Les Deux Amiraux/Chapitre II

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 20p. 18-29).



CHAPITRE II.


Comme il est effrayant et étourdissant de jeter les yeux si bas ! Les corbeaux et les corneilles qui volent sous nos pieds ne paraissent que des scarabées. À mi-chemin entre le sommet du rocher et la terre, un homme est suspendu, recueillant de la perce-pierre. — Quel métier dangereux !
ShakspeareLe roi Lear.



Cette digression sur la famille Wychecombe nous a fait oublier la station des signaux, le promontoire et le brouillard, dont nous avons parlé en commençant cette histoire. La petite maison construite sur le promontoire, comme nous l’avons déjà dit, était à peu de distance du mât des signaux, et la conformation du terrain la mettait à l’abri des vents perçants de la Manche. C’était une humble chaumière, entourée d’arbrisseaux et de fleurs, et ornée avec plus de goût qu’on n’en remarquait alors en général en Angleterre. Ses murs badigeonnés en blanc, son toit en chaume, son jardin bien soigné, et son porche en treillage, annonçaient des soins et une recherche qu’on devait à peine attendre de personnes qui remplissaient dans le monde des fonctions aussi obscures que le chef du poste des signaux et sa famille. On voyait qu’on avait donné les mêmes attentions à tout ce qui était voisin de la maison car, tandis que le plateau du promontoire était une commune ouverte, on avait enclos deux ou trois petits champs dans lesquels on voyait paître un cheval et deux vaches. Ils n’étaient pourtant pas entourés de haies, car l’épine ne croît pas facilement dans des situations si exposées. L’enclos était formé par des palissades dont les matériaux faisaient reconnaître l’origine, car c’étaient des planches et d’autres pièces de bois provenant de bâtiments naufragés et jetées sur la côte. Cette palissade, étant aussi badigeonnée, avait un air rural qui n’était nullement désagréable dans un climat où l’on se plaint rarement de l’ardeur du soleil.

La scène sur laquelle nous désirons commencer cette histoire s’ouvre à sept heures dans une matinée de juillet. Un homme était assis sur un banc placé au pied du mât des signaux. Son corps était grand et robuste, mais commençait évidemment à se ressentir des atteintes de l’âge ou d’une maladie. Un coup d’œil jeté sur son visage bourgeonné aurait suffi pour apprendre à un médecin que ses habitudes avaient causé la décadence de son système physique plutôt qu’un dérangement de ses organes. Ses traits étaient mâles, et paraissaient avoir été beaux jadis. On pouvait même dire qu’ils n’étaient pas encore dépourvus de beauté, malgré les ravages qu’y avait faits l’intempérance. Cet homme pouvait avoir cinquante ans, et son air comme son costume annonçait un marin ; non pas un simple matelot, non pas un officier, mais un homme de cette classe intermédiaire qui a dans la marine un rang qui lui donne droit aux honneurs du gaillard d’arrière, quoique étant hors de la ligne régulière de promotion. En un mot, il portait l’uniforme sans prétention d’un master[1]. Il y a un siècle, l’uniforme d’un officier de la marine anglaise était extrêmement simple, quoique plus convenable peut-être à cette profession que le costume plus somptueux qui a été adopté par la suite. Personne ne portait d’épaulettes, et le bouton à ancre placé sur un habit dont on appelait la couleur « bleu marin » parce qu’il était censé représenter celle de l’Océan, avec des revers blancs, était ce qui caractérisait principalement ce costume. L’individu que nous présentons en ce moment à nos lecteurs, et qui se nommait Dutton était simplement l’officier chargé de surveiller la station des signaux. Son uniforme, qu’il portait fort bien, son linge, en un mot toute sa mise, étaient d’une propreté qui indiquait que le soin de sa garde-robe était confié à quelque personne qui y donnait plus d’attention qu’il ne l’aurait probablement fait lui-même. À cet égard on ne pouvait trouver rien à redire à son extérieur, et il avait un air qui prouvait que la nature, sinon l’éducation, l’avait destiné à être quelque chose de mieux que ce qu’il était alors.

Dutton était déjà à son poste pour s’assurer, à l’instant où le rideau de brouillard qui couvrait la face de l’Océan commencerait à se lever, s’il n’y avait pas en vue quelque bâtiment qui eût besoin qu’il remplît ses fonctions. Il était évident qu’il y avait sur le promontoire quelque autre personne à peu de distance de lui, quoiqu’on n’y vît que lui seul, car ils s’adressaient la parole de temps en temps. La direction du son de la voix du second interlocuteur semblait indiquer qu’il était descendu de l’autre côté du rocher, et qu’il se trouvait à une centaine de pieds au-dessous du faîte du promontoire.

— Souvenez-vous de la maxime du marin, monsieur Wychecombe, cria Dutton d’un ton qui semblait donner un avis, un bras pour le roi, et l’autre pour soi. Ces rochers sont dangereux, et réellement il ne semble pas naturel qu’un marin comme vous ait une passion pour les fleurs au point de risquer son cou pour cueillir un bouquet.

— Ne craignez rien pour moi, monsieur Dutton, répondit une voix mâle et sonore qu’on aurait pu jurer sortir de la poitrine d’un jeune homme ; ne craignez rien pour moi ; nous autres marins nous sommes habitués à nous tenir suspendus en l’air.

— Sans doute, jeune homme, sans doute, à l’aide de bons cordages. À présent que le gouvernement de Sa Majesté vient de vous faire officier, c’est une sorte d’obligation pour vous de prendre soin de votre vie, afin de pouvoir l’employer, et même la perdre au besoin pour le service du roi.

— Cela est vrai, monsieur Dutton, — très-vrai ; — si vrai, que je suis surpris que vous jugiez nécessaire de me le rappeler. Je suis plein de reconnaissance pour le gouvernement de Sa Majesté, et je…

Pendant qu’il parlait ainsi, sa voix semblait descendre, et était moins distincte ; et enfin il devint impossible de l’entendre. Un instant après, Dutton entendit un bruit qui annonçait évidemment qu’un corps pesant venait de tomber dans la mer au pied du rocher. Il fut inquiet et ce fut alors qu’il sentit le besoin d’avoir de bons nerfs, et l’humiliation d’avoir permis à l’intempérance d’affaiblir les siens. Il trembla de tous ses membres, et, en ce moment, il aurait été hors d’état de se lever. Entendant un pas léger à côté de lui il tourna la tête, et il aperçut son aimable fille Mildred, âgée de dix-neuf ans.

— J’ai cru vous entendre appeler quelqu’un, mon père, lui dit-elle, ayant l’air d’être surprise qu’il eût cédé de si bonne heure à son penchant favori ; puis-je vous rendre quelque service ?

— Pauvre Wychecombe ! s’écria Dutton ; il est descendu sur le penchant du rocher pour chercher des fleurs et vous faire un bouquet, et… et je crains… je crains fort…

— Que craignez-vous, mon père ? demanda Mildred, les belles couleurs de ses joues faisant place à la pâleur de la mort. — Non, non, — il est impossible qu’il ait fait une chute si terrible.

Dutton baissa la tête, respira péniblement, et sembla faire un effort pour prendre plus d’empire sur ses nerfs. Il allait se lever, quand on entendit le bruit des pas d’un cheval, et presque au même instant on vit sur le plateau sir Wycherly, monté sur un poney tranquille, s’avancer vers le mât des signaux. Il lui arrivait souvent de faire une promenade semblable le matin de bonne heure, mais il n’avait pas coutume d’y venir sans être suivi d’un domestique. Du moment que ses yeux tombèrent sur ce vénérable vieillard, Mildred, qui semblait le connaître parfaitement, et savoir qu’elle pouvait lui parler avec la familiarité d’une favorite, s’écria avec vivacité :

— C’est vous, sir Wycherly ! que cela est heureux ! — Où est Richard ?

— Bonjour, ma jolie Milly[2]. répondit le baronnet ; — que cela soit heureux ou non, me voici. Mais je ne suis pas-très flatté que votre première question ait eu pour objet mon domestique. J’ai envoyé Richard porter un message au presbytère. Depuis la mort de mon pauvre frère le juge, M. Rotherham, notre desservant, m’est plus nécessaire que jamais.

— Oh, sir Wycherly ! M. Wychecombe, — le lieutenant Wychecombe, je veux dire le jeune officier virginien, — qui avait été si dangereusement blessé, à la guérison, duquel nous prenions tous tant d’intérêt…

— Eh bien, qu’avez-vous à en dire, ma chère enfant ? Vous n’avez sûrement pas l’intention de me le mettre sur le même niveau que M. Rotherham en fait de consolations religieuses. Il n’y a point de consanguinité entre les Wychecombe de Virginie et ma famille. Il peut être un filius nullius de quelqu’un des Wichecombe de Wychecombe-Regis, mais il n’est point parent de ceux de Wychecombe-Hall.

— Là ! — là ! — le rocher — au bas du rocher ! — ajouta Mildred, hors d’état en ce moment de mieux s’expliquer.

Comme elle montrait le bord du plateau avec un air d’horreur, le bon baronnet commença à se douter de la vérité, et au moyen des réponses que fit Dutton à quelques questions qu’il lui adressa, il en sut bientôt autant que ses deux compagnons. Descendant de cheval avec une aisance surprenante dans un homme de son âge, il fut bientôt sur ses jambes, et eut une sorte de consultation avec le père et la fille. Ni l’un ni l’autre ne se souciait de s’approcher du bord du plateau, car le rocher descendait presque perpendiculairement, ce qui mettait à l’épreuve la fermeté des nerfs de ceux qui voulaient voir le fond du précipice. Ils restèrent quelques instants comme paralysés ; enfin Dutton, honteux de sa faiblesse, et se rappelant les leçons de courage et de sang-froid qu’il avait reçues dans sa profession, fit un mouvement en avant, dans le dessein de s’assurer de la véritable situation des choses. Le sang reparut aussi sur les joues de Mildred, et elle retrouva son courage naturel.

— Arrêtez, mon père s’écria-t-elle à la hâte ; vous êtes infirme, et vous êtes agité en ce moment. Ma tête est plus ferme ; c’est moi qui dois aller sur le bord de cet abîme, et je vous dirai ce qui est arrivé.

Elle prononça ces mots avec un calme forcé qui trompa ses deux auditeurs, qui, l’un par suite de son âge, l’autre à cause de l’agitation de ses nerfs, n’étaient certainement pas en état de se charger de la même entreprise. L’œil qui voit tout, et qui peut sonder le cœur humain, pouvait seul connaître l’agonie d’inquiétude avec laquelle cette jeune et belle fille s’approcha d’un endroit d’où elle pouvait apercevoir les flancs effrayants du rocher depuis sa cime jusqu’à sa base, qui était baignée par la mer. Elle ne pouvait pourtant la voir du haut du plateau, car l’action des vagues avait miné peu à peu le bas du rocher jusqu’à l’endroit où elles pouvaient atteindre, de sorte qu’à cette hauteur il s’avançait sur l’eau de manière à cacher le point où elle venait en contact avec le rocher, dont la partie supérieure, quoique descendant presque en ligne droite, offrait pourtant sur sa surface des pointes et des inégalités sans nombre, et des crevasses dans lesquelles on voyait croître de la verdure et les fleurs qui se trouvent dans de semblables situations. Le brouillard contribuait aussi à arrêter la vue, et donnait au précipice l’air d’un abîme sans fond. S’il se fût agi d’une personne qui lui eût été la plus indifférente, dans des circonstances semblables, Mildred, aurait frémi de la savoir dans un tel danger ; mais une foule de sensations plus tendres, qui étaient restées cachées jusqu’alors dans le fond de son cœur virginal, se joignirent à l’horreur qu’elle éprouvait tandis qu’elle avançait vers le bord du promontoire, d’où elle jeta un coup d’œil sur la rampe du rocher. Elle fit un pas en arrière avec effroi, leva les mains vers le ciel, et s’en couvrit ensuite les yeux, comme pour éviter la vue de quelque horrible spectacle.

Les connaissances pratiques de Dutton lui étaient alors revenues à l’esprit. Comme cela arrive souvent aux marins, dont l’esprit conserve dans la nuit la plus sombre l’image exacte de tout l’arrangement compliqué des mâts et des vergues, des voiles et des cordages de leur bâtiment, ses pensées lui avaient retracé rapidement toutes les probabilités, et avaient donné à son imagination une idée juste des faits.

— Si le jeune homme était réellement tombé, sir Wycherly, dit-il, on ne pourrait le voir, quand même il n’y aurait pas de brouillard, car la partie supérieure du rocher est en saillie sur la mer. Il faut qu’il soit accroché quelque part aux flancs du rocher, et cela au-dessus de l’endroit où finit la saillie.

Stimulés par un même sentiment, ils s’approchèrent à la hâte du bord du plateau, et là, de même que Mildred, ils n’eurent besoin que d’un coup d’œil pour connaître la vérité. Le jeune Wychecombe, en se penchant en avant pour cueillir une fleur, avait trop appuyé sur une pointe de rocher sur laquelle il avait un pied ; il avait senti qu’elle se détachait, et il avait eu assez de présence d’esprit et de courage pour prendre à l’instant même une résolution qui le sauva. Apercevant, à environ dix pieds de distance sur sa gauche, un endroit où le rocher offrait un rebord de deux à trois pieds de largeur, il sauta précipitamment, franchit cet espace, et tomba sur ce rebord. Mais ce succès n’aurait été que momentané ; car, après un tel élan, il n’aurait pu se soutenir sur un piédestal si étroit, s’il n’y eût heureusement trouvé, à la portée de ses mains, quelques arbrisseaux qui avaient crû dans une crevasse du rocher, et qui, par un autre bonheur, y étaient assez fortement enracinés pour résister à la violente secousse qu’ils éprouvèrent. Il ne lui fallut qu’un instant pour se remettre sur les pieds, et il se trouva comparativement en sûreté. Le silence qui suivit la chute de la pointe du rocher dans la mer fut la suite du choc qu’il éprouva en se voyant dans une situation si périlleuse. Il était à environ six brasses du haut de la plate-forme, et l’endroit où il se trouvait était au-dessus d’une partie du rocher qui était littéralement perpendiculaire et hors de la ligne des pointes qui l’avaient aidé à descendre pour cueillir des fleurs. Il était physiquement impossible qu’un homme se tirât d’une pareille position sans le secours de personne. Le jeune lieutenant le reconnut du premier coup d’œil, et il passa le peu de minutes qui s’écoulèrent entre son accident et le moment où il fut aperçu par ses amis à réfléchir sur les moyens à prendre pour sortir d’embarras. Nul autre qu’un marin accoutumé à monter au haut des mâts n’aurait eu les nerfs assez fermes pour se maintenir plus d’une minute dans une telle situation et s’il y réussit, il le dut en partie aux arbrisseaux.

Dès que le baronnet et Dutton entrevirent la position dangereuse du jeune officier, ils reculèrent avec effroi, comme s’ils eussent craint de perdre la tête et d’être précipités sur lui. Ils se couchèrent ventre à terre, se rapprochèrent en rampant du bord du précipice, et, la tête avancée par-dessus jusqu’au menton, ils regardèrent leur malheureux ami. Le jeune homme ne pouvait les voir, car il avait le dos tourné au rocher, et il ne pouvait sans danger ni se retourner, ni même lever la tête en l’air. Le péril extrême du jeune Wychecombe avait fait perdre à Mildred toute crainte personnelle. Elle était debout au bord du précipice, avec une fermeté dont elle aurait été incapable dans des circonstances moins urgentes. Elle avança même la tête au point de permettre au jeune homme d’entrevoir les beaux cheveux qui tombaient en désordre sur son front.

— Mildred, s’écria-t-il, pour l’amour du ciel, reculez de quelques pas. Je vous ai vue, je sais que vous êtes là, et nous pouvons nous entendre sans que vous ayez besoin de vous exposer à un si grand risque.

— Que pouvons-nous faire pour vous sauver, Wychecombe ? Dites-le-moi, je vous en prie, car sir Wycherly et mon père ne peuvent rien imaginer.

— Et vous prenez tant d’intérêt à moi, Mildred ! Mais ne vous inquiétez pas ; faites ce que je vais vous dire, et tout ira bien. J’espère que vous m’entendez, et que vous comprenez ce que je vous dis ?

— Parfaitement je n’en perds pas une syllabe. Parlez.

— Eh bien, courez au mât des signaux, dépassez les drisses des pavillons, et quand cela sera fait, revenez ici, et je vous en dirai davantage. Mais, pour l’amour du ciel, n’approchez pas tant du bord de la plateforme.

La pensée que ce cordage, tout mince et fragile qu’il était, pouvait servir à sauver le jeune marin, se présenta sur-le-champ à l’imagination de Mildred, et en un instant elle fut au pied du mât. Bien des fois, quand un excès de boisson mettait son père hors d’état de remplir ses fonctions, elle avait attaché et hissé les signaux ; elle était donc heureusement experte dans le maniement des drisses. En une minute elle les dépassa de la poulie, et elle les laissa en tas sur la terre.

— J’ai fait ce que vous m’avez dit, Wychecombe, lui dit-elle en arrivant de nouveau près du bord du précipice. — À présent vous jetterai-je un bout de la drisse ? Malheureusement je ne suis pas assez forte pour vous enlever jusqu’ici, et je crains que sir Wycherly et mon père ne soient pas en état de m’aider.

— Ne vous pressez pas, Mildred, et tout ira bien. Passez un bout du cordage autour du mât des signaux, attachez-en ensuite les deux bouts ensemble, et jetez-les moi. — Ayez soin de ne pas trop approcher du bord du plateau.

Cette dernière injonction était inutile, car Mildred était déjà partie. Son esprit intelligent comprit aisément ce qu’elle avait à faire. Elle s’acquitta rapidement de sa tâche, et quelques instants après le petit cordage était à la portée des mains du jeune lieutenant. Il n’est pas facile de faire comprendre à un homme qui n’a jamais été sur mer la confiance qu’un marin accorde à un cordage. Placez-lui en main un bout de corde de chanvre usée et pourrie, et il hasardera sa vie dans des situations qui l’auraient effrayé sans cet appui. Accoutumé à être suspendu en l’air, sans autre chose que des cordages pour appuyer son pied et assurer sa main, son œil juge par instinct de ce qui suffit pour le soutenir, et il se fie sans hésiter à ce qui ne paraît que quelques frêles cordages qui, aux yeux d’un homme sans expérience, ne mériteraient aucune confiance. Des drisses de signaux sont des cordages plus minces que le petit doigt d’un homme de taille ordinaire, mais elles sont ordinairement faites avec soin, et chacun des fils qui les composent est solide. D’ailleurs, Wychecombe savait que la drisse dont il s’agissait était neuve, car il avait aidé lui-même à la passer dans la poulie la semaine précédente. Ce fut par suite de cette circonstance qu’elle se trouva assez longue pour arriver jusqu’à lui ; car en la coupant de la pièce, on l’avait laissée plus longue que cela n’était nécessaire, afin de rafraîchir les bouts au besoin. Ce fut pour cette raison que les deux bouts joints ensemble tombèrent à environ vingt pieds au-dessous de l’endroit où il était.

— Tout va bien, Mildred, s’écria le jeune homme d’un ton de triomphe ; et tirant à lui le cordage, il le passa sur-le-champ autour de son corps, au-dessous des bras, comme précaution contre tous accidents. — Tout va bien maintenant, n’ayez plus aucune inquiétude pour moi.

Mildred se retira en arrière, car rien au monde n’aurait pu la décider à être témoin des efforts désespérés qu’elle savait qu’il allait avoir à faire pour se sauver. Sir Wycherly, qui avait regardé avec intérêt tout ce qui venait de se passer, recouvra en ce moment l’usage de la voix et crut pouvoir donner un bon conseil.

— Attendez, mon jeune ami, s’écria-t-il vivement quand il vit que le lieutenant allait faire un premier effort pour remonter sur le plateau à l’aide du cordage ; — vous n’en viendrez jamais à bout. Dutton et moi nous allons tirer la corde nous sommes en état de faire quelque chose à présent.

— Non, non, sir Wycherly, ne touchez pas à la drisse, je vous en prie ; en la halant sur le bord du rocher vous pourriez la couper, et alors je serais perdu sans ressource.

— Oh ! sir Wycherly, s’écria Mildred en joignant les mains, ne touchez pas à la corde, je vous en conjure.

— Nous ferons mieux de laisser le jeune homme agir à sa manière, dit Dutton ; — il est actif, résolu, bon marin, et je crois qu’il fera pour lui plus que nous ne pourrions faire. Il a tourné le cordage autour de son corps, ce qui le met à peu près à l’abri de tout accident.

Tandis qu’il prononçait ces mots, tous trois se retirèrent à quelques pas et attendirent l’événement avec la plus vive inquiétude. Dutton songea pourtant à prendre un bout de vieilles drisses qu’il avait dans un coffre au pied du mât, afin d’attacher ensemble les deux parties du cordage qui était passé autour du mât ; car si l’une d’elles était venue à se rompre, l’autre aurait nécessairement coulé, et le jeune homme aurait été précipité dans l’abîme, au lieu qu’avec cette précaution il serait du moins encore soutenu par la seconde. Le peu de grosseur du cordage rendait ce travail assez difficile ; Dutton y réussit pourtant, et se flatta alors que son jeune ami était plus en sûreté. Pendant ce temps, le lieutenant faisait tous ses préparatifs sans être vu, et bientôt la tension de la drisse annonça que son corps y était suspendu. Mildred tressaillit d’inquiétude à chaque secousse qu’éprouvait le cordage, et son père tremblait qu’il ne pût résister à une si forte tension. Le jeune Wychecombe avait à faire des efforts prodigieux pour soulever le poids de son corps jusqu’à une telle hauteur à l’aide d’un cordage si mince. Si c’eût été un cordage un peu plus gros, l’entreprise n’eût pas offert une grande difficulté à un jeune marin agile et vigoureux, d’autant plus qu’il pouvait s’aider un peu des pieds, en les appuyant sur le rocher ; mais dans la situation où il était, il lui semblait qu’il avait à traîner une montagne après lui. Enfin sa tête parut à quelques pouces au-dessus des rochers ; mais ses pieds étaient appuyés contre leur paroi, à un angle de quarante-cinq degrés.

— Aidez-le, mon père, aidez-le ! s’écria Mildred, couvrant ses yeux de ses deux mains, pour ne pas voir le péril que courait Wychecombe. — S’il retombe à présent, il est perdu. — Sauvez-le, sir Wycherly, sauvez-le !

Mais aucun de ceux dont elle implorait les secours n’était en état d’en donner au malheureux jeune homme. Tout le corps de Dutton était agité par un tremblement nerveux, et l’âge et l’expérience du baronnet l’en rendaient incapable.

— N’avez-vous pas une corde, monsieur Dutton ? dit Wychecombe, l’épuisement de ses forces l’obligeant à suspendre ses efforts, mais se maintenant à la hauteur qu’il avait gagnée, la tête penchée en arrière sur l’abîme, et le visage tourné vers le ciel. — Jetez une corde par-dessus mes épaules, et tâchez de me tirer sur le plateau.

Dutton en montrait le plus grand désir, mais ses mains tremblaient au point qu’il était douteux qu’il pût lui rendre ce service, et, sans sa fille il est probable qu’il n’aurait su ce qu’il pouvait faire. — Accoutumée au maniement des drisses de signaux, Mildred courut chercher une de ces vieilles drisses, et la mit entre les mains de son père, qui montra, à la manière dont il s’en servit, qu’il n’avait pas oublié son ancienne profession. Après l’avoir pliée en quatre, il en jeta le double par-dessus les épaules du jeune marin, et, aidé par Mildred, il s’efforça de le tirer sur le plateau. Mais leurs forces réunies n’y purent suffire, et Wychecombe épuisé n’était plus en état de faire le moindre effort. Ses jambes engourdies ne pouvaient plus soutenir ses pieds contre le rocher ; il sentit que les bras allaient lui manquer ; et il ne vit d’autre ressource que de se laisser glisser doucement jusque sur le rebord de rocher qu’il venait de quitter. Dès qu’il s’y retrouva, il fut obligé de s’asseoir pour se reposer et reprendre des forces. Mildred chercha étouffer un cri qui lui échappa quand elle vit sa tête disparaître ; mais elle était tellement saisie d’horreur, qu’elle ne put se résoudre à faire un pas en avant pour s’assurer de son destin.

— Soyez tranquille, Milly, lui dit son père, il est en sûreté, vous le voyez à la tension des drisses et pour dire la vérité, elles sont d’excellente qualité. Tant qu’elles tiendront bon, il est en sûreté, car il ne peut tomber, s’étant passé le cordage autour du corps. N’ayez pas peur ; je me sens mieux à présent, et je vois le chemin devant moi. — Ne soyez pas inquiet, sir Wycherly, nous le verrons sur la terre ferme dans dix minutes. Je ne sais ce que j’avais ce matin, mais mes membres ne m’obéissaient pas comme de coutume. Ce ne peut être la frayeur, car j’ai vu trop de gens en danger pour qu’elle produise un tel effet sur moi. Il faut que ce soit le rhumatisme dont je me suis plaint si souvent, et dont j’ai hérité de ma pauvre mère. — Savez-vous, sir Wycherly, qu’on peut hériter d’un rhumatisme comme de la goutte.

— J’ose dire que cela est possible, Dutton ; mais ce n’est pas le moment de songer à votre rhumatisme. Quand mon jeune homonyme sera sur le gazon à côté de nous, j’écouterai tout ce que vous voudrez en dire. Je donnerais tout au monde pour ne pas avoir envoyé Richard chez M. Rotherham. Ne pourrions-nous faire tirer les cordes par mon poney, Dutton ?

— Elles sont à peine assez fortes pour une telle besogne, sir Wycherly. Mais ayez patience, et je mettrai tout en bon ordre, en marin anglais. — Hohé, monsieur Wychecombe ! répondez-moi, si vous m’entendez, et je vous remettrai bientôt flot.

— Je suis en sûreté sur un rebord du rocher, répondit Wychecombe. — Je vous prie d’examiner les drisses, monsieur Dutton, et de voir si elles ne frottent pas contre quelque pointe du rocher.

— Tout va bien, Monsieur, tout va bien. Molissez les drisses, et laissez-moi avoir toute la corde que vous avez de trop, en conservant pourtant la portion qui vous entoure le corps. Il faut la garder, de crainte d’accident.

Un instant après, on vit les cordes se relâcher ; et Dutton, à qui ses membres obéissaient alors, les prenant par le double, avança quelques pas sur le plateau, et le fit passer autour d’une pointe de rocher, d’où il s’assura qu’il ne pourrait s’échapper, par suite de la tension, qui ne ferait au contraire que le resserrer davantage. Cet endroit était précisément en droite ligne au-dessus de celui où le jeune marin avait éprouvé son premier accident, et où il se trouvait un grand nombre de pointes et de crevasses qui faisaient qu’un homme ferme et agile pouvait y marcher sans un grand danger. Il ne restait donc à Wychecombe qu’à regagner cet endroits, dont nous avons déjà dit qu’il n’était qu’à une dizaine de pieds ; après quoi il ne lui serait pas difficile de remonter sur le plateau. Il est vrai qu’il était alors un peu au-dessus du point d’où il était tombé ; mais en sautant, et en s’aidant du cordage, il pouvait y arriver. Dès qu’il eut reconnu la nature du changement qui avait été fait dans la position des drisses, il vit ce-qu’il avait à faire, et il s’y prépara sur-le-champ. L’air de confiance de Dutton encouragea le baronnet et Mildred à se rapprocher du bord de la plate-forme, mais du côté où l’on pouvait descendre sur le rocher sans péril imminent.

Dès que Wychecombe eut fait ses préparatifs, il se plaça tout à l’extrémité du rebord du rocher sur lequel il était, cherchant des yeux un endroit où il pourrait appuyer le pied, raidit son cordage, et sauta. Son corps, suspendu en l’air, traversa rapidement ce court espace, et s’arrêta naturellement à l’endroit où la corde devint perpendiculaire. La, il se trouva sur une surface couverte d’inégalités qui lui permettaient de monter sans beaucoup de difficultés. Il ne tarda même pas à se débarrasser de la drisse, qui ne faisait plus que gêner sa marche. Au bout de quelques minutes il mit le pied sur le plateau du promontoire, et au même instant Mildred perdit connaissance.


  1. Grade qui n’a pas d’analogue dans la marine française.
  2. Abréviation familière de Mildred.