Calmann Lévy (p. 43-50).
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XII


Comme on peut s’en convaincre par la lecture des pages précédentes, les lettres qu’il m’écrivait à Wildbad, le billet qui m’attendait à mon retour à Paris, témoignaient d’un état d’esprit assez calme. Il paraissait heureux de voir publier l’édition française de ses poèmes, et aussi celle des Reisebilder.

Le renouvellement que l’introduction de ce qu’on est convenu d’intituler le réalisme a amené dans les lettres nous a rendus exigeants sur les questions de forme, et nous ne goûtons plus guère ces ouvrages un peu décousus où l’auteur, profitant de la bonhomie proverbiale du lecteur, le promène à droite et à gauche sans savoir où il le conduira, ni si la beauté de la promenade justifiera la longueur de la course. Les impressions personnelles d’un écrivain, celles que l’auteur des Reisebilder excelle à rendre, nous sont devenues aujourd’hui à peu près indifférentes. Décousu, composé de fragments, ressemblant, pour la forme, à une collection de feuillets d’album, ce livre n’en restera pas moins un des meilleurs ouvrages de Henri Heine. Ici, contrairement à son habitude, et comme dans quelques-uns de ses plus admirables poèmes, on devine que l’auteur s’abandonne, qu’il écrit pour lui-même, sans se préoccuper, cette fois, de l’approbation ou du blâme ; on sent ses griefs se noyer et se fondre dans l’immense plaisir d’échapper au contact de l’imbécillité humaine, et de fuir la petite association mesquine des gens réputés corrects pour aller librement respirer l’air des hauteurs. Quelles sensations de joie pure, de délivrance, quels assouvissements de volupté dans ces tableaux pleins d’air et d’espace où le poète, le peintre, le grand artiste, esquisse tour à tour des sommets pittoresques, les mêmes où Gœthe place son Sabbat, et les pathétiques, les calmes paysages des belles contrées méridionales. Certes, peu d’artistes, peu d’écrivains ont, je ne dirai pas moins vu, mais moins voyagé. Un tour à Londres, une excursion maritime, ou dans les montagnes du Hartz, un commencement de voyage en Italie, une saison à Bagnères, voilà, à peu de chose près, de quoi ses souvenirs de paysagiste se composent. Néanmoins, lequel de nos stylistes modernes a mieux réussi à rendre d’un trait la physionomie et la couleur d’un paysage ? Parlons ici de ses pages sur l’Italie, le pays sur lequel on a certainement débité le plus de sottises et de mensonges. Les voyageurs, les lettrés plus ou moins bourrés de prétentions, qui vont passer six semaines en Italie dans le but d’en rapporter un livre, y portent généralement le regard prévenu de l’étranger qui se fâche de ne point retrouver ailleurs ce qui lui plaît chez lui. Ainsi l’aubergiste déterminé à proportionner le chiffre de sa note au degré d’urbanité de son hôte, la petite Italienne qui se donne sans faire précéder sa faute par des rigueurs hypocrites, se transforment dans l’esprit de ce même voyageur en types de corruption et de bassesse. Pareillement, il ne voit qu’un comédien de bas étage dans le petit mendiant à demi nu qui sautille sur la Chiaja de Naples, ou dans le joli Monsignor qui rehausse, couvert de dentelles, la pompe des grandes cérémonies religieuses. On n’examine point, on compare, et, sans tenir compte des questions de tempérament et de climat, des différences d’éducation et de caractère, on raille des usages et des mœurs dont le plus grand tort est de ne point ressembler aux nôtres. La petite curiosité mesquine des écrivains qui vont là-bas pour battre monnaie aux dépens d’une nation qu’ils affectent de mépriser engendre le plus souvent des descriptions inexactes. La plupart de ces descriptions s’appliquent aux musées, antiquités et trésors de toute sorte qui enrichissent l’Italie sans toutefois la faire connaître. On paraît ignorer qu’une œuvre d’art est chose morte si l’on n’a pas le secret du sentiment qui l’a créée. Ce sentiment éclate à chaque page des Reisebilder. Toute restriction faite sur le plus ou moins de valeur du plan de l’ouvrage, les Reisebilder sont un chef-d’œuvre et jusqu’à présent le seul livre capable de donner la vision délicieuse du paradis terrestre dont la Mignon de Gœthe mérite d’être surnommée l’Ève. Quelle distance pourtant de l’Italie antique et classique du grand classique allemand à l’Italie jeune et riante du poète israélite ! La belle imagination poétique du fils d’Israël crée des figures qui s’accordent avec le caractère du paysage. L’Italie, dans ces peintures, n’est plus seulement le magnifique et vaste cimetière où les cyprès ombragent le marbre, mais le jardin féerique, mais la terre enchanteresse où des prêtresses représentées par la plus belle des danseuses ne cessent de célébrer l’éternelle fête de la jeunesse et de l’amour. Gœthe décrivant l’Italie, dans ses « Élégies romaines », sculpte un noble bas-relief : Byron et Lamartine prennent leur lyre pour composer un hymne. Heine ne prend ni le ciseau ni la lyre en l’honneur du pays qu’il aime ; mais, de sa seule prose, il sait tracer de lui un tableau merveilleux ; si merveilleux, qu’on se demande si le modèle vaut l’œuvre. Que d’autres vous promènent à travers des rangées de tableaux et de statues, Henri Heine fera revivre en vous et devant vous l’éternelle patrie du Dante. Le couvent dont les fresques pieuses racontent de saints miracles, les pins parasols derrière lesquels le touriste, des hauteurs de Fiesole, contemple Florence paisible sous l’azur de son ciel ; l’étroit horizon de montagnes qui, pareil à certains fonds affectionnés par les « primitifs », s’encadre dans l’ogive d’un cloître cuivré par le coucher du soleil, la loggia peinte du palais où, le soir, on entend résonner des rires de belles femmes pâles ; la sainte madone qui, sous sa lumineuse auréole, fait rêver le passant à l’amour d’une vierge ; les jardins déserts où les marbres mêlés aux lauriers et aux myrthes reproduisent des scènes mythologiques ; la nuit sereine où les lucioles voltigent parmi le feuillage des citronniers ; l’obscurité tapageuse où courent des silhouettes de masques ; le sanctuaire doré où la prière prend des attitudes passionnées et amoureuses, tout cet ensemble de choses animées et vivantes qui forme l’aspect d’un beau pays et l’âme d’une nation brillante défile dans les quelques pages immortelles que le poète lui consacre dans les Reisebilder. Mieux, il a dessiné le revers de la médaille, et placé la caricature auprès de l’image. Le lourd financier israélite qui, voulant faire le lettré, cite des vers sur le soleil couchant quand le soleil se lève, l’Anglaise protestante qui croit faire de l’esprit en se moquant de ce qui plaît aux Italiens, sont des échantillons très réussis et très piquants de ces fâcheux inévitables qui, s’ennuyant chez eux, possèdent malheureusement assez d’argent pour s’octroyer le droit de venir ennuyer autrui, et s’imposer à de braves gens simples qu’ils méprisent de par l’autorité de leur nation et de leur Bible.