Calmann Lévy (p. 12-15).
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V


Le logis, l’entourage ont leur physionomie originale et expressive. Pour moi, toute la jeunesse du poète venait se réfléchir dans les misères de sa vie actuelle. On y sentait les restes d’un passé malsain, je ne sais quel goût de cabotinage démodé qui rappelait à la fois des éclats de rire de grisettes et des exploits de pianistes, Montmorency et le Conservatoire, le prie-Dieu gothique de la princesse Belgiojoso et le sergent de ville chargé de surveiller les écarts du corps de ballet fantaisiste dont les coryphées s’appelaient Rose Pompon ou la reine Pomaré.

Sans doute, on retrouve presque toujours le cabotin sous l’artiste ; mais, s’il veut réussir, il lui faut savoir prendre et quitter à volonté ce personnage de cabotin. Surtout, il faut qu’il sache le laisser à la porte quand il rentre chez lui. Les mœurs sont bien changées depuis l’époque dont il s’agit, et personne ne s’entend mieux que nos artistes actuels à représenter le rôle d’hommes d’ordre. Heine n’avait probablement jamais connu la signification que nous donnons à ce mot ; quoi qu’on en dise, il était resté très Allemand, même naïf sous le déguisement voltairien que les Français se plaisent à lui attribuer. Non seulement il avait donné dans toutes les niaiseries sentimentales du règne de Louis-Philippe, mais il les avait exagérées. Tout d’abord, et bien qu’il n’aimât point Musset, il avait pris au sérieux le personnage de Jenny l’ouvrière, s’était prosterné devant des poseuses titrées, avait confondu les grands enivrements avec les petits désordres, et donné la preuve de ces erreurs dans des lettres où, croyant esquisser une pochade spirituelle, il peint un tableau de genre sur lequel on voit un homme déjà célèbre faisant de la copie auprès d’une femme occupée à raccommoder des chemises.

J’ai malheureusement lieu de croire que le poète était devenu plus clairvoyant quand les hasards de la vie nous rapprochèrent. Mon éducation un peu cosmopolite, de longs voyages, m’avaient préparée à ce rapprochement. D’ailleurs, les poèmes de Heine avaient été le bréviaire de mes jeunes années ; je lisais le poète dans de petites éditions de luxe, cadeau de ma mère ; grâce à Henri Heine, aux magnifiques images de ses poésies, la nature semblait se transformer autour de moi en paradis terrestre. Les rudesses mêmes du poète ne m’effrayaient point ; je l’aimais d’autant mieux que je le savais plus contesté ; je sentais qu’en le défendant, je me défendais en quelque sorte moi-même, et qu’en rompant de bonne heure des lances pour mon poète favori, je préparais mon propre plaidoyer pour le jour où j’aurais, comme lui, à me débattre contre la méchanceté et la sottise humaines. Mon admiration profonde pour l’auteur du Livre des Chants ne pouvait manquer de me le rendre sympathique ; mais, si je ne me trompe, il m’aimait surtout pour certains traits de ressemblance qu’il croyait découvrir entre lui et moi. L’horreur de la routine, du laid, du vulgaire, la haine du convenu, le dédain de l’emphase, des phrases et des sentiments creux, avant tout et surtout, l’amour excessif de la fantaisie, le culte fanatique du beau, lui avaient révélé chez moi les marques d’un esprit indépendant. Il me savait gré de n’être point banale, et se plaisait à me le faire entendre. « Nos esprits, me disait-il, sont proches parents, et c’est pourquoi je n’ai rien à te cacher. »