Les Derniers Jours de Henri Heine/XXIV
XXIV
Le quart de siècle qui s’est écoulé depuis les faits que je raconte a brouillé quelques-uns de mes souvenirs. Ainsi, je ne me rappelle pas exactement le motif qui m’empêcha de retourner le lendemain chez mon ami. Avais-je la fièvre ? étais-je plus souffrante ? C’est possible, même probable. On ne subit point impunément de pareilles émotions, surtout quand on est jeune et d’une santé frêle. Ce dont je suis sûre, c’est qu’un énergique effort de volonté m’eût permis de faire cette visite, qui eût à la fois satisfait à un devoir sacré et m’eût épargné un remords éternel. Mon excuse envers Heine et ma justification envers moi-même, c’est que je me sentais littéralement ployer sous l’intensité d’un sentiment presque indéfinissable. Éveillée, j’avais l’étrange sensation d’une sorte de dédoublement de moi-même, ensorcellement intellectuel que Henri Heine a si bien défini dans l’un des poèmes qu’il m’adresse[1] ; endormie, je me sentais obsédée par je ne sais quel cauchemar lugubre, celui de la mort me poursuivant et cherchant à m’entraîner, moi vivante, moi jeune, dans le gouffre qui s’ouvre, béant, devant ceux qui demain ne seront plus que terre et poussière.
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Dich fesselt mein gedanken bann,
Und was ich dencke, must du dencken…Tu es enchaînée par le cercle magique de ma pensée, et ce que j’imagine, ce que je rêve, tu dois à ton tour l’imaginer et le rêver.