Les Deux Amiraux/Chapitre XIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 20p. 173-185).



CHAPITRE XIII.


Videsne quis venit ?
Video, et gaudeo.

Nathaniel et Holopherne



Tom Wychecombe avait éprouvé une inquiétude dont il est inutile d’expliquer la cause, depuis qu’il avait appris que son oncle putatif avait envoyé un messager à son parent, — d’une seule ligne, — pour l’inviter à venir chez lui. Du moment qu’il eut obtenu un fil qui le conduisit à la connaissance de ce fait, il prit toutes les peines possibles pour être au courant de tout ce qui se passait dans la maison, et quand sir Reginald entra dans le vestibule, Tom fut le premier individu qui se présenta devant lui.

— Sir Reginald Wychecombe, je suppose, d’après les armoiries et les livrées ? dit Tom, cherchant à prendre les manières d’un maître de maison. Il est agréable de voir que, quoique la séparation des deux branches de notre famille remonte à deux siècles, les symboles et emblèmes d’une origine commune ont été également conservés et respectés par l’une et par l’autre.

— Je suis sir Reginald Wychecombe, Monsieur, et je tâche de ne pas oublier de quels honorables ancêtres je suis descendu. Puis-je vous demander à quel parent j’ai le plaisir de parler ?

— À M. Thomas Wychecombe, qui est tout à vos ordres, monsieur, fils aîné de l’aîné des frères de sir Wycherly, M. le baron Wychecombe. J’espère, sir Reginald, que vous ne nous avez pas regardés comme des parents assez éloignés pour ne faire aucune attention aux naissances, aux mariages et aux décès qui ont eu lieu dans notre famille.

— Certainement non, Monsieur, répondit le baronnet d’un ton sec, et avec une emphase qui alarma son compagnon ; mais le sourire calme et jésuitique qui accompagnait ces mots rassura celui-ci momentanément. – Tout ce qui concerne la maison de Wychecombe, continua sir Reginald, a beaucoup d’intérêt pour moi ; j’ai donc cherché à m’assurer des dates de toutes les naissances, de tous les mariages et de tous les décès qui ont eu lieu, et je crois y avoir réussi. Je regrette beaucoup que la seconde fois que j’entre dans cette vénérable maison soit marquée par un événement aussi triste que celui qui m’y a fait appeler. — Comment se trouve à présent votre honorable… parent, sir Wycherly ?

Il y avait dans ces paroles, comme dans le ton circonspect, mais expressif, du baronnet, de quoi mettre Tom mal à son aise ; mais il s’y trouvait aussi de quoi lui laisser des doutes sur ce que le nouveau venu avait voulu dire. Ce n’était que légèrement que sir Reginald avait appuyé sur certains mots, quoique prononcés très-distinctement ; et le sourire tranquille qui était constamment sur ses lèvres, déjouait les calculs de l’héritier expectant. La manière dont il avait hésité pour désigner le degré de parenté du malade avec Tom, et le choix qu’il avait fait du terme général parent au lieu du mot oncle, qui aurait été plus précis, pouvaient n’être que l’effet du hasard, et avaient pourtant quelque chose d’équivoque. Toutes ces idées occupaient l’esprit de Tom, mais ce n’était pas le moment de chercher à éclaircir ses doutes. La politesse exigeait qu’il répondît sur-le-champ, et il réussit à parler d’une voix assez ferme pour sauver les apparences. Mais il avait affaire à un homme plein de sagacité, qui vit qu’il avait produit l’effet qu’il désirait ; car son but était de prendre une sorte d’autorité sur ce jeune homme.

— Mon cher oncle, dit-on, a recouvré en partie la connaissance ; mais je crains que ce ne soit une apparence trompeuse. À quatre-vingt-quatre ans, Monsieur, la mort ne lâche pas prise aisément. Le pire, c’est que son esprit est évidemment affecté par sa maladie, et qu’il est impossible de comprendre les désirs qu’il cherche à exprimer, et de les satisfaire.

— Comment se-fait-il donc, Monsieur, que sir Wycherly m’ait honoré, moi, d’une invitation à venir le voir ? demanda Reginald, persistant à questionner Tom d’une manière que celui-ci trouvait fort désagréable.

— Je présume, Monsieur, qu’il lui est arrivé de murmurer votre nom, et que, dans un tel moment, on en a conclu assez naturellement qu’il désirait de vous voir. Du reste, il a fait son testament il y a déjà quelque temps, quoique je ne sache pas même le nom de son exécuteur testamentaire ; car cet acte est sous enveloppe, cachetée du sceau de sir Wycherly. Ce ne peut donc être pour faire un testament qu’il a désiré de vous voir. Je crois plutôt que, comme vous êtes son plus proche parent, en dehors de la ligne de succession directe, il a pu vous nommer son exécuteur testamentaire, et qu’il désire vous en informer.

— Cela est possible, Monsieur, répondit sir Reginald avec son ton calme et circonspect, quoiqu’il me semble qu’il eût été plus conforme à l’usage ordinaire de me demander si je consentais à me charger d’une pareille fonction avant de me la conférer. La lettre qui m’invite à me rendre ici est signée Gervais Oakes, et comme j’ai appris qu’une escadre est à l’ancre dans cette rade, je suppose que c’est le célèbre amiral portant ce nom qui me l’a écrite.

— Vous ne vous trompez pas, Monsieur ; sir Gervais Oakes est en ce moment dans cette maison. — Ah ! le voici qui arrive pour vous recevoir, et il est accompagné du contre-amiral Bluewater, que les marins appellent son grand mât.

Cette conversation avait lieu dans le petit salon dont il a déjà été parlé, où Tom avait fait entrer sir Reginald, et où les deux amiraux entrèrent en ce moment. Les présentations étaient à peu près inutiles, l’uniforme et l’étoile de sir Gervais annonçant suffisamment son rang, et une légère connaissance existant déjà entre sir Reginald et Bluewater, par suite de leurs opinions politiques secrètes, mais profondément enracinées.

— Sir Gervais Oakes ! — Sir Reginald Wychecombe ! — furent les premiers mots qui se prononcèrent, tandis que le premier tendait la main au second d’un air cordial, et que celui-ci la touchait froidement du bout des doigts, ce qui était le résultat de son caractère, plutôt que de la mode ou du calcul. Dès que ce cérémonial eut été accompli, et que quelques mots de politesse banale y eurent été ajoutés, le nouveau venu se tourna vers le contre-amiral, et lui dit d’un air plus ouvert :

— Et vous aussi, sir Richard Bluewater ! Je suis charmé de trouver une ancienne connaissance dans une circonstance si mélancolique.

— Je suis enchanté de vous voir, sir Réginald ; mais vous me donnez un titre auquel je n’ai aucun droit.

— Que voulez-vous dire ? J’ai lu dans les journaux qu’on vous a envoyé le ruban rouge, avec les insignes de l’ordre du Bain.

— Je crois que… qu’on a eu quelque idée de me faire cet honneur…

— Quelque idée ? Je vous assure que le fait a été positivement annoncé dans la gazette officielle, et je puis vous la montrer, si vous me permettez de l’envoyer chercher dans ma voiture.

— Excusez-moi, sir Reginald ; il y a une petite méprise dans cette affaire, et je préfère rester tout simplement le contre-amiral Richard Bluewater. Tout cela s’expliquera en temps convenable.

Leurs yeux se rencontrèrent, et leur langage, dans le temps où ils vivaient, était assez intelligible pour qu’ils se comprissent mutuellement. Ni l’un ni l’autre ne parla plus de ce sujet ; mais, avant d’abandonner la main qu’il tenait, sir Reginald la serra cordialement, et Bluewater y répondit par une pression semblable. La conversation tomba alors sur sir Wycherly, sur sa situation présente, et sur le motif qu’il pouvait avoir pour désirer de voir son parent. Sir Gervais, sans s’inquiéter de la présence de Tom Wychecombe, déclara que ce motif était de faire un testament, et de nommer sir Reginald son exécuteur testamentaire, ou peut-être de lui donner dans cet acte une qualité encore plus intéressante.

— On m’a donné à entendre, continua le vice-amiral, que sir Wycherly a dans les fonds publics une somme considérable, qui est entièrement à sa disposition ; et j’avoue que j’aime à voir un homme, dans ses derniers moments, songer avec générosité à ses amis et à ses serviteurs. Le domaine est substitué, à ce qu’on m’a dit, et quelque emploi que fasse notre ami du fruit de ses économies, M. Thomas Wychecombe que voici ne pourra s’en trouver fort à plaindre.

Sir Gervais avait tellement l’habitude du commandement, qu’il ne sentait pas combien pouvait paraître étrange son intervention dans les affaires d’une famille à laquelle il était presque entièrement étranger ; mais cette circonstance parut un peu singulière à sir Reginald. Il avait pourtant assez de pénétration pour comprendre, d’un seul coup d’œil, le caractère du vice-amiral, et cette singularité ne fit sur son esprit aucune impression durable. Mais quand sir Gervais fit allusion aux droits de l’héritier supposé, il jeta sur celui-ci un regard froid et méprisant qui lui glaça presque la moelle des os.

— Pourrais-je vous dire un mot en particulier dans votre appartement, sir Gervais ? demanda le baronnet du comté de Hertz au vice-amiral, dans un aparte ; de pareilles affaires ne doivent pas se traiter avec une précipitation indécente, et je désire connaître mieux le terrain sur lequel je marche, avant d’avancer davantage.

Bluewater entendit cette question, et, les priant de rester où ils étaient, il se retira, emmenant Tom avec lui. Dès qu’ils furent partis, sir Reginald à l’aide de questions faites avec une adresse circonspecte, tira du vice-amiral le récit exact de tout ce qui s’était passé à Wychecombe-Hall depuis que les deux amiraux s’y trouvaient, de la situation actuelle du vieux baronnet, et de la manière dont il avait fait connaître son désir de voir son parent. Ayant appris tout ce qu’il voulait savoir, il demanda s’il pouvait voir le malade.

— Permettez-moi auparavant, sir Reginald, de vous faire à mon tour une question. Quelques expressions dont vous vous êtes servi me portent à croire que vous connaissez les termes techniques employés au barreau ; moi, je ne connais que ceux dont on se sert dans la marine. Pourriez-vous m’expliquer ce qu’on entend par ces mots parent d’une seule ligne ?

— Personne en Angleterre ne pourrait le faire mieux que moi, sir Gervais ; car, étant fils cadet, j’ai été destiné au barreau, et j’ai été reçu avocat à Middle-Temple. La mort de mon frère aîné sans enfants m’ayant rendu héritier de tous ses biens, m’a fait renoncer à cette profession, mais j’en sais encore assez pour vous dire que moi-même je ne suis parent de sir Wycherly que dans une seule ligne.

Sir Reginald, alors, lui expliqua la loi qui s’appliquait au cas dans lequel il se trouvait lui-même, loi qui a déjà été expliquée à nos lecteurs, et il le fit très-succinctement, mais avec beaucoup de clarté.

— Cela est-il possible, sir Reginald ! s’écria le marin, dont toutes les idées de justice et de droiture étaient blessées par ce qu’il venait d’apprendre. Quoi ! un parent de sir Wycherly au quarantième degré, ou le roi, hériterait de ce domaine, de préférence à vous, quoique vous descendiez en ligne directe des anciens Wychecombe, qui vivaient sous les Plantagenets !

— Telles sont les dispositions de la loi commune, sir Gervais : si j’étais le demi-frère de sir Wycherly, c’est-à-dire le fils de notre père commun par une autre femme, je ne pourrais hériter de lui, quand même ce père aurait gagné toute sa fortune par son travail ou ses services.

— C’est une doctrine damnable, Monsieur, — oui, damnable ; et vous m’excuserez si j’ai peine à me persuader qu’un principe aussi monstrueux soit consacré par les bonnes et anciennes lois de la vieille Angleterre.

Sir Reginald était du petit nombre des hommes de loi de ce temps qui n’approuvaient pas cette disposition particulière de la loi commune, ce qui venait probablement de ce qu’il avait alors si peu d’intérêt aux mystères de son ancienne profession, et qu’il en avait un si grand à la destination future du domaine de Wychecombe-Hall, dont cette loi le privait. Il ne fut donc ni blessé ni surpris de la manière brusque dont le franc marin repoussa son explication comme étant contraire à la justice, à la raison et à la vraisemblance.

— Il n’est que trop vrai pourtant, sir Gervais, répondit-il, que les bonnes et anciennes lois de la vieille Angleterre consacrent bien des injustices, notamment celle dont nous parlons en ce moment. Beaucoup dépend de la manière dont on envisage les choses ; ce qui paraît de l’or aux yeux de l’un n’est que du cuivre à ceux d’un autre. J’ose dire, ajouta-t-il avec un sourire que le vice-amiral pouvait, ad libitum prendre pour ironique ou confidentiel, que les clans d’Écosse nous diraient que l’Angleterre tolère un usurpateur sur le trône, tandis que son roi légitime est en exil, quoique vous et moi nous puissions ne pas être disposés à en convenir.

Sir Gervais tressaillit et jeta un coup d’œil de soupçon sur celui qui lui tenait ce langage ; mais sir Reginald le soutint d’un air aussi franc et aussi ouvert qu’on en vit jamais sur la physionomie d’un jeune homme de seize ans qui a toute la confiance de cet âge.

— Ce dernier cas n’est pas analogue à celui qui nous occupe, répondit le vice-amiral, ne conservant aucun soupçon en voyant l’air dé franchise insouciante de son compagnon ; car c’est le sentiment qui rend les hommes fidèles à leur roi, au lieu qu’on suppose que la loi doit toujours être appuyée sur la raison et la justice. Mais pendant que nous en sommes sur ce sujet, pourriez-vous m’expliquer aussi ce qu’on entend par un nullus ?

— Tout ce que je pourrais vous en dire, sir Gervais, se trouve dans les dictionnaires latins-anglais, répondit sir Reginald avec un sourire qui pour cette fois n’avait rien que de très-naturel.

— Vous voulez dire nullus, nulla, nullum. Nous-mêmes marins nous savons cela, car nous allons à l’école avant d’aller en mer. Mais sir Wycherly, au milieu des efforts qu’il faisait pour se faire comprendre, vous a appelé parent dans une seule ligne, et…

— Et il a eu raison ; le fait est vrai, j’en conviens et je n’ai pas plus de droit légal sur son domaine, que vous n’en avez, quoique mon droit moral puisse valoir un peu mieux.

— Un aveu si franc vous fait honneur, sir Reginald ; car du diable si je crois que les juges eux-mêmes songeassent à faire une telle objection à votre droit de l’hérédité, à moins qu’on ne leur rappelât cette loi inconcevable.

— En ce cas, sir Gervais, ils manqueraient à leur devoir ; car les juges doivent faire exécuter les lois, quelles qu’elles puissent être.

— Vous avez peut-être raison, Monsieur. Mais ma raison pour vous demander ce qu’on entend par nullus, c’est la circonstance que sir Wycherly, en cherchant à s’expliquer, a appliqué ce mot plusieurs fois à son neveu, à son héritier, M. Thomas Wychecombe.

— Ah ! — en vérité ? ne s’est-il pas plutôt servi des mots filius nullus ?

— Je pense qu’il a dit nullus. Cependant je crois qu’il a aussi murmuré une ou deux fois le mot filius.

— Oui, oui, c’est ce qu’il a dû dire, et je suis charmé que sir Wycherly soit informé du fait, car je vois que ce jeune homme affecte de se considérer sous un tout autre point de vue. Filius nullus, Monsieur, est le terme légal pour désigner un bâtard, un fils de personne, comme vous le comprenez facilement. Or je sais parfaitement que telle est la malheureuse position dans laquelle se trouve M. Thomas Wychecombe ; car j’ai entre tes mains des preuves irréfragables constatant que son père n’a jamais épousé sa mère.

— L’impudent coquin a pourtant en poche un certificat de ce mariage, signé par le ministre de je ne sais quelle paroisse de Londres.

Sir Reginald parut surpris de cette assertion ; mais le vice-amiral lui ayant raconté ce qui s’était passé entre lui et Tom, il ne put conserver, aucun doute du fait.

— Puisque vous avez vu cette pièce, reprit-il, il faut bien qu’elle existe mais cela prouve seulement que ce jeune homme est décidé à adopter les moyens les plus désespérés pour s’assurer le titre et le domaine. Ce qu’il m’a dit de l’existence d’un testament doit être une fable ; car nul homme jouissant de son bon sens ne voudrait risquer son cou pour obtenir une distinction aussi futile qu’un titre de baronnet. — Nous faisons partie tous deux de cette classe, sir Gervais, et nous pouvons en parler franchement. — Or, s’il existait un testament en sa faveur, cela suffirait pour lui assurer le domaine. Je ne puis donc croire qu’il en existe aucun.

— Mais si le testament existant ne plaisait pas tout à fait à ce jeune drôle, le certificat de mariage de ses père et mère ne suffirait-il pas pour le mettre en possession du domaine et du titre frivole dont vous venez de parler, comme appelé à recueillir la substitution ?


— Sans aucun doute, il lui en donnerait le droit, et je vous remercie de m’y avoir fait songer. Si pourtant sir Wycherly désire à présent faire un nouveau testament, et que sa santé et ses facultés mentales le lui permettent, celui qu’il peut avoir déjà fait ne doit nous occuper en rien. — C’est une affaire très-délicate pour un homme dans sa situation, Monsieur ; et je suis très-charmé de trouver dans cette maison des témoins honorables et d’un rang distingué pour me rendre justice si j’avais à me disculper de quelques imputations malveillantes. Nous courons le risque, sir Gervais, de voir un beau domaine, un ancien domaine, un domaine qui a passé depuis des siècles de père en fils sans tache, tomber entre les mains de la couronne par déshérence, ou de le voir devenir la proie d’un homme d’une naissance illégitime et d’un caractère plus que douteux. La circonstance que sir Wycherly a désiré de me voir a un grand poids pour moi ; mais j’espère, sir Gervais, que vous et vos amis, vous rendrez justice à la pureté de mes intentions. À présent, Monsieur, si vous le jugez à propos, nous nous rendrons dans la chambre du malade.

— Bien volontiers, répondit le vice-amiral en s’avançant vers la porte du petit salon et, s’arrêtant avant de l’ouvrir, il ajouta : — Je crois pourtant, sir Reginald que, même dans le cas de déshérence, vous trouveriez dans les princes de la maison de Brunswick assez de libéralité pour vous rendre ce domaine : ce dont je ne répondrais pas avec ces Écossais errants, qui ont tant de nobles sans culottes[1] à enrichir. Mais je pense qu’avec les Hanovriens vous seriez en sûreté.

— Il y aurait certainement une chance de plus avec ces derniers, répondit sir Reginald en souriant, mais d’une manière si équivoque, que le vice-amiral en fut un moment frappé. — Ils se sont si bien repus au râtelier, qu’ils peuvent ne pas avoir la même voracité que ceux qui jeûnent depuis longtemps. Mais il serait plus agréable de recevoir ce domaine d’un Wychecombe, — de le voir passer d’un Wychecombe à un Wychecombe, que de le tenir de nouveau, même du Plantagenet qui en a fait la concession à un de nos ancêtres.

Ils rentrèrent alors dans le vestibule, à une extrémité duquel le jeune lieutenant causait avec mistress Dutton et sa fille. Mais sir Gervais lui ayant fait un signe de l’œil, il leur dit quelques mots à la hâte, alla joindre le vice-amiral, et monta l’escalier avec les deux baronnets.

— Je vous présente un jeune homme qui, s’il n’est point parent de votre famille, sir Reginald, en porte du moins le nom, M. Wycherly Wychecombe, lieutenant dans la marine royale, dit Oakes ; et je suis charmé de pouvoir ajouter que c’est un officier qui fait honneur à tous ceux qui portent votre honorable nom.

Sir Reginald salua le jeune lieutenant d’un air poli ; mais celui-ci trouva quelque chose de désagréable dans le regard curieux et pénétrant qui accompagna cette politesse.

— Je ne sache pas, répondit-il avec froideur, que j’aie le moindre droit à l’honneur d’être le parent de sir Reginald Wychecombe et ce n’est même qu’hier soir que j’ai appris qu’il existait une branche de cette famille dans le comté de Hertz. Vous vous souviendrez, sir Gervais, que je suis né en Virginie.

— En Virginie ! s’écria sir Reginald, surpris au point de perdre quelque chose de son empire sur lui-même. – Je ne savais pas qu’il y eût dans les colonies une famille portant notre nom.

— Et s’il y en a une qui s’y soit établie, sir Reginald, dit le vice-amiral, elle y trouve des hommes dignes à tous égards de sa compagnie. Nous autres Anglais, nous avons un peu l’esprit de clan ; — je déteste ce mot, il a un sens trop étroit, trop écossais ; — mais c’est un fait, nous avons l’esprit de clan, quoique nous portions ordinairement des culottes, et nous regardons quelquefois avec dédain même un fils que l’envie de courir le monde a conduit dans ce pays. Suivant moi, un Anglais est un Anglais, n’importe de quelle partie du monde il vienne. — C’est ce que j’appelle de la libéralité, sir Reginald.

— Rien n’est plus vrai, sir Gervais ; mais un Écossais est un Écossais, quoiqu’il vienne de l’autre côté de la Tweed.

Ces mots furent prononcés d’un ton calme ; mais le vice-amiral sentit le sarcasme, et il eut le bon esprit d’en rire et de convenir de ses préjugés. Ils arrivaient à la porte de l’appartement de sir Wycherly, et ils s’y arrêtèrent un instant pour savoir s’ils pouvaient entrer.

Il se fit un grand changement dans cet appartement. Les chirurgiens levèrent l’interdit qu’ils avaient mis sur la chambre du malade, et en quelques minutes tous ceux qui se trouvaient dans la maison y furent réunis, même les principaux domestiques, parmi lesquels Galleygo lui-même trouva moyen de se glisser. Cependant les chirurgiens n’admirent dans la chambre que les personnages de considération, et les domestiques restèrent dans l’antichambre.

On ne pouvait plus douter alors que le pauvre sir Wycherly ne fût sur son lit de mort. Il avait recouvré toute sa connaissance, et il pouvait parler aussi intelligiblement que la veille, mais son système physique avait reçu un choc qui ne laissait aucun espoir de guérison. L’opinion des médecins était qu’il pouvait vivre encore quelques jours, mais qu’une attaque de paralysie ou d’apoplexie pouvait l’emporter en un instant.

Le vieux baronnet lui-même semblait sentir parfaitement sa situation, ce que démontrait évidemment l’impatience qu’il exprimait de voir tous ses amis réunis autour de lui, et de mettre ordre à ses affaires dans ce monde. Les chirurgiens avaient longtemps résisté à ses désirs ; mais enfin convaincus qu’il ne s’agissait pour lui que de quelques heures de vie de plus ou de moins, et que leur refus pouvait avoir des suites encore plus funestes que leur consentement, ils finirent par l’accorder unanimement.

— Ce n’est pas avoir trop d’indulgence pour l’infirmité humaine que de permettre à un moribond de faire ce qu’il désire, dit Magrath à demi-voix aux deux amiraux en les voyant entrer, dans la chambre. — Sir Wycherly est dans une situation qui n’admet aucun espoir ; qu’il fasse donc son testament, puisqu’il le désire si vivement ; quelques pauvres diables en seront plus heureux quand il ira rejoindre ses pères.

— Nous voici, mon cher sir Wycherly, dit le vice-amiral, qui ne perdait jamais un moment en délais inutiles, et nous sommes tous prêts à faire tout ce que vous pouvez désirer. Votre parent, sir Reginald Wychecombe, est aussi présent, et il désire faire tout ce qui peut vous être agréable.

C’était un spectacle pénible de voir un vieillard sur son lit de mort montrer tant d’empressement pour s’occuper de l’acte qui doit décider de ce qui se passera quand il n’existera plus. Il avait existé entre les chefs de deux branches de sa maison un éloignement que rien ne motivait, car il n’y avait jamais eu entre eux aucune querelle ni aucune cause de dissension ; mais ils étaient réciproquement convaincus que chacun d’eux ne convenait pas à l’autre. Ils s’étaient quelquefois rencontrés, et ils s’étaient toujours séparés sans le moindre désir de se revoir. Le cas était différent en ce moment. Leur séparation, dans un sens du moins, devait être éternelle, et toutes considérations subalternes, tous caprices d’habitudes, tout despotisme de goût, pâlissaient devant les impressions solennelles d’un pareil instant. Sir Wycherly n’oublia pourtant pas qu’il était chez lui, que sir Reginald s’y était rendu à son invitation, et voulut se soulever pour lui donner une marque d’égards. Il fallut même employer une douce violence pour le retenir sur son oreiller.

— Très-charmé de vous voir, Monsieur, murmura sir Wycherly avec difficulté : mêmes ancêtres, même nom, ancienne maison, un chef. Il faut qu’un autre vienne, personne n’y convient mieux que…

— Ne vous fatiguez pas à parler sans nécessité, mon cher Monsieur, dit sir Reginald avec plus d’attention pour l’état du malade que de considération pour ses propres intérêts, car ces derniers mots annonçaient qu’il allait parler de sa succession. – Sir Gervais Oakes me dit qu’il connaît vos désirs, et qu’il est tout prêt à y satisfaire. Soulagez d’abord votre esprit de tout ce qui a rapport aux affaires, et je serai ensuite heureux d’échanger avec vous l’assurance des sentiments qu’inspire la parenté.

— Oui, sir Wycherly, dit le vice-amiral, je crois avoir trouvé le fil de tout ce que vous désirez dire. Le peu de mots que vous avez écrits hier soir, étaient le commencement d’un testament que vous désirez faire. Ne parlez pas ; levez seulement la main droite si je ne me trompe point.

Le vieillard leva le bras droit au-dessus de ses couvertures, et ses yeux à demi éteints brillèrent d’une expression de plaisir, qui prouvait combien il le désirait ardemment.

— Vous le voyez, Messieurs, dit sir Gervais avec emphase ; personne ne peut se méprendre à ce signe expressif. Venez plus près, docteur, monsieur Rotherham, tous ceux qui n’ont aucun intérêt probable dans cette affaire ; il faut que chacun voie que sir Wycherly Wychecombe désire faire son testament.

Sir Gervais répéta la question qu’il avait déjà faite, et le malade y répondit comme la première fois.

— Je le comprenais ainsi, sir Wycherly, et je crois maintenant que je comprends aussi tout ce que vous nous avez dit de parents dans une seule ligne et de nullus. Vous vouliez nous dire que sir Reginald Wychecombe n’était que votre parent paternel et que M. Thomas Wychecombe, votre neveu, est ce que la loi appelle… — quelque pénible que cela soit, Messieurs ; il faut dans une occasion si solennelle, dire clairement la vérité, – et que M. Thomas Wychecombe, dis-je, est ce que la loi appelle filius nullus. Si nous vous avons bien compris en tout ceci, ayez la bonté de faire le même signe d’assentiment.

À peine avait-il prononcé ces derniers mots, que sir Wycherly leva hors du lit son bras tout entier et fit de la tête un signe affirmatif.

— Il ne peut y avoir ici aucune méprise, et personne ne peut en être plus charmé que moi, car ces mots inintelligibles m’avaient horriblement tourmenté. — Eh bien, mon cher Monsieur, connaissant vos désirs, mon secrétaire, M. Atwood, a préparé le commencement d’un testament en la forme ordinaire, employant les mots pieux et convenables dont vous vous étiez servi vous-même hier, — Au nom de Dieu, amen ! — et il est prêt à écrire vos dernières dispositions, comme vous jugerez à propos de les énoncer. Nous les écrirons d’abord sur un papier séparé, nous vous les lirons ensuite pour que vous y donniez votre approbation, et il les inscrira alors sur le testament. – Je crois, sir Reginald, que ce mode d’opérer pourrait défier la subtilité de tous les hommes de loi de toutes les cours de justice.

— C’est un mode très-prudent et très-convenable de faire un testament, dans une circonstance semblable, sir Gervais. Mais ma situation ici est un peu délicate, et il en est de même de M. Thomas Wychecombe, et de tout autre portant le même nom ou étant de la la même famille, s’il s’en trouve ici. Ne serait-il pas à propos de demander à sir Wycherly s’il requiert notre présence ?

— Désirez-vous, sir Wycherly, que vos parents, et même ceux qui portent votre nom, restent dans cette chambre, ou qu’ils se retirent jusqu’à ce que vous ayez fait votre testament ? Je vais appeler les noms de tous ceux qui sont dans cette chambre ; quand vous entendrez le nom d’un individu dont vous désirez la présence vous ferez un signe de tête.

— Tous, que tous restent, murmura sir Wycherly : sir Reginald, Tom Wycherly ; tous !

— Cela semble suffisamment explicite. — Messieurs, vous êtes tous requis de rester et s’il m’est permis de hasarder mon opinion, c’est que notre pauvre ami a nommé ceux qu’il a dessein de faire ses légataires, et même à peu près suivant l’ordre qu’ils occupent dans son testament.

— C’est ce que nous saurons mieux quand sir Wycherly aura énoncé lui-même ses intentions, sir Gervais, dit sir Reginald, qui désirait vivement écarter la moindre apparence de suggestion ou de persuasion. Qu’il me soit permis de supplier que personne n’emploie aucune expression qui pourrait avoir l’air de vouloir guider la volonté du testateur.

— Sir Gervais s’entend mieux à guider ses hommes dans une action navale, qu’à conduire un contre-interrogatoire, sir Reginald, dit Bluewater d’un ton assez bas pour n’être entendu que de celui à qui il parlait. Je crois que nous connaîtrons plus vite les désirs de sir Wycherly si nous le laissons les exprimer de lui-même.

Sir Reginald fit un signe d’assentiment, et pendant ce temps on fit tous les préparatifs pour procéder à la rédaction du testament. Atwood s’assit devant une petite table près du lit, et se mit à tailler ses plumes ; les médecins firent prendre une potion cordiale au malade, et sir Gervais fit ranger tous les témoins de cette scène lugubre autour de la chambre, de manière à ce qu’ils pussent voir et être vus ; mais il prit un soin particulier de placer le lieutenant Wychecombe dans un endroit où les regards du testateur ne pouvaient manquer de tomber sur lui. La modestie du jeune officier aurait peut-être réclamé contre cet arrangement, s’il n’en eût résulté qu’il se trouvait à côté de Mildred.


  1. Allusion au kilt, espèce de jupon tombant jusqu’aux genoux, que les montagnards écossais portent en place de culottes.