Les Derniers Jours de Henri Heine/XXVI


Calmann Lévy (p. 107-109).


XXVI


La mort inflige des terreurs subites et irraisonnées. Seul, un sentiment d’admiration profonde s’était d’abord emparé de moi à l’aspect de cette noble figure couchée dans un repos éternel. La stupeur, la surprise avaient comme figé mes larmes près de couler ; mais le froid humide de la main, que mes lèvres ne parvenaient plus à réchauffer, me rappela au sentiment de la vérité. Je compris qu’il était mort, et, poussée par un mouvement de répulsion instinctive, je quittai la chambre où ma présence ne signifiait plus rien. Une sorte d’étourdissement obscurcissait mes idées, et, pendant les jours suivants, je n’éprouvai qu’une sensation nette, celle d’un calme plat qui ne finirait qu’avec moi-même, quelque chose comme le désespoir du naufragé qui n’échappe à la tempête que pour périr dans un désert.

Donc, c’était fini, à jamais fini. Plus de douces paroles, plus de mots tendres, plus de cris de joie, ou, ce qui me remuait encore davantage, d’imprécations, de malédictions, de colère, si, par aventure, je me faisais attendre, ou s’il me fallait abréger ma visite. Comme le lion bondissait sur sa couche quand j’entrais ! Et quels reproches, si j’étais en retard ! L’image d’un supplice résumé en deux mots, un cri d’angoisse : « Tu ne sais pas, tu ne sais pas ce que signifie le mot attendre pour Prométhée enchaîné sur son rocher ! » Qui m’aimerait jamais ainsi, maintenant, autour de moi ? silence de mort ! Oh ! comme j’aurais voulu rappeler la tempête, rappeler les obsessions cruelles qui naguère rongeaient ma vie dans sa racine, remplissant mon esprit de doutes funestes et d’interrogations inquiétantes ! Tout, j’avais tout imaginé en dehors de ce brusque silence, tout, sauf ce calme infini et dont la seule pensée pesait plus lourdement sur mes épaules que le plomb de son cercueil ne pèserait jamais sur les siennes. J’avais souhaité mourir avant lui pour lui échapper, et, du fond de sa tombe, il se vengeait de moi en m’écrasant.