Librairie de Tarride (p. 51-66).



CHAPITRE IV.


Usant des priviléges du romancier, nous allons sauter, sans transition aucune, du sombre bouge que nous venons de décrire, dans une élégante maison du West-End. Cet écart, loin de nous éloigner de notre histoire, nous y ramène. La scène est bien différente, mais nous n’avons pas cherché le contraste.

… Les femmes de miss Amabel Vyvyan venaient de mettre la dernière main à sa toilette de mariée, et Fanny, par surcroît de précaution, fixait, par une nouvelle épingle enfoncée dans l’épaisse torsade de cheveux bruns enroulés derrière la tête de miss Amabel, un long voile de dentelle d’Angleterre, qui retombait en plis transparents sur la blanche toilette nuptiale.

Mary et Susannah, les deux autres caméristes, lorsqu’elles virent le voile définitivement attaché, prirent deux flambeaux qui brûlaient sur la table, et les tinrent élevés pour que leur jeune maîtresse pût se contempler à son aise dans la glace ; car, bien qu’il fût près de onze heures du matin, à peine si un rayon livide de lumière pénétrait à travers les vitres et les rideaux ; un de ces brouillards jaunes, épais, suffocants, si communs à Londres, pesait sur la ville et continuait dans le jour les ombres de la nuit.

La tête, qui, illuminée de reflets soudains, se réfléchit comme entourée d’une auréole sur le fond sombre de la glace, était d’une beauté à ne le céder en rien aux plus pures créations de l’art grec.

Ce qui frappait surtout dans ce divin visage, c’était une blancheur lactée, marmoréenne, éblouissante, lumineuse pour ainsi dire, où les traits se dessinaient avec la transparence et la finesse de ceux d’une statue d’albâtre oriental. Quoiqu’il soit dans l’habitude des jeunes fiancées près de marcher à l’autel d’avoir les joues couvertes du voile épais de la pudeur, celles d’Amabel étaient à peine colorées d’une imperceptible teinte vermeille semblable à celle qui ravive le cœur des roses blanches. Le sang d’azur de l’aristocratie veinait cette chair délicate, fleur de serre-chaude que n’avaient jamais fatiguée le soleil ni la pluie, fine pulpe composée de sucs exquis et de purs éléments où la rusticité plébéienne n’avait pas un atome à revendiquer.

L’absence des soucis matériels, les recherches d’un luxe héréditaire, la comfortabilité parfaite de la vie, l’habitation de vastes appartements et de châteaux aux grands parcs pleins d’ombrages et d’eaux vives, jointes à la pureté de la race, amènent souvent la beauté anglaise à une perfection inimaginable. Le marbre vivant dans lequel sont sculptés ces beaux corps n’a de rival dans aucun pays du monde, pour l’éclat, la finesse et la transparence du grain. Les carrières de Paros et de Pentélique humains se trouvent dans l’antique Albion, ainsi nommée plutôt à cause de ses femmes que de ses falaises.

Amabel était la plus blanche fille de ce nid de cygnes arrêté au milieu de l’Océan.

Deux fins sourcils noirs rejoignaient leurs arcs à la racine d’un nez qu’une légère inflexion aquiline rendait plus noble que le nez grec, sans lui ôter de sa correction, et couronnaient des yeux aux prunelles d’un brun intense et chaud nageant sur un cristallin d’une limpidité bleuâtre ; une bouche d’une pourpre vive éclatait comme un œillet rouge au milieu de cette pâleur qu’elle rendait plus sensible et plus frappante.

Le long des belles joues d’Amabel se déroulaient deux molles spirales de cheveux soyeux et lustrés dont elle corrigea le tour du bout du doigt. Pour donner à sa toilette ce perfectionnement, elle mit en évidence une main d’une forme charmante, étroite, un peu longue, aux doigts effilés terminés par des ongles polis, brillants comme le jade, et d’une pureté aristocratique irréprochable. De telles mains, le désespoir des duchesses de la finance, ne s’obtiennent que par des siècles de vie élégante et se transmettent comme les diamants, de génération eu génération.

Apparemment Amabel se trouva bien, car un léger sourire releva les coins de sa bouche sérieuse, et, se tournant vers Fanny, elle lui dit d’une voix harmonieuse comme de la musique :

— Fanny, vous vous êtes surpassée aujourd’hui. Je ne suis vraiment pas mal.

— Mademoiselle, car je peux dire encore mademoiselle, n’est guère difficile à parer. Elle va si bien à ses robes !

— Flatteuse ! Mais quelle heure est-il ?

— Onze heures vont sonner, répondit Fanny après avoir consulté de l’œil une pendule incrustée de burgau et posée sur un piédouche.

— Onze heures déjà ! et ma tante lady Eleanor Braybrooke qui n’arrive pas !

— Il me semble, répondit Fanny, que j’entends une voiture qui s’arrête devant la porte. Ce doit être lady Eleanor.

Un tonnerre de coups de marteau retentit au bas de la maison comme Fanny achevait sa phrase, présageait un personnage d’importance.

En effet, au bout de quelques minutes, un valet poudré et en bas de sole annonça en soulevant la portière :

— Lady Eleanor Braybrooke !

Une femme majestueuse et raide ayant atteint cet âge si difficile à fixer, qu’on appelle poliment un certain âge, entra dans la chambre avec une raideur automatique, sans faire onduler le moins du monde son épaisse robe de soie. On eût dit que des rouages intérieurs la faisaient mouvoir et qu’elle s’avançait au moyen de roulettes de cuivre comme ces poupées qu’un mécanisme caché fait circuler autour d’une table.

Le corselet dans lequel se moulaient ses charmes développés par l’embonpoint de la quatrième jeunesse eût préservé d’un coup de lance aussi bien qu’une armure de Milan, tant il était bardé de baleines, de lames d’acier et autres engins compressifs. Comment la brave dame avait-elle pu s’introduire dans cette gaîne ? c’est un mystère de toilette que nous respectons, mais elle avait dû subir une pression de quarante atmosphères pour obtenir ce résultat.

Son visage, large et carré, était diapré de toutes les fleurs de la couperose. Ses joues flambaient, son nez visait au charbon ; son front même était couleur de pralines. Cette physionomie incandescente s’encadrait de cheveux d’un roux britannique férocement crépés, et qui ressemblaient plutôt à des filaments de soie végétale qu’à des cheveux humains. Ce visage eût été des plus communs sans deux prunelles d’un gris dur et froid comme l’acier, qui en relevaient la trivialité par quelque chose de dédaigneux et d’impératif ; ce regard la signait grande dame, femme de highlife, malgré la bourgeoise épaisseur de ses formes et l’enluminure de son teint.

Lady Eleanor Braybrooke était veuve et servait de chaperon à miss Amabel Vyvyan, sa nièce, restée orpheline toute jeune et maîtresse absolue d’une assez grande fortune.

Dans la cérémonie importante qui allait avoir lieu, lady Braybrooke devait servir de mère à sa nièce.

Miss Amabel, quoique la chose ne soit guère romanesque, épousait, sans obstacle aucun, un jeune homme charmant, sir Benedict Arundell, qui l’aimait et qu’elle aimait depuis bientôt deux ans.

Sir Benedict Arundell était jeune et beau, noble et riche ; toutes les convenances étaient donc réunies dans cette union, puisque la fiancée possédait les mêmes qualités.

— Regardez donc, ma tante, quel affreux brouillard il fait, dis miss Amabel en tournant ses beaux yeux vers la fenêtre.

— Au commencement de novembre, cela n’a rien d’étonnant dans la vieille Angleterre, répondit lady Eleanor.

— Sans doute ; mais j’aurais désiré pour le jour le plus beau de ma vie, un ciel d’azur, un gai soleil, des parfums de fleurs et des chants d’oiseaux.

— Chère petite, avec une chambre bien tapissée, des bougies, un bon feu dans la grille, un flacon de mille fleurs et un piano d’Erard, on remplace tout cela. Je ne m’occupe guère du temps qu’il fait, moi.

— Toujours positive, ma tante.

— Toujours poétique, ma nièce.

— Je voudrais que la nature s’associât davantage à nos impressions : cette tristesse du ciel pèse à mon âme joyeuse.

— Enfant, si le bon Dieu, à ta requête, déchirait tout à coup les voiles de la brume, la splendeur du soleil offenserait peut-être comme une ironie quelque cœur blessé.

— C’est vrai, ma tante ; mais je n’ai pu ce matin me défendre de cette impression nerveuse.

— Bah ! sir Benedict Arundell aura bientôt dissipé cette mélancolie, répliqua lady Eleanor Braybrooke avec ce sourire équivoque et ridé dont les personnes d’âge ne sont pas assez ménagères.

Un roulement de voitures se fit entendre sous la fenêtre, et bientôt après sir Benedict Arundell parut.

Il était mis avec cette simplicité correcte, cette perfection exquise et n’attirant jamais l’œil qui caractérise le parfait gentleman, et dont les Anglais possèdent seuls le secret : il avait évité le ridicule presqu’insurmontable de l’habit de noce, et cependant il n’y avait dans son costume aucune infraction à la solennité de la circonstance.

Sir Benedict Arundell, suivant l’usage, ne portait ni barbe, ni moustache, ni royale, ni aucun de ces ornements qui hérissent les visages continentaux ; seulement sa figure lisse et polie était entourée de favoris châtains et passés au fer, qu’un artiste, amant du pittoresque, eût trouvés trop réguliers, mais qui eussent assurément obtenu l’approbation de feu Brummel et du comte d’Orsay.

Il avait ces traits d’Antinoüs un peu allongés et refroidis que présentent assez fréquemment les belles races d’Angleterre, et sa tête semblait la copie de quelque dieu grec faite par Wesmacott ou Chantrey.

On n’aurait pu rêver un couple mieux assorti.

Le nuage qui couvrait le front d’Amabel se dissipa à l’aspect de son fiancé. Les yeux bleus de Benedict contenaient assez d’azur pour en faire un ciel. Une joie pure illumina les traits charmants de la jeune fille, qui tendit sa main aux lèvres de Benedict.

Les yeux gris de lady Eleanor Braybrooke pétillèrent à ce tableau, qui rappelait sans doute une scène analogue, où elle avait joué un rôle, mais déjà enfoncée dans un passé si lointain qu’il fallait assurément une excellente mémoire pour s’en souvenir.

— Voilà pourtant comme nous étions, murmura lady Eleanor, ce brave sir Georges Alan Braybrooke et moi, il y a vingt ans à peu près. — Cet à peu près était assez énigmatique, mais lady Eleanor n’aimait pas à formuler précisément, même à part soi, des dates qui auraient donné le chiffe exact de son âge. Ce rapprochement intérieur ne pouvait être juste que pour la bonne dame, car jeune, elle n’avait pas même eu la beauté du diable, et sir Georges Alan Braybrooke, long, sec, raide, osseux, avec son menton carré et son nez à la Wellington, et sa bouche en estafilade, n’avait jamais ressemblé, même dans le temps de ses amours, à l’élégant Benedict Arundell.

— Allons, mes enfants, il est temps de partir ; le chapelain a déjà dû revêtir son surplis, et les invités arrivent en foule.

Elle monta dans sa voiture avec Amabel, et Benedict prit place dans la sienne avec Williams Bautry, un de ses camarades.

Les cochers poudrés, enrubanés, ornés d’énormes bouquets, la face écarlate et cardinalisée par de nombreuses libations préalables à la santé des futurs époux et de leur descendance, ajustèrent les guides dans leurs mains avec un air de maestria incomparable, clappèrent de la langue, touchèrent leurs chevaux du bout de la mèche, et le cortège partit pour l’église.

Le soleil avait fait d’inutiles efforts pour dissiper les vapeurs rabattues par le vent d’ouest sur la ville de Londres, et son disque pâli et sans rayons faisait à peine deviner la place qu’il occupait dans le ciel par une tache livide plus semblable à la face malade de la lune qu’au visage étincelant de l’astre du jour. Les lanternes où le gaz attardé dardait encore ses jets versaient une lumière presque aussitôt étouffée.

À quelque distance, les objets estompés se contournaient en formes étranges et fantastiques, les voitures avaient l’air de léviathans et de béhemots, les passants incertains, de géants et de fantômes, les murailles sombres des édifices prenaient des apparences de babels et de lylacqs, et il fallait toute l’habitude des cochers pour ne pas se perdre dans cet air opaque où mouraient les vibrations sonores, et qui semblait avoir ouaté les rues avec le duvet des nuages.

La chapelle où le mariage devait se célébrer était Sainte-Margareth, édifice dans le style ogival normand, avec une tour carrée, de puissants contreforts, une immense fenêtre quadrilobée, construction lugubre d’aspect, aux murailles noires comme de l’ébène, dont les nervures lavées par la pluie avaient l’air en tout temps couvertes de neige, assise au milieu d’un cimetière sans verdure et parsemé de tombes dont la forme, rappelant vaguement celle du cadavre, avait quelque chose de sinistre et d’horrible ; une grille que la poussière de charbon de terre, tamisée par les cent mille cheminées de Londres, avait rendue plus enfumée que les soupiraux de l’enfer, entourait ce champ de repos que l’agitation immédiate de la ville rendait encore plus morne.

La haute tour enfonçait dans la brume sa couronne de clochetons invisibles et semblait décapitée ; le porche fuligineux et sombre comme la voûte d’un four, ouvrant son arcade béante, avait l’air de la gueule d’une orque ou de quelque autre bête démesurée soufflant de la fumée par les mâchoires. Le brouillard qui baignait l’arceau gigantesque, produisait l’effet de l’haleine de ce monstre architectural.

Certes, sans être superstitieux, un jeune couple pouvait, à l’aspect de cette église lugubre, concevoir quelques craintes pour son bonheur futur. Le frisson vous tombait invinciblement sur les épaules en franchissant cette voûte plus obscure que celle de l’Érèbe, et qui ne laissait trembloter au bout de sa profondeur aucun rayon du jour, aucune étoile d’espérance.

Assurément il eût été injuste de demander à une vieille et rigide église protestante de Londres, à la fin de septembre, un jour de brouillard, l’aspect heureux et gai d’un temple antique déroulant la théorie de ses colonnes blondes sur l’azur d’un ciel athénien ; mais, en vérité, ce matin-là, Sainte-Margareth avait plus mine d’une crypte sépulcrale bonne à recevoir des morts que d’une église à bénir le mariage de deux époux amoureux.

— Eh bien ! disait dans la voiture sir Williams Bautry à son ami Benedict Arundell, c’est donc vrai, tu te maries, à vingt-quatre ans, à la fleur de l’âge, lorsqu’une si longue carrière de plaisirs et de fantaisies était encore ouverte devant toi !

— À vingt-quatre ans, tu l’as dit, cher Williams ; le mariage est une folie qu’on ne doit faire que jeune.

— Je suis assez de ton avis, et d’ailleurs Amabel justifie une résolution si prompte ; mais, lorsque nous étions à l’Université de Cambridge, il n’était guère facile de prévoir que tu serais le premier de notre joyeuse bande qui se laisserait prendre dans le traquenard de l’hymen.

Pendant que sir Williams Bautry et sir Benedict Arundell s’entretenaient ainsi en roulant vers l’église Sainte-Margareth, un homme, sorti de la rue adjacente, se glissa sous le porche sombre, et se tint adossé contre la muraille entre deux colonnettes, comme la statue de pierre d’un saint.

Cet homme était coiffé d’un chapeau à larges bords enfoncé jusqu’aux yeux, et le pan d’un manteau de voyage rejeté sur l’épaule voilait le bas de sa figure. Ce qu’on en pouvait distinguer annonçait des traits réguliers brunis par le soleil d’autres cieux.

Au bout de quelques minutes d’immobilité rêveuse, il dégagea une main des plis de son manteau, et, amenant une large montre plate à la portée de sa vue, il se dit :

— C’est l’heure ; ils vont bientôt venir !

Et il replongea la montre dans les profondeurs de son gousset.

À qui pouvait s’appliquer cette phrase murmurée avec un accent étrange ?

Les voitures détournant le coin de la rue arrivèrent devant le porche de l’église.

Alors l’homme que nos lecteurs ont déjà reconnu pour le voyageur si pressé rejeta son manteau en arrière, et parut s’affermir sur ses talons, comme quelqu’un qui touche à un moment suprême.

Le marche-pied s’abattit. Amabel, s’appuyant légèrement sur la main de Benedict, allait descendre et pénétrer sous le porche, lorsque l’inconnu, ayant fait un profond salut à la fiancée, toucha le bras d’Arundell, qui se retourna vivement, tout étonné d’une semblable interruption dans un tel moment ; car, tournant le dos à l’église, il n’avait pas vu s’avancer l’homme au manteau.

— Sidney ! s’écria Benedict revenu du premier éblouissement.

— Lui-même ! répondit d’un ton grave l’homme ainsi nommé.

— Et moi qui vous accusais d’indifférence. Venir ainsi des Indes pour assister à mon mariage ! c’est donc à cause de cela que vous n’avez pas répondu à mes lettres ; vous vouliez me ménager cette surprise !

— Benedict, j’avais un mot à vous dire, et c’est pour ce mot que je suis venu.

— Vous le direz plus tard. Tantôt je vous présenterai à ma femme, et, ma foi ! vous êtes déjà tout présenté. Lady Arundell, sir Arthur Sidney.

— Non, il faut que je vous parle sur-le-champ, seul à seul, ne fût-ce qu’une minute.

Il y avait dans le regard de Sidney quelque chose de si ferme, dans sa voix un accent si impérieux, que Benedict, hésitant et laissant tomber la main d’Amabel, fit quelques pas du côté de son ami.

— Madame voudra bien pardonner mon insistance, dit Sidney en s’emparant du bras de Benedict avec un sourire d’une grâce affectée, je n’ai qu’une phrase à dire.

Et il entraîna Benedict jusqu’à l’angle de l’église, à l’entrée de la petite rue qui longe un des bas-côtés.

Amabel s’était rassise à côté de sa tante, lady Eleanor Braybrooke, qui grommelait entre ses dents contre cette absurde interruption.

— Je vous le demande un peu, si cela a le sens commun : tomber ainsi des Indes pour intercepter ainsi un marié au seuil de l’église ! Le moment est bien choisi pour débiter des balivernes !

— Sir Arthur Sidney est un original qui ne fait rien comme les autres, répondit Amabel ; Benedict m’a souvent parlé de ses singularités.

— Est-ce qu’un homme bien né doit avoir des originaux pour amis ! répliqua lady Braybrooke du ton le plus majestueusement dédaigneux.

Amabel sourit de l’indignation superbe de sa tante.

— Ce n’est pas moi, continua la douairière, qui de rouge était devenue cramoisie par les flots de colère qui lui montaient à la face, qui aurais permis à sir Georges Alan Braybrooke de me planter là au moment de marcher à l’autel, fût-ce pour l’empire du monde… Mais il paraît qu’elle est longue, la phrase qu’avait à dire ce Sidney, que Dieu confonde !

La réflexion de lady Braybrooke, Amabel l’avait déjà faite, car elle penchait sa tête couronnée de fleurs virginales à la portière de la voiture, pour voir si Benedict ne revenait pas.

Rien ne paraissait encore à l’angle de l’église, le point le plus éloigné où le brouillard permît à la vue de s’étendre.

La position devenait singulière et ridicule. Amabel et lady Braybrooke, aidées par sir Williams Bautry, descendirent de voiture, et s’abritèrent sous le porche. Sir Williams s’offrit pour aller avertir Benedict et Sidney de l’inconvenance d’un pareil entretien prolongé si longtemps.

Les invités firent cercle, déjà étonnés, autour de miss Amabel Vyvyan, et l’engagèrent à pénétrer dans la nef. Les passants commençaient à regarder avec surprise cette belle jeune fille vêtue de blanc, cette fiancée sans époux, debout sous cette voûte sombre.

En pénétrant dans l’église, Amabel sentit tomber sur ses épaules, à peine abritées par un léger voile de dentelles, un froid humide et claustral ; il lui sembla être enveloppée pour toujours par la fraîcheur du couvent et du sépulcre. Elle eut comme le pressentiment de passer de la lumière dans l’ombre, du bruit dans le silence, de la vie dans la mort. Elle crut entendre se briser dans sa poitrine le ressort de sa destinée.

Williams Bautry revint pâle, consterné, ne sachant quelle expression donner à sa figure.

Il avait parcouru dans toute sa longueur la ruelle où étaient entrés Benedict et Sidney, fait le tour de l’église, fouillé les alentours…

Benedict et Sidney avaient disparu.