lieu de temps en temps entre lui et son capitaine, qui savait que le plus grand défaut de son commandant dans sa profession, était une audace portée à l’excès et qui, comptant sur une réputation de bravoure bien établie, ne craignait jamais de lui recommander la prudence. Après l’honneur de son pavillon, et peut-être le sien propre, Greenly n’avait rien tant à cœur que celui de sir Gervais Oakes, sous qui il avait servi comme midshipman, comme lieutenant et enfin comme capitaine de pavillon, et son officier commandant ne l’ignorait pas, ce qui l’aurait porté à excuser des libertés encore plus grandes. Après s’être promené quelques minutes d’un pas rapide, le vice-amiral se calma et oublia l’ébullition de mécontentement qui l’avait fait parler, comme il venait de le faire. Il se rapprocha donc de Greenly, qui, bien convaincu que le jugement sain du commandant en chef ne manquerait pas d’apprécier les faits qui lui avaient été si clairement présentés, ne demandait pas mieux que de changer de conversation. Ils causèrent ensemble très-amicalement, sir Gervais se montrant même encore plus franc et plus communicatif que jamais, afin de prouver qu’il n’avait pas de rancune. L’objet de leur entretien était la situation du Plantagenet et celle de l’équipage.

— Vous êtes toujours prêt à combattre quand la nécessité l’exige, Greenly, finit par dire le vice-amiral en souriant, et toujours aussi prêt à faire sentir les inconvénients d’un engagement, quand vous croyez qu’il n’en doit résulter aucune utilité. Vous ne voudriez pourtant pas me voir effrayé par une ombre ou par un signal, ce qui est à peu près la même chose, au point de prendre la fuite ; ainsi donc, nous continuerons notre route jusqu’à ce que nous voyions distinctement les Français de dessus le pont. Il sera alors assez temps de décider ce que nous devons faire.

— Navire ! s’écria un gabier qui était en vigie ; et tous les yeux se dirigèrent en même temps vers les barres du petit mât de hune, d’où la voix partait.

Le vent était trop fort pour qu’on pût lui parler, même à l’aide d’un porte-voix, et le gabier reçut ordre de descendre pour rendre compte de ce qu’il avait vu. Dès qu’il arriva sur la dunette, le vice-amiral et le capitaine s’emparèrent de lui ; l’officier de quart, à qui il appartenait naturellement de l’interroger, laissant ce soin à ses supérieurs sans faire la grimace.

— De quel côté est le bâtiment que vous avez vu, drôle ? lui demanda sir Gervais d’un ton sévère, car il soupçonnait que ce n’était qu’un des bâtiments qu’on avait déjà signalés ; — côté du sud-est, sans doute ?

— Non, sir Jarvy, répondit le gabier, relevant ses pantalons d’une main, et lissant de l’autre ses cheveux sur son front ; c’est là-bas, du côté du nord-ouest, par notre hanche du vent. Ce n’est pas un de nos chalands français qui sont avec le comte de Fairvillain, – car c’est ainsi que tous les matelots de la flotte prononçaient le nom de leur brave adversaire, – c’est un bâtiment voiles carrées, fatiguant, à peu près comme nous tous, au plus près du vent.

— Cela change l’affaire, Greenly. — Et comment savez-vous que c’est un bâtiment à voiles carrées ?

— C’est que, voyez-vous, sir Jarvy, on aperçoit son grand et son petit hunier au bas ris, et un bout de grande voile dehors, autant du moins que j’en puis croire mes yeux.

— Du diable ! il faut qu’il soit bien pressé pour porter tant de voiles par un pareil vent. Serait-il possible que le premier bâtiment de Bluewater fût en vue, Greenly ?

— Je ne le crois pas, sir Gervais. Il est trop avancé au vent pour que ce puisse être un de ses vaisseaux. Il est possible que ce soit un bâtiment français envoyé à la découverte, qui a changé d’amures pour reprendre son poste, et qui, en nous voyant, a jugé à propos de forcer de voiles.

— En ce cas, il fera bien de se tenir au vent, s’il veut nous échapper. — Comment vous nommez-vous, brave homme ? Tom Davis, si je ne me trompe ?

— Non, sir Jarvy, je me nomme Jack Brown ; mais c’est à peu près la même chose ; nous ne nous inquiétons guère des noms, nous autres matelots.

— Eh bien ! Jack Brown, fait-il bien du vent là-haut ? Est-il assez fort pour qu’il soit difficile de vous tenir aux cordages ?

— Il n’y a pas de quoi en parler, sir Jarvy. Après avoir croisé un hiver et un printemps dans la baie de Biscaye, je ne regarde cela que comme un grain. On n’a besoin que de la moitié d’une main pour se tenir.

— Galleygo, conduisez Jack Brown dans ma chambre, et donnez-lui un bon verre de grog. — Il ne s’en trouvera que mieux là-haut.

Ce fut ainsi que sir Gervais voulut réparer son erreur et l’injustice qu’il avait commise en supposant que Jack Brown s’était mépris en annonçant un nouveau bâtiment ; et le gabier remonta à son poste, plus dévoué que jamais à son commandant. Il en coûte si peu aux grands et aux riches pour se rendre populaires, qu’on est quelquefois surpris qu’ils ne le soient pas toujours ; mais quand on se souvient qu’il est aussi de leur devoir d’être justes, l’étonnement cesse ; car la justice est précisément la qualité qui déplaît le plus à une grande partie du genre humain.

Une demi-heure se passa sans qu’on reçût aucun nouveau rapport des hommes en vigie. Cependant au bout de quelques minutes le Warspite fit un signal à l’amiral pour annoncer qu’un bâtiment étranger se montrait par sa hanche du vent ; et peu de temps après l’Actif en fit autant. Leurs signaux ne disaient pourtant pas quel était ce bâtiment ; et comme il tenait la même route que le Plantagenet, il ne s’en approchait que très-lentement. Cette demi-heure écoutée, on commença à apercevoir de dessus le pont les bâtiments qui étaient du côté du sud-est. L’Océan était tellement couvert d’écume blanche qu’il n’était pas facile de distinguer de très-loin un bâtiment naviguant sous petites voiles ; cependant, à l’aide de longues-vues, sir Gervais et le capitaine Greenly s’assurèrent que les bâtiments ennemis du sud-est étaient au nombre de vingt, un autre s’étant encore montré, et ayant été signalé par la Chloé depuis les dix-neuf premiers ; néanmoins plusieurs de ces bâtiments n’étaient pas des vaisseaux de ligne, et le vice-amiral, après un examen long et attentif, baissa sa longue-vue, et se tourna vers Greenly pour savoir s’ils étaient de même opinion.

— Eh bien ! Greenly, lui demanda-t-il, qu’en pensez-vous à présent ? Suivant moi, il y a treize vaisseaux de ligne, deux frégates quatre corvettes et un lougre, en tout vingt bâtiments.

— Il n’y a aucun doute sur le nombre des bâtiments, sir Gervais ; mais quoiqu’ils soient encore trop loin pour en parler avec certitude, je crois que nous y trouverons quatorze vaisseaux de ligne, et seulement trois corvettes.

— C’est certainement un peu trop pour nous sans Bluewater. Ses cinq vaisseaux en ce moment, et notre position à l’ouest, nous offriraient une perspective encourageante. Nous pourrions suivre M. de Vervillin jusqu’à ce que le vent se modérât, et alors lui présenter nos devoirs. Que dites-vous à cela, Greenly ?

— Il est inutile d’en parler, sir Gervais, tant que l’autre division ne sera pas avec nous. — Mais voici des signaux à bord de l’Actif, du Warspite et du Blenheim.

— Oui, oui ils ont quelque chose à nous dire du bâtiment qui est au vent. — Eh bien, Bunting, quelles nouvelles ?

— Le bâtiment au nord-ouest montre le numéro du Druide, répondit Bunting après avoir consulté le livre des signaux.

— Du diable ! en ce cas Bluewater ne peut être loin. Fiez-vous à Dick pour être toujours à la place qui lui convient ; il a un instinct pour une ligne de bataille, et je ne l’ai jamais vu manquer d’être à l’endroit où je désirais qu’il fût, ayant l’air aussi à l’aise que si ses bâtiments y eussent été construits. — Le numéro du Druide ! Le César et les autres bâtiments sont en ligne en tête, plus au nord, portant même au vent de nous. Cela met le comte positivement sous le vent de toute notre escadre.

Mais Greenly n’avait pas l’esprit aussi ardent que sir Gervais. La circonstance que le Druide se montrait seul, et qu’il portait tant de voiles par un vent si violent, ne lui plaisait nullement. Il ne voyait pas de raison pour que la seconde division fît ainsi force de voiles ; au lieu que la frégate y était obligée si elle voulait atteindre des bâtiments aussi fins voiliers que le Plantagenet et les autres. Il fit donc observer au vice-amiral qu’il était probable que le Druide était seul, et qu’il pouvait avoir pour but de lui parler.

— Il y a quelque chose de plausible dans ce que vous dites ; Greenly, répondit sir Gervais après une minute de réflexion, et il faut y faire attention. Si Denham ne nous donne pas de nouvelles du comte qui doivent changer nos plans il pourra être à propos d’apprendre ce que nous veut le Druide.

Denham était le commandant de la Chloé, belle frégate de trente-six canons, qui plongeait au milieu des hautes lames qui arrivaient de l’Atlantique, l’eau ruisselant dans ses écubiers à mesure qu’elle s’élevait sur la lame, comme les jets d’eau d’un souffleur. Ce bâtiment, comme on l’a déjà dit, était à une bonne lieue en avant et sous le vent du Plantagenet, et par conséquent plus près, dans la même proportion, des Français qui s’avançaient de ce côté de l’Océan, sur une longue ligne semblable à celle des Anglais, mais un peu rompue par leurs bâtiments légers qui se tenaient au vent de leur ligne. La distance était encore assez grande pour qu’il fallût des longues-vues pour se faire une idée à peu près exacte de la force et de la route de l’escadre de Vervillin, dont les bâtiments étaient encore si éloignés que ce n’était qu’à l’aide d’une longue habitude qu’on pouvait reconnaître avec quelque certitude la force de chacun d’eux. Cependant rien ne démontrait mieux la supériorité pratique de la science navale des Anglais, que la manière dont les lignes respectives étaient formées. Celle de sir Gervais Oakes était compacte, chaque vaisseau se trouvant, à très-peu de chose près, à une encâblure de distance de celui qui le précédait, comme de celui qui le suivait. C’était un point dont le vice-amiral se piquait ; et en obligeant tous ses capitaines à suivre strictement cet ordre de marche sur une ligne, et en tenant toujours sous ses ordres, autant que possible, les mêmes bâtiments et les mêmes officiers, il avait réussi à faire apprendre à ses capitaines à bien connaître la marche de leurs bâtiments et ce qui était nécessaire pour se bien tenir à leur poste. Tous les bâtiments tenant bien le vent, quoique quelques-uns le tinssent encore mieux que les autres à un léger degré, il était facile de maintenir la ligne par le temps qu’il faisait, car le vent n’était pas assez violent pour que quelques voiles de plus ou de moins fussent un objet très-important. S’il y avait sur toute la ligne un vaisseau qui fût hors de sa place d’une manière sensible, c’était l’Achille. lord Morganic n’ayant pas eu le temps de rétablir toute sa mâture de l’avant, comme le vice-amiral lui en avait donné l’ordre, circonstance qui l’avait jeté hors de la ligne un peu plus qu’aucun des autres bâtiments. Néanmoins, si l’on eût pu, en ce moment, tirer une ligne du petit mât de hune du Plantagenet à celui du Warspite, elle aurait traversé plus de la moitié des vaisseaux qui se trouvaient entre les deux, et aucun n’en aurait été à plus d’une portée de pistolet. Comme il existait six intervalles entre les bâtiments, et que chaque intervalle était d’environ une encâblure, la ligne s’étendait sur un espace d’un peu plus des trois quarts d’un mille.

De l’autre part, quoique les Français naviguassent en assez bon ordre, leur ligne était moins serrée et moins régulière. Quelques-uns de leurs bâtiments étaient à un quart de mille sous le vent de leur ligne, et les intervalles qui les séparaient étaient irréguliers et mal observés. Ces circonstances provenaient de différentes causes dont on ne pouvait accuser le commandant en chef, qui était un marin plein d’expérience et un tacticien habile. Mais ses capitaines n’étaient pas habitués à servir ensemble, et quelques-uns d’entre eux venaient seulement d’être chargés du commandement de leurs vaisseaux. Or, si c’est dans l’intimité du mariage qu’un homme apprend à connaître le caractère de sa femme, ce n’est qu’après avoir navigué longtemps sur un même vaisseau qu’un capitaine peut en connaître les qualités et les défauts, et par suite en tirer le meilleur parti possible.

Au moment dont nous parlons, la Chloé pouvait être à environ une lieue du premier bâtiment ennemi, et sa position sous le vent de son escadre menaçait de la mettre, une demi-heure plus tard, à portée des canons des Français. Ce fait était visible à tous les yeux dans l’escadre, cependant la frégate tenait bon, ayant été placée à ce poste, et tout étant sous la surveillance immédiate du commandant en chef.

— Il y fera chaud pour Denham, s’il continue encore longtemps la même route, dit Greenly quand il se fut passé dix minutes de plus pendant lequel temps les bâtiments s’étaient graduellement approchés.

— J’espérais qu’il pourrait se placer entre la frégate française la plus au vent et sa ligne, dit sir Gervais, car, dans ce cas, avec le Plantagenet, nous pourrions espérer de l’enlever en laissant porter rapidement sur elle.

— Et dans ce cas, nous ferions aussi bien de tout préparer pour le combat, car une telle manœuvre ne peut manquer d’amener un engagement général.

— Non, non ; je ne suis pas tout à fait assez fou pour cela, maître Télémaque ; mais nous pouvons attendre les chances un peu plus longtemps. – Combien de pavillons d’amiral comptez-vous sur l’escadre ennemie, Bunting ?

— Je n’en vois que deux, sir Gervais ; l’un au mât de misaine, l’autre à celui d’artimon comme le nôtre. Je puis voir aussi maintenant qu’il n’y a que douze vaisseaux de ligne, mais dans ce nombre il n’y a pas de trois-ponts.

— Croyez donc un bruit qui court ! C’est le plus grand menteur qui ait jamais remué la tangue. Ainsi douze vaisseaux à deux ponts et huit frégates, sloops et lougres ; il ne peut y avoir de grande méprise en cela.

— Je ne le crois pas, sir Gervais ; le commandant en chef est à bord du quatrième vaisseau. Il faut notre meilleure longue-vue pour distinguer son pavillon. — Tenez ! il hisse un signal en ce moment à sa corne.

— Si l’on pouvait lire le français à présent, Greenly, dit le vice-amiral en souriant, nous pourrions apprendre quelques-uns des secrets de M. de Vervillin. Peut-être est-ce un ordre pour appeler tout le monde à son poste ; ou pour faire branle-bas de combat. Regardez bien, Bunting ; voyez s’il y quelques indices d’une telle manœuvre. Que pensez-vous de ce signal ?

— Il s’adresse aux frégates, sir Gervais. Elles y répondent toutes, et les autres vaisseaux ne disent rien.

— On peut lire ce signal sans l’aide du français, dit le capitaine, les frégates elles-mêmes nous disent ce qu’il signifie. M. de Vervillin n’a pas envie de permettre au Plantagenet de prendre, presque sans coup férir, rien de ce qui lui appartient.

La conjecture était assez juste. À l’instant où le capitaine cessait de parler, on vit évidemment quel était le but de l’ordre qui venait d’être transmis ; car tous les bâtiments légers qui étaient au vent de la flotte française laissant porter tous à la fois grand largue et filant avec vitesse, tandis que sous l’allure pénible que les frégates et les corvettes venaient de quitter, elles filaient à peine deux nœuds, leur sillage fut tout à coup porté au quadruple et en quelques minutes, passant dans les divers intervalles de leur ligne, elles se replacèrent dans le même ordre qu’auparavant, presque à une demi-lieue sous le vent de leur escadre. Là, dans le cas d’une action, leur principal devoir aurait été de secourir les vaisseaux désemparés qui pourraient être forcés de quitter la place qu’ils occupaient pendant le combat. Sir Gervais regarda toute cette manœuvre d’un air contrarié ; il avait espéré que l’état du temps donnerait de la présomption à l’ennemi, et l’engagerait à laisser ses bâtiments légers dans leur première position.

— Ce serait un grand triomphe pour nous, Greenly, dit-il, si Denham pouvait continuer sa marche sans changer de route. Ce serait quelque chose de mâle et de digne de bons marins, si une flotte de force inférieure passait ainsi devant une flotte de force supérieure.

— Oui, sir Gervais, mais cela pourrait nous coûter une belle frégate. Le comte ne peut trouver de difficulté à se servir des canons du vent de sa batterie basse, et une décharge de deux ou trois de ses premiers vaisseaux pourrait couper quelque mât dont la perte serait fatale à Denham dans une pareille position.

Sir Gervais plaça ses mains derrière son dos, se promena une minute, et dit d’un ton décidé :

— Bunting, faites signal à la Chloé de virer vent arrière, car on ne peut songer à virer vent devant avec une pareille mer et si peu de toile dehors.

Bunting avait prévu cet ordre, et il avait même déjà secrètement ordonné aux aides-timonniers de préparer les pavillons nécessaires, qui furent hissés dès que sir Gervais eut parlé. La Chloé était également aux aguets, car elle attendait cet ordre à chaque instant ; et avant qu’on eût vu son pavillon l’attention, elle avait déjà mis sa barre au vent, halé bas son foc d’artimon, et présenté promptement le cap à l’ennemi. Cette manœuvre semblait être généralement attendue, et elle avait certainement été différée jusqu’au dernier moment, car le vaisseau de tête de la ligne française laissa porter de trois ou quatre quarts, et comme la frégate lui présentait en ce moment son avant, il lui envoya une volée de tous les canons qui pouvaient porter sur elle. Une de ses écoutes de hunier fut enlevée par ce feu rapide et inattendu, qui causa aussi quelques avaries dans les manœuvres dormantes, mais heureusement sans importance immédiate. Le capitaine Denham était actif, et dès qu’il vit que son hunier battait, il le fit promptement carguer, le remplaça par sa grande voile avec les ris pris, et la frégate vint au vent bâbord amures. Pendant le temps qu’on avait mis à orienter la Chloé au plus près, l’avarie du hunier avait été réparée, et la voile était prête à être établie. Pendant ces évolutions, qui n’exigèrent que quelques minutes, sir Gervais eut toujours les yeux attachés sur la frégate, et pour avouer la vérité, son esprit se sentit soulagé quand il la vit bien établie sur l’autre bord, orientée au plus près, et faisant bonne route sous sa grande voile.

— Pas une minute trop tôt, sir Gervais, dit le prudent Greenly en souriant. Je ne serais pas étonné si le vaisseau de tête de la ligne française avait encore quelques mots à dire à Denham. Ses canons de chasse du vent sont précisément en ligne dans la direction de la frégate, et le mauvais temps ne peut l’empêcher de se servir de ses deux canons les plus élevés au-dessus de l’eau.

— Je ne crois pas, Greenly. Peut-être fera-t-il feu de sa batterie du gaillard d’avant, mais il n’essaiera pas de se servir de rien qui soit en dessous.

Sir Gervais avait en partie raison et en partie tort. Le français essaya de faire feu de sa batterie basse, mais dès la première fois que le vaisseau plongea, une lame frappa son bossoir du vent, et fit entrer par le sabord une colonne d’eau qui jeta la moitié de l’équipage de la pièce sous le vent. Au milieu de ce déluge, le coup partit, le boulet y ayant été placé l’instant d’auparavant, ce qui donna à cette scène un air étrange de chaos. On ne recommença pas cette épreuve, quoiqu’on eût mieux réussi sur le gaillard d’avant. On tira plusieurs coups successivement, mais toujours, sans succès, ce qui provenait d’une cause à laquelle les canonniers de la marine font rarement assez d’attention ; le boulet s’étant constamment écarté d’environ deux à trois cents pieds de la ligne visuelle, attendu la force du vent, qui soufflait en sens contraire, lorsqu’il avait parcouru le mille qui séparait les deux bâtiments. Sir Gervais surveillait avec inquiétude l’effet du feu des ennemis ; mais voyant tous les boulets tomber en deçà de la frégate, il se rassura et commença à donner toute son attention à d’autres objets plus importants.

Comme nous approchons du moment où il est nécessaire que le lecteur puisse se faire une idée exacte de la position relative des deux flottes nous terminerons ici ce chapitre, et nous réserverons cette explication pour le commencement du suivant.