Librairie de Tarride (p. 17-32).



CHAPITRE XI.


Après cette lecture, le comte, fou de douleur et de rage, se mit à parcourir le parc en tous sens, à la recherche de l’être mystérieux qui avait, pendant son assoupissement, jeté sur ses genoux les lettres d’Edith et la formule du pacte qui le liait à un pouvoir inconnu.

En vain il battit les allées, les contre-allées, les recoins de bosquets, il ne put rien découvrir. Il est vrai que la nuit était sombre et que de vagues reflets de lanternes éloignées le guidaient seuls dans sa poursuite.

Las de cette course insensée, il sortit du parc, et se dirigea, sans trop savoir où il allait, du côté de Primerose-Hill.

Les maisons s’éclaircissaient, les champs commençaient à se mêler à la ville, et bientôt il se trouva dans la campagne, gravissant les premières pentes de la colline.

Toutes ces marches et contremarches avaient pris du temps, et l’aurore tardive de novembre jetait de vagues lueurs dans le ciel, que jonchaient de grands nuages éventrés, gigantesques cadavres restés sur le champ de bataille de la tempête. Rien ne ressemblait moins à l’Aurore aux doigts de rose d’Homère que ce sinistre lever du soleil britannique.

Il se laissa tomber au pied d’un arbre qui frissonnait à l’aigre brise du matin, déjà veuf de plus de la moitié de ses feuilles, et reprit dans sa poche les lettres à moitié lacérées d’Edith qu’il y avait plongées par un mouvement machinal : tout en ne lui laissant aucun doute sur son malheur, elles étaient d’un style contraint, et la passion ne s’y exprimait qu’avec des formes embarrassées ; on eût dit que la jeune femme avait cédé plutôt à une fascination involontaire qu’à une sympathie.

Cette lecture envenimait encore les plaies de Volmerange, mais il avait besoin de la faire pour légitimer sa vengeance à ses propres yeux : après son action violente et terrible, un doute lui venait, non sur la certitude de la faute, mais sur la légitimité de la punition : cette forme blanche, descendant à travers l’ombre vers le gouffre noir du fleuve, lui passait toujours devant les yeux comme un remords visible. Il se demandait s’il n’avait pas outre-passé son droit d’époux et de gentilhomme, en infligeant une mort affreuse à un être jeune et charmant à peine au seuil de la vie. Quelque coupable que fût Edith, elle était tellement punie qu’elle devenait innocente.

Qui lui eût dit le matin que le soir il serait meurtrier, lui eût produit l’effet d’un fou, et cependant il venait d’immoler impitoyablement une femme sans défense ; une femme dont il avait juré à la face du ciel et des hommes d’être le protecteur. La terrible exécution qu’il avait faite, bien que juste d’après les lois du point d’honneur, l’épouvantait et lui apparaissait dans son horrible gravité, et d’ailleurs sa vengeance n’eût-elle pas dû commencer par le complice d’Edith ? Cédant à la colère aveugle, il s’était ôté, en tuant la coupable, tout moyen de remonter à la source du crime. C’était l’infâme séducteur dont il aurait dû arracher le nom à Edith et qu’il eût eu plaisir à torturer lentement et avec la plus ingénieuse barbarie, car une mort prompte n’eût pas assouvi sa vengeance.

Puis, songeant aux liens qui l’attachaient à l’association mystérieuse dont nos lecteurs ont pu voir la formule de serment, il s’indignait de cette autorité revendiquée après plusieurs années de silence, et, bien que le serment ne lui eût pas été extorqué, il sentait son indépendance se révolter contre cette prétention de disposer de lui. — Il avait juré, il est vrai, mais dans l’enthousiasme de la jeunesse, de mettre toutes ses forces et toute son intelligence au service de l’idée commune ; mais fallait-il pour cela abjurer les sentiments de son cœur, cesser d’être homme et devenir comme un bâton dans la main cachée ?

Il lui semblait saisir une coïncidence étrange entre le déshonneur d’Edith et ce rappel au serment prononcé. N’avait-on pas voulu, par ce coup terrible, le détacher des choses humaines, et profiter de son désespoir pour le jeter à corps perdu dans les entreprises impossibles ?

Il se rappelait une phrase prononcée jadis par un des membres influents de l’association : « Dieu a mis la femme sur la terre de peur que l’homme ne fît de trop grandes choses. » En lui découvrant l’indignité de celle qu’il aimait, sans doute on avait pensé le convaincre, sans réplique, de la maxime de Shakspeare : « Fragilité c’est le nom de la femme », et le faire renoncer pour toujours à ses trompeuses amorces.

— Oh ! disait-il dans sa pensée, à qui se fier désormais, si le front ment comme la bouche, si la candeur trompe, si la pudeur n’est qu’un masque, si l’étincelle céleste n’est qu’un reflet de l’enfer, si le cœur de la rose est plein de poison, si la couronne virginale ceint des cheveux dénoués par la débauche… Edith ! Edith ! oh ! je t’avais confié sans crainte et sans défiance l’honneur de mon antique maison ; j’aurais cru que tu aurais transmis pur le sang des vieux chevaliers et le sang royal de l’Inde qui coule dans nos veines… Et cependant elle m’aimait, j’en suis sûr, s’écria-t-il en frappant violemment son genou avec son poing ; non, son doux regard disait vrai ; sa voix avait l’accent de l’amour sincère ; il y a là-dessous quelque machination horrible. Mais a-t-elle nié l’accusation une seule fois ? a-t-elle prononcé un mot pour sa défense ? Elle est coupable… coupable… coupable, continua-t-il en répétant le mot avec l’insistance monotone des gens qui sentent leurs idées s’échapper et qui raccrochent à la dernière syllabe prononcée, comme à un rameau sauveur, leur raison qui se noie.

Des larmes coulaient le long de ses joues une à une silencieusement et sans interruption ; il ne pensait même pas à les essuyer, et répétait d’un air fou et comme un vague refrain de ballade : Elle est coupable, coupable, coupable.

Le jour s’était levé tout à fait, et des hauteurs de Primerose-Hill la vue s’étendait sur la ville de Londres, qui commençait à fumer comme une chaudière en ébullition ; c’était un spectacle plein de grandeur et de magnificence. De larges traînées de brouillard bleuâtre indiquaient le cours de la Tamise, et çà et là s’élançaient de la brume les flèches pointues des églises indiquées par un rayon de lumière oblique.

Les deux tours de Westminster ébauchaient leurs masses noires presqu’en ligne directe ; le duc d’York posait, imperceptible poupée, sur sa mince colonne ; puis à gauche, le monument du feu élevait vers le ciel ses flammes de bronze doré, la Tour groupait sa botte de donjons, Saint-Paul arrondissait sa coupole flanquée de deux campaniles ; l’ombre et le clair jouaient sur ces vagues de maisons interrompues de loin en loin par l’îlot verdâtre d’un parc ou d’un square avec une grandeur et une majesté dignes de l’Océan ; mais Volmerange, quoique ses yeux immobiles parussent contempler ce panorama merveilleux avec la plus profonde attention, ne voyait absolument rien : l’ombre pâle d’Edith lui interceptait tout ce spectacle.

Sa fureur était tombée, et il se trouvait dans un tel état de prostration qu’un enfant eût eu raison de lui en ce moment-là ; toute sa vitalité avait été épuisée dans cette projection immense ; il s’était vidé dans son crime ; il essaya de se lever, mais ses genoux se dérobaient sous lui, un nuage s’abaissa sur ses yeux ; ses tempes se couvrirent d’une sueur froide, il retomba au pied de son arbre.

Au même instant passait sur la route un homme d’une apparence honnête et d’une mise simple, mais qui n’excluait pas la confortabilité, une de ces figures que l’on verrait mille fois sans les reconnaître, tant elles savent porter habilement le masque et le domino de la foule.

L’homme s’approcha de Volmerange, qui, excédé d’émotion et de fatigues, glacé par l’air de la nuit, était près de s’évanouir.

— Qu’avez-vous, monsieur ? lui dit le passant d’un air d’intérêt ; vous êtes bien pâle et paraissez souffrir.

— Oh ! rien, une faiblesse, un étourdissement passager, répondit le comte d’une voix presque éteinte.

— Je bénis l’heureux hasard qui m’a fait passer par ici ; je suis médecin, et je rendais visite à une de mes pratiques de Primerose-Hill ; j’ai ici de quoi vous réconforter, dit l’homme en tirant de sa poche un petit portefeuille assez semblable à la trousse des chirurgiens, et dont il sortit un flacon qui paraissait contenir des sels.

— En effet, je ne me sens pas bien, murmura Volmerange en laissant tomber sa tête.

L’officieux passant déboucha le flacon, d’où s’exhala une odeur pénétrante, et le mit sous le nez du malade. Mais la substance qu’il renfermait ne produisit pas l’effet qu’on en eût dû attendre ; au lieu de sortir de son évanouissement, Volmerange semblait s’y plonger plus avant, et les efforts qu’il avait faits pour aspirer l’odeur excitante paraissaient avoir épuisé le peu de forces qui lui restaient.

Le passant, qui s’était intitulé médecin, bien qu’il vît la pâmoison du malade se prolonger, continuait à lui tenir sous les narines le flacon qu’il eût dû retirer, voyant son effet inutile.

À la syncope paraissait avoir succédé la léthargie. Volmerange, les bras flottants, le tronc affaissé, la tête vacillant d’une épaule à l’autre n’était plus qu’une statue inerte.

Précieuse invention, murmura le bizarre médecin, très-satisfait du singulier résultat de son assistance : le voilà dans un état convenable ; il ne sait plus s’il est au ciel, sur terre ou en enfer ; on peut le prendre et l’emporter sans qu’il s’en aperçoive plus qu’un ballot ou un mort de huit jours. Il irait en Chine comme cela. Mais avisons s’il passe quelque voiture où je puisse le loger. Et il s’élança au milieu de la route, comme pour voir de plus loin.

Il n’eut pas besoin de rester longtemps à son poste d’observation. Une voiture de place se dirigeant vers Londres d’un train inconnu aux cochers de fiacre continentaux apparut avec un rayonnement et un tonnerre de roues à l’horizon du chemin.

Le prétendu médecin fit signe au cocher. La voiture était vide, et l’automédon fit approcher son char du tertre où gisait Volmerange.

— Aidez-moi, dit le faux médecin, à mettre ce gentilhomme dans votre voiture ; il a trop bu à souper de vins d’Espagne et de France, et il s’est endormi sous cet arbre dans sa petite promenade matinale. Je le connais et vais le reconduire chez lui.

Le cocher aida le passant à loger Volmerange dans le cab sans faire la moindre observation, car le fait d’un gentilhomme ivre n’est pas assez rare pour étonner. Seulement le cocher en remontant sur son siége soupira mélancoliquement en lui-même à cette réflexion : « Est-il heureux ce lord d’être gris de si bonne heure ! »

Cet axiome formulé, il lança son cheval dans la direction indiquée par l’homme qui lui avait désigné une maison située le long d’un de ces roads qui succèdent aux rues sur les confins de Londres.

Au bout de quelques minutes, la voiture s’arrêta devant un mur dans lequel était coupée une petite porte verte dont le bouton de cuivre reluisait comme l’or. Des arbres à moitié effeuillés, qui dépassaient le chaperon de la muraille, indiquaient qu’un jardin assez vaste séparait la maison de la rue.

L’homme qui avait administré à M. de Volmerange le cordial à l’effet stupéfiant tira le bouton et sonna plusieurs fois, séparant ses coups par des intervalles qui paraissaient avoir une signification réglée d’avance.

Un domestique vint ouvrir ; l’homme lui dit deux mots à l’oreille ; le domestique rentra dans la maison, et bientôt reparut suivi de deux compagnons à teint olivâtre et à figure bizarre, qui prirent Volmerange et l’emportèrent dans un pavillon de forme ronde, formant au coin du corps de logis une de ces tourelles assez fréquentes dans l’architecture anglaise.

Le cocher, largement payé, s’en alla, trouvant l’aventure toute simple : il avait dans la nuit reporté chez eux ou ailleurs quatre ducs ou marquis dans un état pour le moins aussi problématique que celui de Volmerange.

Comme ayant achevé sa mission, l’homme au flacon se retira aussi, après avoir écrit sur un carré de papier qu’il déchira de son portefeuille quelques mots moitié en chiffres, moitié en caractères d’une langue inconnue, qu’il remit au domestique qui était venu ouvrir.

La maison dans laquelle on avait apporté Volmerange avait un aspect d’élégance et de richesse qui excluait toute idée de vol et de guet-apens. Une véranda blanche et rose jetait son ombre découpée sur un perron de marbre blanc ; des glaces sans tain, et d’une seule pièce, posées au dessus des cheminées, laissaient transparaître d’énormes vases de la Chine remplis de fleurs. La cage de cristal d’une serre immense dans laquelle le salon paraissait se continuer, tenait sous cloche une vraie forêt vierge ; les lataniers, les bambous, les tulipiers, les jamroses, les lianes, les passiflores, les pamplemousses, les raquettes s’y épanouissaient avec une violence toute tropicale, brandissant les dards, les coutelas, les griffes de leurs feuillages monstrueux et féroces, faisant éclater leurs calices comme des bombes de parfums et de couleurs, et palpiter les pétales de leurs fleurs comme les ailes des papillons de Cachemyr.

Les deux laquais basanés déposèrent Volmerange, toujours endormi, sur un divan, et se retirèrent en silence, n’ayant pas l’air autrement surpris de l’arrivée de ce personnage, que sans doute ils voyaient pour la première fois.

Il y avait déjà quelques minutes qu’il reposait, toujours sous l’influence du narcotique, et personne ne paraissait.

La pièce où il avait été déposé offrait dans son ameublement d’une simplicité élégante quelques particularités qui eussent pu guider les suppositions de l’observateur ; une fine natte indienne recouvrait le plancher, et sur la cheminée se contournait une idole de la Trimourti mystique représentant Brahma, Wishnou et Shiva ; un bouclier de peau d’éléphant, un sabre courbe, un krick malais et deux javelines formaient trophée le long de la muraille. Ces détails caractéristiques, et moins bizarres à Londres que partout ailleurs, semblaient indiquer la demeure d’un nabab enrichi à Calcutta ou d’un civilien haut employé de la Compagnie des Indes.

Bientôt une portière de brocard se souleva et donna passage à une figure étrange : c’était un vieillard de haute taille, un peu courbé, qui s’avançait en s’appuyant sur un bâton aussi blanc que l’ivoire : sa face maigre desséchée et comme momifiée, avait la teinte du cuir de Cordoue ou du tabac de la Havane ; de larges orbites de bistre cerclaient ses yeux creux et brillants comme des yeux d’animal, et dont l’âge n’avait point éteint une seule étincelle ; son nez courbé en bec d’aigle était presque ossifié, et ses cartilages endurcis luisaient comme un os ; ses joues caves, sillonnées de rides profondes, adhéraient aux mâchoires, et ses lèvres bridaient sur des dents que l’usage du bétel avait rendues jaunes comme de l’or ; les jointures des mains, presque pareilles à celles des orangs-outangs, se plissaient transversalement comme le coude-pied des bottes à la hussarde.

Une petite perruque rousse, de celles dites chiendent, recouvrait cette tête hâlée, brûlée et comme calcinée par le soleil, couvant les passions et le feu dévorant d’une idée fixe ; sous le bord de cette perruque scintillaient deux anneaux d’or mordant le lobe d’une oreille semblable à un bout de vieux cuir.

À voir ce spectre jaune plissé, feuilleté comme un livre, si sec, que ses jointures craquaient en marchant, comme celles des genoux de don Pèdre, on l’aurait cru, non pas centenaire, mais millénaire. Il accusait un nombre d’années fabuleux, et pourtant ses prunelles, seuls points vivants dans sa face morte, étincelaient de jeunesse. Toute la vigueur de ce corps anéanti, et conservé sur terre par une volonté puissante, s’y était réfugiée.

Si Volmerange eût pu secouer l’invincible torpeur qui l’accablait et le retenait dans un sommeil hébété, il eût frémi en voyant cet être fantastique glisser vers lui avec une allure de fantôme, et il se serait cru en proie aux épouvantements du cauchemar : malgré son large habit noir, sa culotte et ses bas de soie que n’eût pas désavoués un ministre prêt à monter en chaire, costume tout à fait contraire à l’emploi d’apparition, le vieillard semblait arriver directement de l’autre monde.

Aucun sentiment de malveillance ne paraissait cependant l’animer, et il se dirigea du côté du divan d’un air aussi visiblement satisfait que le permettaient son teint de Pharaon empaillé et les milliers de rides que dessinait son sourire dans sa figure antédiluvienne.

Il tenait encore à la main le papier sur lequel l’homme, en remettant Volmerange au domestique, avait griffonné quelques lignes en signes mystérieux, et le contenu sans doute était de nature à lui être agréable, car, en le relisant une dernière fois avant de le jeter au feu, il dit à demi-voix : Vraiment, ce garçon est très-intelligent, il faudra que j’avise à récompenser son zèle.

Cela dit, il s’assit près de Volmerange, attendant que l’effet du narcotique se dissipât ; mais, voyant que le jeune comte ne s’éveillait pas encore, il appela ses laquais basanés et le fit déposer sur un lit de repos dans une salle voisine.

Cette salle, ornée et meublée avec une extrême magnificence, rappelait les fabuleuses splendeurs des contes orientaux. Aucun palais d’Hyderhabad ou de Benarès n’en contenait assurément une plus riche et plus splendide.

De légères colonnes de marbre blanc, entourées d’un cep de vigne, dont les feuilles étaient figurées par des semences d’émeraudes et les grappes par des grenats, soutenaient un plafond fouillé, ciselé, découpé, écartelé de mille caissons pleins de fleurs, d’étoiles, d’ornements fantastiques et touffus comme la voûte d’une forêt.

Sur les murailles courait une frise contenant les principaux mystères de la théogonie indienne : on y voyait taillé tout un monde de dieux à trompes d’éléphant, à bras de polype, tenant à la main des lotus, des sceptres, des fléaux ; des monstres, moitié hommes, moitié animaux, aux membres feuillus et contournés en arabesques, symboles mystérieux de profondes pensées cosmogoniques. Malgré leur raideur hiératique et la naïveté enfantine de leur exécution, ces sculptures avaient une vie étrange, les complications de leurs enlacements les faisaient fourmiller à l’œil, et leur donnaient comme une espèce de mouvement immobile.

De larges portières de damas broché d’or tombaient à plis puissants, et remplissaient l’interstice des colonnes.

Un tapis, que ses dessins compliqués et ses palmettes de mille couleurs faisaient ressembler à un châle de cachemire, tissu pour les épaules d’une géante, couvrait le plancher de sa moelleuse épaisseur.

Autour de la salle régnait un divan bas, couvert d’une de ces étoffes merveilleuses où l’Inde semble attacher avec de la soie les nuances brillantes de son ciel et de ses fleurs.

Un jour doux et laiteux, tamisé par des vitres dépolies, versait à ces magnificences asiatiques des lueurs vagues estompées encore par un imperceptible nuage de fumée bleuâtre provenant des parfums brûlés sur les cassolettes aux quatre coins de la salle, et donnait à cette salle, déjà surprenante par elle-même, un aspect tout à fait féerique ; derrière cette gaze vaporeuse, les ors, les grenats, les cristaux, les saillies des sculptures, avaient des phosphorescences et des illuminations subites de l’effet le plus bizarre. Un morceau de bas-relief frisé par la lumière semblait se mettre en marche ; une colonne pivote sur elle-même et se tord en spirale, et soit que les aromes des fleurs exotiques, jaillissant des grands vases, eussent un effet vertigineux, soit que les parfums des cassolettes continssent quelques-unes de ces préparations enivrantes dont l’Inde a l’habitude et le secret, au bout de quelques minutes tout prenait, dans cette salle fouillée en pagode, la physionomie indécise et changeante des objets entrevus dans le rêve.

Le personnage bizarre dont nous avons tout à l’heure esquissé les traits venait de reparaître après une courte absence, mais il était débarrassé de ses habits noirs et de sa défroque européenne ; un turban artistement roulé avait remplacé sur son crâne rasé la perruque de chiendent ; deux lignes blanches faites avec la poussière consacrée rayaient son front fauve ; un anneau de brillants scintillait suspendu à sa cloison nasale ; une robe de mousseline descendait de ses épaules à ses pieds avec des plis droits auxquels le corps qu’ils recouvraient n’imprimait pas la moindre inflexion, tant était grande la maigreur du vieillard.

Cette tête cuivrée entre ce gros turban et cette longue robe blanche produisait le contraste le plus étrange. Ces deux blancheurs avaient rendu à ce masque bistré son obscurité indienne.

On eût dit un dévot sortant de la caverne d’Elephanta ou de la pagode de Jaggernaut, pour la solennité de la promenade du char aux roues sanglantes.

Il se tenait debout à côté du lit de repos, épiant le moment où la force de la drogue soporifique n’agissant plus, Volmerange se réveillerait de son assoupissement.

Déjà celui-ci avait à demi soulevé ses paupières, et, à travers l’interstice de ses cils, aperçu vaguement les colonnes aériennes, le plafond vertigineux de la salle, et le vieil Indien planté près de lui comme un fantôme, le regardant avec ces yeux obstinés dont vous poursuivent les personnages des rêves ; mais il n’avait pas pris ce qu’il voyait pour un retour à la vie réelle, et il se croyait encore errant dans les chimériques pays du sommeil. S’être évanoui au pied d’un arbre sur la colline de Primerose-Hill, et revenir à soi sur un divan de cachemire, dans une salle du palais d’Aureng-Zeb, an fin fond de l’Inde, à trois mille lieues de l’endroit où l’on a perdu connaissance, il y aurait eu de quoi étonner un cerveau moins ébranlé que celui de Volmerange. Il restait donc immobile, ne sachant s’il veillait ou s’il dormait, et cherchant à renouer le fil rompu de ses idées. Enfin, se décidant à ouvrir complétement les yeux, il promena autour de lui son regard étonné et ne put pas, cette fois, se refuser à l’évidence.

L’endroit où il se trouvait, quoique très fantastique, n’appartenait en rien à l’architecture du rêve : c’était par la main des hommes et non par celle des esprits qui peuplent le sommeil de merveilles impalpables, que ces colonnes avaient été cannelées, ces plafonds peints, ces bas-reliefs fouillés. Il ne reposait pas sur un banc de nuages, mais sur un lit authentique. Il voyait bien là-bas une énorme pivoine de la Chine épanouir sa touffe écarlate, dans un pot de porcelaine du Japon. Les parfums chatouillaient son nerf olfactif d’un arome bien réel. La figure de l’Indien, quoique digne des pinceaux de la fantaisie nocturne, présentait des ombres et des clairs parfaitement appréciables, et se modelait d’une façon toute positive. Il n’y avait pas moyen de douter.

Se soulevant sur le coude, Volmerange adressa au long fantôme blanc la question classique en pareil cas, et dit comme un héros de tragédie, sortant de son égarement : « Où suis-je ? »

— Dans un lieu où vous êtes le maître, répondit l’Indien en s’inclinant avec respect.

À ce moment, un frisson de clochettes se fit entendre derrière un rideau ; les anneaux grincèrent sur leurs tringles, et un troisième personnage pénétra dans la salle.