Les Derniers Jours de Henri Heine/XIII


Calmann Lévy (p. 51-64).
◄  XII
XIV  ►


XIII


J’ai quitté Wildbad ; je suis de retour auprès du malade ; ses forces baissent sensiblement ; vers et prose, tout ce qu’il m’adresse à partir de là le montre plus affaissé et plus triste. Voici quelques-uns de ses billets : sans doute, ils n’offrent qu’un intérêt médiocre au point de vue littéraire, mais ils donnent la note exacte des souffrances physiques et morales que le poète endura.

« Chère âme,

» J’ai l’esprit si troublé, que je ne sais plus si je vous ai priée de venir aujourd’hui jeudi ou seulement demain vendredi.

» Aujourd’hui, je suis souffrant, et, pour plus de sûreté, fixons donc votre chère visite à samedi prochain. Mais je compterai sur vous pour ce jour-là. — Viens bientôt ! — Je saisis cette occasion pour vous adresser le manuscrit des poèmes et vous prie de le rapporter afin qu’après l’avoir parcouru vous puissiez, en le lisant avec moi, me communiquer vos observations sur les modifications qu’il pourrait être à propos d’y introduire.

» Chère créature aimée ! je suis très malade, mais tout aussi moralement que physiquement malade. L’honnêteté et la loyauté allemandes se conduisent vis-à-vis de moi en J..... f..... Je serre la fleur de lotus entre mes bras et suis son dévoué

» Jeudi.
» H. H.


« Vendredi, le 11 janvier 1856.
» Chère enfant !

» J’ai un accès de migraine qui durera, je le crains, encore demain, ou bien ne fera qu’empirer. Je m’empresse de t’en avertir afin que tu saches qu’il n’y a pas école demain, et que tu puisses, partant, disposer de ton après-midi à ta guise. Par exemple, je compte sur toi pour après-demain dimanche. Si tu ne pouvais venir, préviens-moi, ma chère douce enfant. Je ne te battrai jamais, quand même tu mériterais cette punition par un excès de bêtise. D’abord, pour manier la verge, il faut plus de force que je n’en possède. Je suis accablé, souffrant et triste.

» Baise les pattes de mouche.

» Ton ami,
» H. H.

» Je pense sans cesse à la Mouche, mais ne veux la voir ni aujourd’hui mardi, ni même demain : — je suis très malade ! — mais, jeudi, je compte sur la plus chérie des mouches.

» Je ne puis voir ce que j’écris.

» H. H.


» Mardi.

» Chère amie,

» Je suis toujours très malade et ne veux pas te voir aujourd’hui. Mais j’espère que tu pourras venir demain dimanche. Écris-moi un mot si tu ne pouvais venir avant après-demain.

» Ton pauvre ami,
» Nabuchodonosor II.

» C’est que je suis insensé comme le roi de Babylone et ne mange que de l’herbe hachée, nourriture que ma cuisinière intitule « épinards ».


« Très chère et gracieuse chatte,

» Je ne veux pas vous voir demain mercredi, et cela parce que je sens venir une migraine ; mais, si vous pouviez passer quelques instants avec moi dans l’après-midi du vendredi, cela me dédommagerait de ne point vous avoir vue pendant longtemps. À partir de vendredi, tous les jours me seront également bons pour vous recevoir, et plus souvent vous viendriez, plus je serais heureux. Ma bonne, toute gracieuse fine Mouche, venez bourdonner autour de mon nez avec vos petites ailes ! Je sais un lied de Mendelssohn, qui a pour refrain : « Viens bientôt ! » Cette mélodie me trotte constamment dans la tête. « Viens bientôt ! »

» Je baise les deux chères pattes, pas à la fois, mais l’une après l’autre.

» Adieu.
» H. H.


» Chère créature,

» J’ai affreusement mal à la tête aujourd’hui et redoute les suites de cette migraine pour demain. Je vous prie par conséquent de ne pas venir demain dimanche, mais seulement lundi ; à moins que vous n’ayez affaire dans mon quartier, auquel cas vous viendriez à vos risques et périls. — J’ai un grand désir de te revoir, dernière fleur de mon larmoyant automne, folle aimée !

» Je continue à être, avec une folle tendresse,

» Ton dévoué
» H. H.


» Je veux tout de suite utiliser les jolies enveloppes pour baiser la patte chérie, la patte qui les a si gracieusement pourvues d’adresse. — J’ai passé une mauvaise nuit, toussé à en mourir, et je ne puis parler. — Merci également pour l’excellente copie de la lettre à madame de R.

» Saluts, tendresses ! je ris de douleur ; j’ai des grincements de dents, je deviens fou.

» H. H.


» Chère Mouche,

» Je suis toujours plongé dans un mal de tête qui ne se passera probablement que demain mercredi, de sorte qu’il me sera impossible de voir ma Mouche chérie avant après-demain jeudi. Quel chagrin ! je suis si malade ! My brain is full of madness and my heart is full of sorrow. Jamais poète ne fut plus misérable dans la plénitude du bonheur qui semble le railler. — Je pose une empreinte vivante — sur toutes tes gentillesses, mais en imagination seulement. L’imagination, c’est tout ce que je puis t’offrir, poor girl ! — Au revoir.

» H. H.


» Mardi midi.

» Je n’ai pas besoin des épreuves avant jeudi.


« Mouche aimée,

» J’ai passé toute une mauvaise, bien mauvaise nuit à gémir, et perds presque courage. Je compte t’entendre bourdonner autour de moi demain. Avec cela je suis sentimental comme un carlin qui aime pour la première fois. Que ne puis-je répandre toutes ces sentimentalités sur les appâts de madame Koreff ! Mais la destinée me refuse jusqu’à cette jouissance. Mais tu ne comprends rien à ce que je dis là, tu es une oie.

» Ton oison,
» Oison Ier,
» Roi des Vandales.


« Chère douce amie,

» Merci pour vos lignes si affectueuses. Je suis content de vous savoir bien portante ; — moi, hélas ! je suis toujours très malade, — faible et inquiet ; — parfois affecté jusqu’aux larmes par le moindre revers, par le moindre mauvais tour que le sort se plaît à me jouer. — Tout malade est une ganache. Je n’aime guère à me laisser voir en un état aussi misérable ; — mais peu importe ! — malgré tout, il me faut entendre bourdonner ma mouche. Viens bientôt ! aussitôt qu’il vous plaira, madame, ou plutôt, entends-tu bien, le plus tôt possible, mon cher, mon bien-aimé petit visage. J’ai griffonné le poème que je t’adresse : pure poésie charentonesque.

» Le fou à une folle,
» H. H.


« Paris, 15 août.

» Chère personne, je vous écrivais ces lignes hier même, mais sans les envoyer, car j’étais si malade ! — Aujourd’hui, j’entends, à mon vif regret, que vous êtes venue hier, et je me dépêche de vous écrire afin de vous prier de renouveler bientôt, mais bientôt, cette visite. Je suis beaucoup mieux. Mille remerciements pour les poèmes, bien que je ne les aie pas encore lus. — À vous le plus tendrement du monde.

» H. H.


» La visite de ma fine mouche m’a fait du bien hier ; je pense constamment à la meilleure, à la plus charmante, à la plus gentille des fines mouches ! Mais c’est après-demain seulement que je la reverrai. Quelle éternité ! Je pourrais mourir une centaine de fois en attendant, et encore le plus aisément du monde. Pense un peu à moi, petite Ganz.

» Ton très humble,
» Hans.


« Mardi.

(Le texte de la lettre suivante est écrit en français dans l’original.)

» Ma chère enfant !

» Je ne suis plus souffrant, mais seulement embêté ; car, depuis deux jours, on travaille devant ma fenêtre pour y construire une tente dont je pourrais bien me passer. Je lis et relis votre petit manuscrit avec le plus grand plaisir ; nous en causerons. Venez donc demain, si c’est possible ! J’ai grand’soif de vous revoir, et ne cesse de penser à la fine Mouche.

» Jeudi matin.
» H. Heine.


» Gracieuse amie,

» Je suis tellement malade aujourd’hui que je crains fort de l’être encore demain. Me voici donc forcé de vous prier de me réserver le bonheur de votre visite à samedi ou à dimanche. Votre voilette est restée soigneusement pliée sur mon secrétaire.

» Je vous aime d’une tendresse de mourant, c’est-à-dire le plus tendrement du monde.

» Mardi.
» H. H.


» Dimanche, le 30 septembre 1855.

» Cher cœur ! Le temps est mauvais, je suis aussi mauvais que le temps et ne veux pas exposer ma fleur de lotus aux intempéries de ces brumes spleenétiques. Ah Dieu ! je vous donnerais si volontiers une de ces radieuses journées indiennes, comme on en trouve sur les bords du Gange, et comme elles conviennent aux fleurs de lotus !

» Viens bientôt ! — mais encore une fois, pas aujourd’hui. Je vous attends dans l’après-midi de mercredi.

» J’espère que ce jour-là vous conviendra.

» Je pose, etc.
» H. Heine.


» Très chère,

» Je suis souffrant et crains d’en avoir encore pour deux jours. Je m’empresse donc de vous faire savoir que je ne vous reverrai que vers le milieu de la semaine, afin de ne point gâter notre entrevue par le mal de tête.

» Aimant et fidèle

» Dimanche matin.

» H. H.


» Chère âme !

» Je suis très souffrant et mortellement contrarié. Voici ma paupière droite qui, imitant l’autre, ne peut plus se relever ; je ne peux presque plus écrire. Mais je t’aime beaucoup et pense bien à toi, ma chérie ! La Nouvelle ne m’a point ennuyé et promet beaucoup pour l’avenir. Tu n’es pas si bête que tu en as l’air ; mais tu es mignonne au delà de toute expression, et cela exerce sur moi un grand charme. Te verrai-je demain ? Je n’en sais rien encore ; car, si je continuais à être aussi souffrant, tu recevrais contre-ordre.

» Je me sens dominé par un mouvement de mauvaise humeur pleurnicheuse. Mon cœur a des bâillements spasmatiques. Je voudrais être mort, ou bien un carlin bien portant qui peut se passer de remèdes.

» Misère, ton nom est
» Henri Heine.


» Chère âme !

» Suis bien misérable ; ai affreusement toussé durant vingt-quatre heures ; ai la tête rompue, l’aurai probablement encore demain. — C’est pourquoi je prie la très chère de remettre à vendredi la visite annoncée pour jeudi. Mon Serinski[1] vient de me faire dire qu’il est malade, et ne pourra venir de toute la semaine. Quels contre-temps agaçants, quelle situation fâcheuse ! Je vais accuser le bon Dieu, qui agit aussi cruellement envers moi, devant la Société protectrice des animaux. Je compte te voir vendredi ; en attendant, je baise mentalement les petites pattes de mouche.

» Son insensé
» H. H. »
  1. M. de Zichlinsky, son secrétaire.