Librairie de Tarride (p. 5-16).



CHAPITRE X.


Nous profiterons de ce que la Belle-Jenny s’avance, poussée par un bon vent, et file dix nœuds à l’heure, pour faire dans notre récit quelques pas rétrogrades mais nécessaires. Nous devons expliquer comment miss Edith se trouvait au milieu de la Tamise par cette nuit de tempête, près d’être engloutie sous les eaux, au lieu d’être dans l’ombre tiède et parfumée de la chambre nuptiale, frémissante sous le baiser d’un époux aimé.

On se rappelle sans doute qu’un homme d’apparence misérable avait remis au comte de Volmerange un pli cacheté à la sortie de l’église.

Ce pli, le comte, tout entier à d’autres soins, l’avait laissé dans sa poche, sans l’ouvrir, se réservant d’en prendre connaissance plus tard et l’avait oublié dans les émotions de cette journée. Mais le soir, resté seul un instant, pendant que les femmes d’Edith la déshabillaient et lui passaient son peignoir de nuit, il sentit craquer ce papier dans sa poche, et par un mouvement machinal il le décacheta et le lut.

Au même moment on vint lui dire qu’il pouvait entrer dans la chambre d’Edith. — Il se leva tout d’une pièce comme la statue du Commandeur interpellée par Leporello pour le souper de don Juan. Son poing crispé froissait le papier fatal, une pâleur mortelle couvrait son visage où luisaient dans un orbe ensanglanté ses prunelles d’un bleu dur, et ses talons tombaient pesamment sur le parquet comme des talons de marbre ; alourdi sous le poids d’un malheur écrasant, il marquait ses pas comme l’apparition sculptée.

Edith, protégée par l’ombre transparente des rideaux, cachait à demi sa tête dans son oreiller garni de dentelle. La craintive rougeur de la vierge attendant l’époux ne colorait pas ses joues abandonnées par le sang et d’une blancheur telle, qu’on pouvait à peine les distinguer de la taie de batiste sur laquelle elles reposaient.

Elle flottait dans une perplexité terrible ; la conscience de sa faute l’agitait, et elle ne savait quelle résolution prendre. Vingt fois l’aveu était venu sur le bord de ses lèvres sans pouvoir les franchir. Rien n’amenait cette confidence étrange. Cette liaison improbable, résultat d’une fascination presque surnaturelle, était restée profondément ignorée : tout le monde autour d’Edith avait une confiance si sereine dans sa pureté, que parfois elle-même doutait de l’avoir perdue. Aucune ouverture ne provoquait une pareille confidence : ses rougeurs, ses pâleurs, ses silences étaient pris pour ces inquiétudes virginales qui tourmentent les jeunes filles aux approches de leur mariage ; l’amour même légitime a ses troubles, et les larmes sont à l’ordre du jour dans les yeux des jeunes fiancées.

Chaque jour elle se disait : il faut que je parle, et le jour se passait sans qu’elle eût parlé ; les préparatifs s’avançaient sans qu’elle osât s’y opposer, et la révélation devenait de plus en plus impossible. Edith aimait Volmerange, et bien que son caractère fût d’une loyauté parfaite, et que l’ombre d’une fausseté lui répugnât, elle n’avait pas la force de porter elle-même ce coup de hache à sa félicité. Elle s’était sentie lâche devant ce malheur. Et comme tous les gens perdus qui comptent sur un incident impossible pour les tirer d’une situation désespérée, elle avait laissé les choses aller ; maintenant le moment terrible était arrivé, et comme une colombe tapie à terre qui entend bruire autour d’elle le vol circulaire de l’autour, elle attendait, palpitante d’inquiétude et de terreur. Il lui semblait alors qu’elle aurait dû tout dire, repousser Volmerange, ne pas accepter ce bonheur dont elle n’était pas digne. Mais il était trop tard.

Il faut dire aussi, pour la justification d’Edith, qu’elle était coupable, mais non dégradée ; elle avait une de ces natures que le mal peut atteindre et ne saurait pénétrer, comme ces marbres que la boue salit, mais ne tache pas, et qu’un flot du ciel fait paraître plus purs et plus blancs que jamais. Sa chute n’avait que de nobles motifs. Xavier avait joué près d’Edith la comédie du malheur ; il s’était prétendu opprimé, méconnu, forcé de rester dans son humble sphère par les invincibles préjugés de l’aristocratie, et avait soutenu que la fille de lord Harley ne pouvait aimer qu’un lord, pair d’Angleterre, à la mode et jouissant d’une immense fortune. Ces choses dites simplement, d’un air résigné et froid, avec des yeux brûlant d’une passion contenue, provoquaient la nature noble et chevaleresque d’Edith à quelque folie de dévoûment consolateur.

Elle avait voulu jouer le rôle de la Providence pour ce génie obscur, pour cet ange exilé qui n’était qu’un démon ; puis elle s’était donnée, prenant la pitié pour de l’amour : la passion vraie de Volmerange lui avait bientôt fait sentir à quel point elle s’était trompée ; et d’ailleurs, Xavier, sûr de son triomphe, n’avait pas tardé à se démasquer, et loin de s’opposer, comme on aurait pu le croire, à l’union d’Edith et de Volmerange, il l’avait en quelque sorte exigée de celle-ci dans quelque dessein sinistre et ténébreux impossible à comprendre. En outre, Volmerange était si éperdûment amoureux d’Edith, qu’un semblable aveu eût pu faire craindre pour sa raison. Edith, jusqu’à un certain point, pouvait se croire encore digne d’être aimée d’un homme d’honneur, et son silence n’était pas une perfidie.

Quand Volmerange entra, Edith comprit qu’elle était perdue ; le comte s’approcha du lit avec une lenteur automatique et tendit le papier au visage de la jeune fille éperdue et pelotonnée dans ses couvertures par un mouvement de crainte instinctive.

— Dites, s’écria le comte d’une voix étranglée et avec une espèce de râle strident, dites que l’assertion contenue dans cette lettre est fausse, et je vous croirai, dût la lumière m’aveugler les yeux !

La pauvre Edith, demi-folle de peur, s’était redressée, et l’œil hagard, les lèvres tremblantes, les joues sans couleur, comme si on lui eût présenté la tête de Méduse, regardait le papier où flamboyait sa condamnation de ce regard vide et terne de la démence.

Dans le brusque mouvement qu’elle avait fait, le lien qui retenait ses cheveux s’était rompu, et ses boucles noires pleuvaient sur ses épaules et sur sa gorge, dont elles faisaient encore ressortir la blancheur inanimée.

Desdemone ne dut pas se dresser plus effrayée et plus pâle sous la question sinistre du More de Venise, et bien que Volmerange n’eût pas le teint couleur de bistre, il n’en avait pas moins l’air terrible et farouche.

Il y eut un moment de silence plein d’attente, d’angoisse et de terreur.

Au dehors la tempête mugissait : des grains de pluie fouettaient les vitres. Le vent semblait appuyer son genou sur la fenêtre et y faire des pesées comme pour entrer, curieux d’assister à cette scène nocturne. La maison, battue par l’orage, tremblait sur ses fondements, les portes craquaient dans leurs chambranles, des plaintes confuses couraient dans les corridors ; la lampe, à demi-baissée pour les mystères de la nuit nuptiale, se ravivait par instants et jetait des clartés blafardes. Tout augmentait l’épouvante de la situation.

La pendule sonna deux heures. Son timbre, d’ordinaire si clair, si argentin, résonnait lugubrement.

Volmerange se pencha sur le lit, grinçant des dents, l’œil plein d’éclairs, saisit le bras d’Edith avec une brutalité impérieuse, et réitéra sa phrase d’un ton bref et fiévreusement saccadé. Une écume de rage moussait à ses lèvres, qu’il avait mordues si fort pendant la minute de silence que le sang en avait jailli.

La jeune fille, en voyant si près d’elle ce visage dont la beauté admirable ne pouvait s’effacer même dans les contractions de la fureur et rappelait la face d’un Archange irrité, sentit ses forces l’abandonner, le vertige de l’évanouissement passa sur ses yeux, et elle aurait perdu connaissance si une violente secousse ne l’eût fait revenir à elle.

Il lui sembla que son bras, arraché, allait quitter son épaule. Volmerange l’avait jetée à bas du lit.

Elle était au milieu de la chambre ; un second choc la fit tomber à genoux.

— C’est bien, dit Volmerange, vous allez mourir.

Et il se mit à courir comme un forcené autour de la chambre, cherchant quelque arme pour exécuter sa menace.

— Oh ! monsieur, ne me faites pas de mal ! murmura Edith d’une voix agonisante.

Volmerange cherchait toujours : — une chambre nuptiale n’est pas ordinairement fournie de poignards, pistolets, casse-têtes et autres instruments de destruction.

— Tonnerre et sang ! — grinçait-il en tournant comme une bête fauve, serai-je obligé de lui briser la cervelle à l’angle d’un meuble, de l’étrangler de mes mains, de lui ouvrir les veines avec mes ongles, de l’étouffer sous le matelas de mon lit de noces ? Ha ! ha ! ce serait charmant, continua-t-il avec un rire de démence. Jolie scène ! très dramatique ! très shakspearienne, en vérité !

Et il s’avança vers Edith, qui toujours agenouillée, les bras pendants, les mains ouvertes, la tête penchée sur la poitrine, les cheveux ruisselants, restait dans la position de la Madeleine de Canova. En voyant se rapprocher ce furieux, mue par un suprême instinct de conservation, la pauvre enfant se releva comme si elle eût été poussée par un ressort, courut à la porte de glace qui donnait sur le jardin, l’ouvrit avec cette adresse machinale des somnambules ou des gens dans une position désespérée et s’élança, portée par les ailes de la peur, dans les noires allées du jardin, suivie de Volmerange.

Elle ne sentait pas sous ses pieds délicats et nus l’empreinte du gravier et des coquillages ; les branches, chargées de pluie, fouettaient son visage et ses épaules nues, et semblaient vouloir la retenir par les plis de son peignoir : le souffle ardent de Volmerange haletait presque sur sa nuque, et plusieurs fois les mains du furieux tendues l’avaient presque atteinte.

Elle arriva ainsi au parapet de la terrasse, qu’elle franchit, laissant aux griffes de fer de l’artichaut de serrurerie posé là ce fragment de mousseline, seul vestige laissé aux conjectures de lord et de lady Harley.

Son mari fut presque aussitôt qu’elle dans la rue, et la poursuite continua.

Les forces commençaient à manquer à la pauvre Edith. Ses genoux se choquaient, ses artères sifflaient dans ses tempes, sa poitrine haletait. Elle avait déjà parcouru, dans cette course de biche traquée, une ou deux rues désertes à cause de l’heure avancée et de l’orage ; et quand même un passant attardé se fût trouvé là, il ne lui aurait pas porté secours, la prenant pour quelque fille de joie se sauvant après une rixe de quelque orgie nocturne ou poursuivie pour quelque vol.

Dans sa fuite elle était arrivée près de la Tamise, au bout du pont de Blackfriars, qu’elle se mit à traverser d’un pas essoufflé et ralenti.

À peu près au milieu, au bout de ses forces et de son haleine, les pieds meurtris, son peignoir de nuit souillé de fange et collé à son corps brûlant et transi par les derniers pleurs de la tempête, elle s’arrêta et s’appuya contre le parapet, résolue à ne pas disputer plus longtemps sa vie à la fureur de Volmerange. Après tout, c’était encore une douceur de mourir par lui, puisqu’elle ne pouvait vivre pour lui.

Le comte, l’ayant rejointe, la saisit par les deux bras et lui dit : Jurez-moi que le contenu de la lettre est faux.

Edith qui avait repris, après avoir cédé à ce mouvement de terreur physique, toute sa dignité naturelle, répondit : La lettre a dit vrai. Je ne sauverai pas ma vie par un mensonge.

Volmerange la souleva comme une plume, la balança quelques secondes hors du parapet sur le gouffre noir.

L’eau invisible rugissait et tourbillonnait sous l’arche ; jamais nuit plus épaisse n’avait pesé sur la Tamise.

— Sombre abîme, garde à toujours le secret du déshonneur de Volmerange, dit le comte, le corps à moitié hors du pont.

Puis il ouvrit les mains…

Une plainte faible comme un soupir de colombe étouffée fut la dernière prière d’Edith. Le vent poussa comme un long sanglot de désespoir, et un léger flocon blanc descendit dans la brume épaisse comme une plume arrachée de l’aile d’un cygne, et tomba dans le fleuve, sans que de cette hauteur l’on pût entendre le bruit de sa chute, couvert par le murmure de l’eau, le craquement des barques, les jérémiades de la rafale, et tous ces mille bruits par lesquels se plaint la nature dans une nuit de tempête.

— À l’autre maintenant, dit Volmerange en retournant sur ses pas. Il faut que je le trouve, fût-il caché au fond du dernier cercle de l’enfer.

Et il s’enfonça dans le dédale des rues d’un pas rapide et plein de résolution.

Entraîné par la rapidité du récit, nous n’avons pas dit qu’un homme qu’on aurait pu prendre pour une ombre portée se tenait collé à la muraille de la maison du comte de Volmerange. Veillait-il là pour son compte ou pour celui d’un autre ? c’est ce que nous ne savons pas encore. Était-ce un voleur, un amant, ou un espion, un ennemi ou un ami ? Pressentait-il la catastrophe qui devait arriver, et avait-il voulu y assister invisible témoin ? Toutes ces questions, nous ne sommes pas encore à même de les résoudre. Ce que nous pouvons dire, c’est que le rôdeur nocturne vit Edith sauter la terrasse du jardin, Volmerange la poursuivre et la jeter dans la Tamise, sans intervenir dans cette scène affreuse dont il s’était contenté d’être le spectateur lointain et silencieux. Quand Volmerange, sa vengeance accomplie, rentra dans le cœur de la ville, l’ombre le suivit de loin, réglant son pas sur le sien, de façon à ne pas le perdre de vue et ne pas en être remarqué.

La tête perdue, le cœur plein de rage et de regrets, Volmerange marcha ainsi jusqu’à Regent’s-Park où, accablé de fatigue, de douleur et de désespoir, il se laissa tomber sur un banc, au pied d’un arbre, dans l’état le plus complet de prostration ; ses idées l’abandonnaient et sa tête vacillait sur ses épaules ; sa taille vigoureuse fléchissait ; il tomba dans ce morne assoupissement par lequel la nature, lasse de souffrir, se refuse aux tortures morales ou physiques.

Pendant qu’il sommeillait, l’ombre noire s’approcha de lui d’un pas si léger, si furtif, si souple, qu’elle ne déplaçait pas un grain de sable et qu’elle ne courbait pas un brin de gazon ; elle posa sur les genoux de Volmerange un papier de forme bizarre et une enveloppe pleine de lettres , puis se retira plus doucement encore et se cacha derrière les arbres, avec lesquels elle se confondit bientôt.

Quelque léger qu’eût été le mouvement, il réveilla Volmerange, qui vit le papier et l’enveloppe posés si mystérieusement sur ses genoux, et courut sous une lanterne.

L’enveloppe contenait des lettres d’Edith prouvant sa faute. Le papier était ainsi conçu :

« Je jure de ne jamais disposer de moi, de ne m’engager dans aucun lien, ceux du mariage et autres, et de me tenir toujours libre pour la junte suprême : je le jure par le Dieu qui créa les montagnes, par le démon qui les veut détruire, par le ciel et l’enfer, par l’honneur de mon père et la vertu de ma mère, par mon sang de gentilhomme, par mon âme de chrétien, par ma parole d’homme libre, par la mémoire des héros et des saints, par l’Évangile et par l’épée, et au cas où notre religion ne serait qu’une erreur, par le feu et par l’eau, sources de la vie, par les forces secrètes de la nature, par les étoiles, mystérieuses régulatrices des destinées, par Chronos et par Jupiter, par l’Achéron et par le Styx qui autrefois liait les dieux.

» Signé de mon sang,
» VOLMERANGE. »