Les Destins (Prudhomme)

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Œuvres de Sully Prudhomme, poésies 1872-1878Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1872-1878 (p. 215-244).



Les destins


Poème




I

 
En quel temps ?… en quels lieux ?… Muse, dis où nous sommes :
En plein abîme, au temps qui précéda les hommes
Et suivit l’âge obscur, des mémoires banni,
Où l’univers ne fut qu’un orage infini…
L’ère du grand tumulte et de l’effervescence
Est close : chaque monde à son tour prend naissance,
Par le soleil qu’il cherche en paix sollicité.

Là-bas, arrondissant son dos inhabité,
La Terre se condense, encore molle et blême.

Sur elle rien ne sent, rien ne pense, rien n’aime.
Pas un souffle de vie. Il passe seulement,
Comme avant les réveils, un bref tressaillement ;
Et la masse, indécise entre toutes les formes,
Oscille avec lourdeur sur ses pôles énormes.
On dirait un serpent gigantesque noué,
De force et de souplesse excellemment doué,
Mais ivre, et si repu de pâture indigeste,
Que, sa proie à la gorge, où son poids tombe, il reste.
Et cependant ses yeux roulent d’obscurs regards,
Sa poitrine oppressée exhale des brouillards,
Dans sa paralysie il tâche de se tordre,
Et son labeur profond, qui ressemble au désordre,
Enrichit lentement le flux artériel ;
Jusqu’à l’heure où, dressant son col flexible au ciel,
Et sifflant, pour fêter vers la coupole bleue
Le bien-être qui court de sa tête à sa queue,
Le beau monstre bondit, prêt à combler sans fin
Par des repas nouveaux sa renaissante faim !

Pendant qu’ainsi la Terre, en apparence inerte,
Aux caprices des sorts semble une proie offerte,
Et, toute au lent travail de ses propres vertus,
Paraît ensevelie en un sommeil obtus,

Le Mal, dont le vieux zèle avidement épie,
Pour le couver, chaque astre aspirant à la vie,
Dès avant son réveil et son premier matin,
Songe à lui composer le plus sombre destin.
Le Mal !… Renonce, ô Muse, à nous rendre sensible
Sous des dehors connus sa nature indicible ;
Hypocrite et divers, il se rit des portraits ;
En lui donnant un corps, tu le diminûrais,
Car il siège partout, se mêle à toutes choses ;
Persécuteur des lois sous les métamorphoses,
Fait de ruine, il est sans corps et sans contours.
Ne prête que le fil et l’esprit du discours,
Pour nous les dévoiler, à ses desseins occultes,
Et laisse la terreur, sombre mère des cultes,
L’incarner dans un monstre à face de démon
Sous quelque formidable et mystérieux nom.

Donc l’informe ennemi des mondes délibère,
Cherchant dans quel immense abîme de misère,
Dans quel parfait malheur, il va plonger aussi
Ce fragment de chaos à peine dégrossi.
Il fait dans sa pensée apparaître les choses
Avec leurs noms futurs avant que d’être écloses,
Et dans les avenirs possibles, mais confus,

Choisit ce qu’à la Terre il souhaite le plus.
Tout corrompre, tel est d’abord son vœu suprême :
« Que ce bloc se dissolve et croule de lui-même !
Que tout être à son poids s’y laisse succomber,
Dit-il, n’ayant surgi que pour pouvoir tomber,
N’ayant eu dans sa vie impure, oblique et lâche,
De force à déployer que pour trahir sa tâche,
Ayant souffert sans gloire et joui sans amour,
Dans l’horreur du travail et le dégoût du jour !
Oui, que cette planète à peine éclose avorte,
Et meure, juste née assez pour être morte !
Oui, que toute sa sève et ses germes confus,
Honteusement frustrés à leurs canaux prévus,
Consomment d’inféconds et sinistres incestes
Dont les fruits viciés n’engendrent de leurs restes
Que la corruption ! Faisons de l’univers
Un cadavre infini renaissant sous ses vers,
Et n’y laissons traîner qu’une guenille d’âme,
Afin qu’étant immonde il soit encore infâme !
Croupisse donc cet astre et le monde avec lui !
Il n’est pire destin que l’opprobre et l’ennui ! »

Il parle ainsi, rêvant de son souffle qui rampe,
D’éteindre l’idéal comme on souffle une lampe,

Ajoutant qu’après tout rien ne vaut quelque effort…

Peut-être le dégoût de cet ignoble sort,
Bien que la vie encor fût du chaos absente,
Soulevait-il déjà la dignité naissante,
Car un profond murmure émut soudain tout l’air,
Et tout le ciel brilla d’un glorieux éclair,
Défi des cœurs futurs à l’éternelle honte !

« Mais cette inerte horreur fait-elle bien mon compte ?
Poursuit l’Esprit du mal, après avoir songé,
Assouvirai-je ainsi la grande soif que j’ai
D’un sang chaud dont jamais ne tarisse le fleuve,
Et de pleurs dont la source incessamment m’abreuve ?
Je veux sentir qu’on souffre, entendre supplier,
Et, devant le martyr tournant un sablier,
Mesurer avec soin le plus long temps que dure
Sur la plus vive chair la plus vive torture.
Oui, je veux allier la rage à la langueur,
Et, loin de les détendre, en les fibres du cœur
Exaspérer la vie afin que je la broie,
Victime plus durable et plus suave proie !
Créons un corps sensible impuissant à mourir,
Et pour ce corps le mal qui fait le plus souffrir ;

Qu’enfin tout l’être en proie à cette douleur seule
Ne soit qu’un bloc de chair sous une énorme meule.
Le pire des destins à coup sûr le voilà ! »

Le terrestre chaos en soupirant trembla,
Comme avant la tempête une mer qui moutonne,
Ou comme un grand feuillage aux haleines d’automne.

« Faire le plus grand mal ! Cet art-là, reprend-il,
Très simple en apparence, est au fond très subtil.
Le tourment sans la mort, est-ce le mal suprême ?
Je découvre, en sondant plus avant le problème,
Qu’il n’est point résolu par mon dernier dessein.
Le calice profond des douleurs est-il plein
Parce que la vendange écarlate y ruisselle ?
Me suffit-il de voir la masse universelle,
Victime impérissable, en criant remuer ?
Non, non ! je veux la joie entière de tuer !
Qu’il meure assez de corps, se dévorant l’un l’autre,
Pour que dans leurs débris à loisir je me vautre,
Et qu’à mon gré repu je sente, plus content,
Des chairs à l’infini renaître sous ma dent,
Au lieu de n’en broyer qu’une et toujours la même !

« Et c’est peu de mourir ! il faut surtout qu’on aime.
Créons des cœurs captifs en d’innombrables nœuds ;
Qu’à chaque battement s’arrache et saigne en eux
Un lambeau qui les lie à des biens éphémères ;
Créons des amoureux, des petits et des mères.
Oh ! l’amour, mon chef-d’œuvre, admirable assassin
Que le supplicié choie en son propre sein,
À qui lui-même il dit sans pitié : Recommence !
Qu’il prodigue partout l’espoir dans la semence !
Perpétuant des yeux que trahisse le jour,
Multipliant des cœurs à briser tour à tour !
Créons des fils au crime et des filles aux larmes,
Et faisons de la vie une forêt d’alarmes
Où dans tous les plaisirs s’embusquera la mort.
Mais donnons des répits, car on fait, quand on dort,
Une provision d’aptitude au supplice.
Le sommeil décevant est mon meilleur complice :
Un bourreau de génie inventa le sommeil.
Sur la blessure il pose un perfide appareil
Qui rend à la douleur ses forces, et d’un songe,
Dont la brève minute en siècles se prolonge,
Il peut faire au dormeur un tourment idéal
Où gît dans un instant l’éternité du mal.
Que toujours l’être ignore ou s’il veille ou s’il rêve,

S’il commence ses jours réels ou les achève,
S’il ne va pas, ailleurs, soudain se réveiller
Sur l’implacable roc d’un ancien oreiller.

« Donnons donc aux douleurs un utile intermède ;
Pour mieux nuire, appelons le bien même à notre aide,
Car un sage contraste est l’art des vrais bourreaux.
Laissons luire le ciel à travers les barreaux :
Sous un regard du jour la prison se resserre ;
Pour assombrir les deuils l’azur est nécessaire.
Ma puissance d’ailleurs a son terme fatal :
Que serait-ce, en effet, que l’infini du mal ?
Le néant, puisqu’au fond mal faire c’est détruire.
Tuons, mais par degrés, afin de longtemps nuire ;
Et, puisque par le mal le mal même est frustré,
Combinons savamment un monstre modéré.
Tout corrompre, infliger sans trêve la torture,
C’est trop, ce double excès répugne à la nature ;
Le patient doit vivre ou ne peut plus pâtir :
Or un fumier n’a plus de vie, et nul martyr
N’est viable ; soyons discret, et plus funeste ;
Tempérons la famine et mitigeons la peste,
De peur que les mortels ne soient fauchés d’un coup.
Pour des milliers d’agneaux, que faut-il ? Un seul loup :

Et pour des millions d’esclaves un despote
Qui les mène tuer et qui les numérote.
Parfois même, à propos, évinçons les tyrans,
Et crions : Liberté ! Peuples, rompez les rangs ;
Aux armes ! Et soudain, comme on voit l’eau croupie,
Dont on trouble la bourbe avec ordre assoupie,
Brusquement mélanger ses patients dépôts,
Et, redoublant la nuit qu’amassait son repos,
Noyer ses floraisons avec sa moisissure,
Ainsi l’humanité, sous le calme qu’assure
L’habitude énervante et souple de servir,
Sentira la justice indomptable sévir,
Et mêler brusquement du fond à la surface,
Comme deux sœurs, la lèpre et la fleur de la race.

« Surtout civilisons : que les hommes entre eux
Soient convives forcés sans être généreux ;
Qu’avec des faims de bête et des paresses d’ange,
Pauvre, et si mal doué qu’il ait besoin d’échange,
Chacun rôde, envieux, autour du bien d’autrui,
En épiant toujours ce qui n’est pas à lui ;
Que For, entremetteur de toutes convoitises,
Du génie et du sang fasse des marchandises ;
Que d’abord, juste prix des fouilles du mineur,

Il soit bientôt le maître insolent du bonheur,
Et, trahissant des mains vides malgré leurs peines,
Il coure s’amasser sous les mains déjà pleines. »

Il ajoute : « Le fer n’est pas seul meurtrier,
Les meilleurs coups sont ceux qui ne font pas crier :
La calomnie agile et l’insulte, pareilles
À des poignards ailés, tûront par les oreilles.
Mais nous créerons assez d’héroïsme et d’espoir
Pour témoigner d’un ciel, attester un devoir,
Et prouver aux naïfs, par des raisons profondes,
Que tout est pour le mieux dans le pire des mondes !
Voilant des maux réels sous des biens apparents,
Nous ferons le visage et l’homme différents ;
Le spectre harmonieux des couleurs et des lignes
Ornera de splendeur les natures indignes ;
Les vices, trop hideux dans leur simplicité,
Raviront, pour couvrir la monstruosité
Des basses passions et des pensers iniques,
Aux plus saintes vertus leurs sévères tuniques.
Les âmes pêle-mêle aux corps s’accoupleront :
L’impudeur hantera le plus candide front,
Le parjure éclôra des lèvres les plus roses,
Et les yeux les plus clairs seront des portes closes.

Amphore vide offerte à la soif du désir,
Forme qui règne avant de se laisser choisir,
La Beauté, reniant ses promesses divines,
Comme une neige au feu, fondra sur les poitrines.
La Vérité, trop près ou trop loin du regard,
Tantôt comme un soleil, tantôt comme un brouillard,
Éblouira la vue ou l’offusquera d’ombre ;
L’infinité du temps, de l’espace et du nombre,
D’une évidence absurde effraira le cerveau.
Je nouerai la science, ainsi qu’un écheveau
Emmêlé dans les doigts d’une aïeule qui tremble,
Et dont mille marmots tirent les bouts ensemble.
Carrefour encombre d’aveugles sans bâtons,
La liberté sera l’ignorance à tâtons.
Oui, que l’homme choisisse et marche en proie au doute,
Créateur de ses pas et non point de sa route,
Artisan de son crime et non de son penchant,
Coupable, étant mauvais, d’avoir été méchant,
Cause inintelligible et vaine, condamnée
À vouloir pour trahir sa propre destinée,
Et pour qu’ayant créé son but et ses efforts
Ce dieu puisse être indigne et rongé de remords.

« Allons ! Mon œuvre ainsi n’est-elle pas complète ?

Y laissé-je un plaisir qu’un tourment ne rachète ?
Un bonheur sans misère ? un bien qui n’ait pas nui,
Source d’un plus grand mal impossible sans lui ?
Usure d’une haine économe et savante !
S’il est un pire monde à créer, qu’on l’invente ! »

Alors il frémit d’aise, et ne contenant plus
L’impatient élan des fléaux résolus,
Sur la Terre tremblante, à sa guise pétrie,
Il lâche enfin leur meute irrévocable, et crie :
« Je te tiens donc enfin palpitant sous ma loi,
Chaos informe ! à l’œuvre ! allons, débrouille-toi !
Résous ta triple essence : esprit, force et matière,
En des milliers de corps et d’âmes tout entière !
Et qu’ainsi l’Être épars en fragments très petits
Ménage au dénûment des milliers d’appétits ;
Au regret, au remords, des milliers d’allégresses ;
Au parjure, à l’oubli, d’innombrables tendresses ;
À la déception, d’innombrables espoirs !
Étoiles, scintillez, et vous, yeux bleus ou noirs,
Brillez ! Femmes, aimez ! Tigresses et colombes,
Pourvoyeuses de chair pour ma faim d’hécatombes,
Minaudez, roucoulez, pâmez-vous d’aise, aimez !
Qu’il suffise pour rendre aux peuples décimés

Tous ceux qu’auront fauchés la peste et les batailles
Du dernier germe au fond des dernières entrailles ! »

La vie à fleur du sol en même temps perçait,
Et ce monde maudit, la Terre, commençait.
La Terre depuis lors accomplit les années,
Marchant à pas constants sous des signes divers,
Renouvelant le cours sans fin des destinées
Selon les jours, les nuits, les printemps, les hivers.
Elle emporte avec l’homme et l’amour et la haine,
Ensemble ou tour à tour et la joie et la peine,
La lyre et les marteaux, et l’or et les sueurs,
Et la paix et la guerre, et le rire et les pleurs ;
Combinaison profonde et d’espoir et de crainte,
Et de libre vouloir et de force restreinte,
De loisir, de travail, de gloire, de péril,
De méritoire effort, d’instinct méchant ou vil,
De vertu, de malheur, d’honneur et de martyre !
C’est le mieux combattu sans cesse par le pire.



II


Ô principe d’amour, de force et d’équité !
Source du pur bonheur et de la dignité,
D’où sort tout être beau comme toute œuvre honnête,
Toi qu’au fond de l’azur, l’homme, en levant la tête,
Salira Dieu, Génie impalpable du Bien,
Es-tu donc endormi ? N’arracheras-tu rien
À l’âpre ambition du Mal qui te défie
Et même, effrontément, à l’aider te convie ?

Il n’a pas attendu cet anxieux appel,
Le gardien vigilant de l’ordre universel :
Au berceau de la Terre, et dans le moment même
Où sur elle tombait le sinistre anathème,
Il veillait, agitant quel est le meilleur sort
Dont il pourra doter ce nouveau-né qui dort.
Devant lui l’ombre cède et la matière tremble,
Car il est la pensée et le moteur ensemble,
C’est lui qui va criant : Que la lumière soit !
Et moule toute forme aux types qu’il conçoit.

Il dépose et mûrit la vie en la semence ;
Ses invisibles mains tissent la trame immense
Qui par des fils si longs, si forts et si nombreux,
Relie, attire et joint les éléments entre eux,
Qui suspend l’astre à l’astre, enchaîne l’âme à l’âme,
Par des poids mutuels ou des liens de flamme ;
C’est lui qui, par degrés, mais d’un pas incessant,
Accomplit l’harmonie en tout monde naissant.
Or, en sa langue intime à nul verbe pareille,
Mais que la voix du luth peut traduire à l’oreille,
Des différents bonheurs il pèse tour à tour
Le plus grand, qui d’abord lui semble fait d’amour ;

« Ah ! que je puisse enfin, dit-il, selon mon rêve,
Créer un monde heureux, de l’épreuve exempté,
Un monde où le bonheur entièrement s’achève,
Un monde harmonieux d’où jamais ne s’élève
          Qu’un long soupir de volupté !

« Je ferai du chaos, ce solitaire énorme,
Deux âmes en deux corps distincts pour s’embrasser,
Et que je vêtirai d’une adorable forme
D’où naisse un pur désir qui jamais ne s’endorme,
          Et se comble sans se lasser.


« Je veux que tout en eux diffère et se ressemble,
L’un pour l’autre nouveaux, l’un par l’autre complets,
Afin que, s’admirant tous les deux, il leur semble
De leurs êtres fondus n’en former qu’un ensemble,
          Beaux de leurs mutuels reflets.

« Ils existeront seuls, couple tout à soi-même,
Pour que nul ne puisse être infidèle ou jaloux,
Afin que l’un à l’autre ils soient le bien suprême,
Afin que l’être aimé soit de l’être qu’il aime
          Le générateur et l’époux.

« Et je veux que ce couple, alors qu’il se procrée,
Échange dans l’extase un effluve divin,
Qu’habitant immortel d’un sublime empyrée
Il ait pour ambroisie une fleur respirée
          Et pour vie un baiser sans fin. »

Partout, des profondeurs du ténébreux mélange,
Comme s’il y germait une allégresse étrange,
Pour saluer ce vœu, sort un écho léger.
Les brusques ouragans semblent soudain changer
Leur crinière farouche en des fibres de lyre,
Et l’Océan qui fume ébauche un grand sourire.


Que rêver de plus doux qu’un avenir pareil :
La Terre s’embrasant comme un vivant soleil,
Où, dans un plein contact, un double cœur de flamme
Rayonne et d’une ivresse immortelle se pâme ?
Pourtant, près de toucher le monde qu’il douait,
L’Esprit du bien balance. Il suspend son souhait :

« L’amour n’est, reprend-il, qu’une adorable entrave
Où le beau savouré n’est qu’un songe suave.
S’il est bon de sentir, meilleur est de pouvoir.
Oui, le couple est heureux de deux corps qui s’attirent
Pour fondre lentement deux âmes qui s’admirent,
Mais la possession suprême est de savoir !

« Je ne veux qu’un seul être en face d’un problème
Qui se pose et résolve incessamment soi-même ;
Un artiste goûtant le vrai sous des contours ;
Qui, sans le moindre effort, créant tout par miracles,
Se plaise à voir surgir et tomber les obstacles
Comme une mer s’élève et s’aplanit toujours.

« Seul, assis au milieu des choses passagères,
Il verra circuler autour de lui les sphères,
Maître et contemplateur de leurs précises lois,

Comme un adroit jongleur fait alterner les balles.
La main toujours présente à leurs chutes égales,
Et l’œil toujours fixé sur toutes à la fois.

« Il verra découler des plus riches essences
Le flot limpide et sûr des belles conséquences ;
Le regard immobile et le bras arrêté,
Dégageant sans fatigue une force éternelle,
Et tenant sans vertige ouverte sa prunelle
Sur la forme accomplie et sur la vérité.

« Quel plaisir comparable à l’orgueil de connaître
De suivre à l’infini dans la trame de l’être
Le long fil de la cause enchaînant les effets !
Et quelle plus sublime et pure jouissance,
Que, voyant l’idéal, d’exercer la puissance
Pour le goûter réel en des œuvres parfaits ! »

Il parle, et l’on croirait que déjà se dégage,
Au rythme impérieux de son grave langage,
Une forme expressive enveloppée encor,
Où d’un esprit naissant palpiterait l’essor ;
L’abîme se recueille, et le globe en silence
Sur un axe invisible hésite et se balance,

Comme s’il assurait ses pôles mal assis,
Et sentait en ses flancs sourdre l’ordre indécis.

« Mais n’est-il pas encore un destin plus auguste ?
Un monde est-il parfait où ne vit pas un juste ?
Est-il tout à fait beau sens héros ni martyr ?
Je rêve, par delà posséder et sentir,
Un état plus sublime, et crois meilleur encore
Qu’un loisir doux à l’âme un labeur qui l’honore !
Je veux que l’habitant de ce nouveau séjour
Rehausse en lui les dons de puissance et d’amour
Par une conquérante et généreuse vie,
Où le vouloir travaille et le cœur sacrifie. »

Ainsi l’Esprit du bien, bornant ses premiers vœux,
En forme un plus parfait qui les contient tous deux :

       « Ni la toute-puissance même,
       Ni même l’absolu savoir
       Ne confèrent le bien suprême.
       L’être, dit-il, qui peut s’asseoir
       Parmi le tumulte des choses,
       Seul exempt des métamorphoses,
       Dans un repos supérieur,
       Pour si grand qu’il puisse paraître,

       S’il n’attend rien, ne saurait être
       Le plus heureux ni le meilleur !

       « Qu’il achète à l’étude austère
       L’orgueil des secrets pénétrés ;
       Que d’abord tout lui soit mystère,
       Pour qu’il sente en lui par degrés
       Le jour de l’évidence éclore,
       Poindre et blanchir comme une aurore,
       Puis l’envahir et l’inonder,
       Et du doute où le cœur naufrage
       Surgir, comme un roc de l’orage,
       Une foi stable pour fonder.

       « Qu’emprisonné l’esprit s’évade
       Pour goûter l’affranchissement ;
       Que, pour jouir de l’escalade,
       D’âge en âge indéfiniment
       Il monte d’étoile en étoile ;
       La vérité toujours sans voile,
       Comme un ciel jamais obscurci,
       Lui serait morne et monotone ;
       Qu’il découvre pour qu’il s’étonne,
       Et qu’il puisse admirer aussi !


       « Permettons aussi que tout passe
       Pour rendre à tout la nouveauté,
       Et songeons qu’il n’est point de grâce
       S’il n’est de fragile beauté.
       L’œil, s’il voit toujours la lumière,
       N’en sent plus la douceur première :
       Pour qu’il en puisse mieux jouir,
       Souffrons qu’un peu d’ombre l’offense.
       Souffrons que l’être ait une enfance
       Pour qu’il se puisse épanouir !

       « De l’amour même les délices
       Qu’aux lèvres jointes je promets
       Ne seront que de chers supplices
       S’ils ne sont mérités jamais.
       L’âme au fond des douceurs exquises
       Qu’elle goûte et n’a pas conquises
       Sent la volupté la trahir ;
       Une aise plus pure et plus grande
       La remplit quand elle commande ;
       L’Amour ne la fait qu’obéir.

       « Son ivresse obscure est un spasme
       Fait d’épuisement et d’oubli.

       Non le lucide enthousiasme
       Qui naît du vouloir accompli.
       À la fièvre dont il embrase
       Combien préférable est l’extase
       D’un bonheur auquel fut donné
       Le droit pour frontière précise,
       La conscience pour assise,
       Pour faîte l’effort couronné !

       « L’amour, impatient caprice,
       Ne cherche que soi dans autrui,
       Et sa caresse adulatrice
       En mendie une autre de lui ;
       Laissons au monde un juste naître
       Qui, de soi-même restant maître
       Et sachant donner sans retours,
       Jusques à mourir s’aventure
       Pour servir la race future,
       Dût-elle l’ignorer toujours !

       « Ô toi, grande calomniée,
       Ô source de toute valeur,
       Toujours maudite ou reniée,
       Toujours méconnue, ô douleur !

       Demeure, en dépit du blasphème,
       Car n’es-tu pas l’essence même
       Des insatiables désirs ?
       N’est-ce pas toi qui les attises,
       Ô foyer de nos convoitises !
       Que seraient sans toi nos plaisirs ?

       « Douleur, sans ton ancre de flamme,
       Que seraient l’espoir et la foi ?
       Que seraient la tendresse d’âme
       Et l’héroïsme altier sans toi ?
       Non, le meilleur être possible
       N’est pas un lutteur invincible,
       Un amant au bonheur fatal !
       C’est un ignorant qui découvre,
       Un captif à qui le ciel s’ouvre,
       Un pèlerin de l’idéal !

       « Créons le monde le plus digne ;
       Sous le joug accepté des lois,
       Permettons à son hôte insigne
       Le sublime péril du choix.
       Ah ! que pour triompher il ose !
       Qu’il soit libre pour être cause !

       Qu’il sente parler en son cœur
       Sa louange ou sa flétrissure,
       Et qu’il saigne, si la blessure
       Atteste le devoir vainqueur !

       « Qu’en d’innombrables mains circule
       Le clair flambeau des vérités,
       Et que le bonheur s’accumule
       Accru des trésors hérités !
       Soyons prodigue de la vie,
       Et que la mort la multiplie
       Par un retour perpétuel
       Du froid sépulcre à la lumière,
       Comme un jet d’eau tombe en poussière
       Pour rejaillir du marbre au ciel ! »

Le terrestre chaos tressaillait en silence,
Comme un cheval qui sent que la course commence
Et cesse de hennir, et d’un ardent regard
Épie en frémissant les signaux du départ.

       Voici l’heure ! debout les races !
       Sur ce bloc aux multiples faces
       Étendez vos rameaux vivaces,
       Couvrez-le de féconds travaux !

       Debout les corps toujours nouveaux,
       Agités d’âmes toujours neuves !
       Livrez-vous au torrent des ans…
       Et vous, ennemis bienfaisants,
       Fléaux sacrés, saintes épreuves,
       Ruez-vous sur l’homme à l’envi,
       Vous ennoblirez son histoire !
       Il vous porte un vaillant défi,
       Car vos assauts feront sa gloire !

La vie à fleur du sol en même temps perçait
Et le monde béni, la Terre, commençait.

La Terre, depuis lors, accomplit ses années,
Marchant à pas constants sous des signes divers,
Selon les jours, les nuits, les printemps, les hivers,
Renouvelant le cours sans fin des destinées.
Elle emporte avec l’homme et la haine et l’amour,
Et la peine et la joie ensemble ou tour à tour,
Et les sueurs et l’or, les marteaux et la lyre,
Et la guerre et la paix, et les pleurs et le rire ;
Combinaison profonde et de crainte et d’espoir,
Et de force restreinte et de libre vouloir,
De travail, de loisir, de péril et de gloire,

D’instinct méchant ou vil et d’effort méritoire,
De martyre et d’honneur, de malheur, de vertu,
Le pire par le mieux sans cesse combattu.


III


Telle est donc la fortune infaillible des astres !
Terre, étoiles, soleil, tous en témoigneront :
Pour les prospérités il y faut des désastres,
Et la vie et la mort y travaillent de front ;

Car le Bien et le Mal se prescrivent l’un l’autre.
Qu’on rêve le meilleur ou le pire univers,
Tous deux, en vérité, n’en font qu’un, c’est le nôtre,
Contemplé tour à tour par l’endroit ou l’envers.

Notre regard chétif, jouet de l’apparence,
Par ses courts horizons se laisse décevoir,
Mais des biens et des maux la vaine différence
S’effacera pour lui s’il doit un jour tout voir,


Contre les anciens dieux l’âme humaine aguerrie
N’attend certes plus d’eux ni fléaux ni bienfaits,
Mais n’est-ce pas un reste obscur d’idolâtrie
De maudire ou bénir des sorts bons ou mauvais ?

Les deux contraires voix qui partout se répondent
Trouvent leur unisson. Muse, entends s’élever
Du fond des choses l’hymne où ces voix se confondent,
Écoute la Nature et cesse de rêver !

La Nature nous dit : « Je suis la Raison même,
Et je ferme l’oreille aux souhaits insensés ;
L’univers, sachez-le, qu’on l’exècre ou qu’on l’aime,
Cache un accord profond des destins balancés.

« Il poursuit une fin que son passé renferme,
Qui recule toujours sans lui jamais faillir ;
N’ayant pas d’origine et n’ayant pas de terme,
Il n’a pas été jeune et ne peut pas vieillir.

« Il s’accomplit tout seul, artiste, œuvre et modèle ;
Ni petit, ni mauvais, il n’est ni grand, ni bon,
Car sa taille n’a pas de mesure hors d’elle,
Et sa nécessité ne comporte aucun don.


« L’équilibre des lois, la constance des causes
Lui confèrent un ordre invulnérable au temps,
Et rien ne change en lui que la forme des choses
Qui seules ont des jours comptés et militants.

« Son existence égale et suprême est la somme
De tous les accidents de naissance et de mort ;
Elle échappe à l’esprit comme au regard de l’homme,
Qui s’en forge une image avec son propre sort.

« Mon ample quiétude, il ne la peut comprendre,
L’homme anxieux pour qui vivre c’est s’agiter !
Quel hommage assorti trouve-t-il à me rendre ?
Lui qui ne sait que plaindre et que féliciter !

« Je n’accepte de toi ni vœux ni sacrifices,
Homme, n’insulte pas mes lois d’une oraison ;
N’attends de mes décrets ni faveurs, ni caprices ;
Place ta confiance en ma seule raison ! »

Ainsi, plane éternel l’hymne de la Nature
Sur l’éphémère bruit des souhaits discordants ;
Et le sage, invincible au destin qu’il endure,
Répond à cette voix qui lui parle au dedans :


« Oui, Nature, ici-bas mon appui, mon asile,
C’est ta fixe raison qui met tout en son lieu ;
J’y crois, et nul croyant plus ferme et plus docile
Ne s’étendit jamais sous le char de son dieu.

« Fais-moi crier longtemps, fais-moi crier encore,
S’il te faut ces cris-là pour ébranler aux deux
Quelque rayon vibrant d’une étoile sonore
Dans un chœur sidéral invisible à mes yeux ;

« Pour nourrir une fleur, de tout mon sang dispose,
Si quelque Beur au monde aspire un suc pareil ;
Tu peux tuer un homme au profit d’une rose,
Toi qui, pour créer l’homme, éteignis un soleil.

« Mille êtres par leur mort m’alimentent moi-même.
L’eau même que je pleure est faite à leurs dépens ;
Nature, c’est pourquoi j’approuve, sans blasphème,
L’emploi mystérieux des pleurs que je répands.

« Ignorant tes motifs, nous jugeons par les nôtres :
Qui nous épargne est juste, et nous nuit criminel.
Pour toi, qui fais servir chaque être à tous les autres,
Rien n’est bon, ni mauvais, tout est rationnel !


« Eh bien ! j’imiterai ta sagesse sacrée,
Et puisque tes arrêts, pour moi respectueux,
M’ont laissé le vouloir qui choisit et qui crée,
Je veux que mon effort se concerte avec eux ;

« Arrêtant mes désirs sur leur fougueuse pente,
J’écouterai parler de tes intimes voix
La plus impérative et non la plus ardente,
Pour démêler ma règle entre toutes tes lois ;

« Ne mesurant jamais sur ma fortune infime
Ni le bien, ni le mal, dans mon étroit sentier
J’irai calme, et je voue, atome dans l’abîme,
Mon humble part de force à ton chef-d’œuvre entier. »