Les Dernières Colonnes de l’Église/Le Révérend Père Judas

Mercure de France (p. 23-43).


II

LE RÉVÉREND PÈRE JUDAS

des Frères Prêcheurs


On tient pour dit chez les Révérends Prêcheurs que Jésus était un dominicain.


J’espérais ne plus avoir à m’occuper du Père Didon. Lorsque, en 1884, il publia Les Allemands, je pris occasion de cette catapulte d’ennui qui décocha de si pesantes réclames dans le camp retranché du journalisme, pour m’exprimer sans détour sur ce mauvais prêtre.

J’écrivais alors dans une feuille très-retentissante, peu coutumière de telles audaces, et j’eus la douceur d’attirer sur moi quelques malédictions imbéciles.

Je supposais un peu niaisement, j’ose l’avouer, que le prurigo littéraire de cet écrivassier dominicain le ravirait bientôt à l’Église et qu’il irait se faire gratter chez les protestants, vers qui le portaient si bien les pentes lâches de son vaniteux esprit.

On sait, d’ailleurs, qu’il est de tradition, parmi tous les hérétiques de recueillir, avec une pieuse allégresse, les Judas ou les impudiques du Sacerdoce que le Catholicisme est trop heureux de voir décamper.

On l’aurait sans doute amoureusement adopté dans la cafarde cité de Calvin, dont il eût été le décor.

On l’aurait adoré en Prusse, dont il a chanté les grandeurs et qu’il estime le premier des peuples.

On l’aurait marié, je pense, à quelque Poméranienne viandeuse et féconde, afin qu’il procréât une autochtone postérité de petits Didons sur l’Oder, non moins idoines que leur facteur au mépris des commandements de Dieu et au respect le plus attentif du Caporalat.

Mais tout cela, voyez-vous, c’étaient des chimères.

J’oubliais qu’il y a deux écoles de trahison et qu’il est deux sortes de villégiatures en Haceldama.

La première manière, tout à fait classique, c’est d’être un transfuge et de livrer carrément à l’ennemi ce qu’on a le devoir de défendre à quelque prix que ce soit.

La seconde manière, beaucoup plus roublarde, consiste à se montrer inextirpable comme un acarus, en déballant, à tout propos, un cœur de martyr acheminé dès l’enfance à toutes les immolations ; à répandre, par l’orifice de tous les clairons, qu’on est le plus fidèle et le plus indispensable des serviteurs, à l’instant même où l’on remplace le vin par de la litharge et les sonnettes de la maison par des crotales.

Tel fut le choix du Révérend Père Didon, hétérodoxe furtif et théologastre capitulard, dont l’incontinence littéraire n’est surpassée que par l’accablante sottise de ses prétentions de savant.

Évidemment, la destinée du Père Hyacinthe n’était pas pour exercer sur son âme une irrésistible fascination.

Avoir été l’un des enfants spirituels de saint Jean de la Croix, de sainte Thérèse et même du prophète Élie, avoir péroré, non sans fracas, dans la chaire de Notre-Dame, pour finir par le jupon retroussé d’une sectarienne et par la sale mendicité d’une sacristie interlope en la chasuble contaminée d’un cocu probable ! — assurément un tel avenir était peu capable d’enivrer Didon.

L’exemple du Déchaussé préserva, fort heureusement pour lui, ce Dominicain de l’épouvantable gaffe qu’il allait commettre. Il ne lâcha pas son Ordre et, plein d’énergie, se cramponna au tréteau de Savonarole.

Il put continuer ainsi d’allaiter l’admiration de quelques bas-bleus et d’un grand nombre de catholiques au douceâtre cœur dont le zèle religieux n’est certes pas dévorant, mais qu’un esclandre un peu trop corsé ferait déguerpir.

N’obtenant pas la permission de clabauder, comme autrefois, dans ces chaires sonores de Paris où les cabots apostoliques peuvent si aisément se faire adorer des femmes en les attisant de chastes conseils, l’obéissant Prêcheur écrivit avec frénésie.

C’était une autre manière de patrociner, sans la ressource, il est vrai, de la gesticulation et du gueuloir, mais avec le formidable renfort d’une de ces médiocrités absolues, compactes, indéfectibles, que le giron seul des Académies peut récompenser et dont la platitude contemporaine est si joyeuse de se prévaloir.

Admirateur pantelant de Taine, de Renan, de Dumas fils, de monsieur Ledrain (!) et de plusieurs autres pédants infâmes qu’il croit évidemment de fort grands artistes et de hauts penseurs, il s’avisa que le comble de la finesse pour un apologiste chrétien consisterait à leur carotter leurs idées et leurs procédés.

Il se fit à lui-même cette confidence que la simple foi des martyrs et des confesseurs était décidément une vieille blague indigne de l’attention d’un robuste moine et qu’il était, en somme, étonnant qu’aucun prêtre catholique n’eût sérieusement entrepris de laïciser l’Évangile.

Aussitôt il s’adjugea le filon et se mit à l’œuvre.

Si les Jésuites ou les Capucins ne sont pas contents les rationalistes et leurs dames lui enverront des baisers, — cependant que Dominicains et Protestants sèmeront des fleurs sous ses vastes pieds, en le bénissant d’avoir assez élargi l’arche séculaire de la Tradition pour que désormais tous les animaux à la fois puissent y pénétrer.

Mais je crois bien qu’ils n’y pénétreront guère. Le dragon du Surnaturel est toujours au seuil de l’Église et sa présence décourage les envahisseurs.

Il faudrait, d’ailleurs, un autre cerveau que celui du père Didon pour restituer un peu de saveur à cette sottise éventée d’un Catholicisme « des bonnes gens » où tout le monde serait entre soi et pourrait entrer de plain-pied.

Tout ce que peut faire cet étrange apôtre, c’est d’exaspérer un peu plus les affamés d’Infini et les lions de l’Absolu qui rugissent en vain dans la fosse obscure où la sereine médiocrité de nos pasteurs les condamne à mourir de faim.

« Jésus-Christ est le grand nom de l’histoire ! » Tel est le premier mot de l’introduction à l’exégèse publiée par le R. P. Didon.

Il est clair qu’on peut très-bien continuer cette ravissante lecture et même se relever la nuit tout exprès, pendant un mois, jusqu’à l’épuisement des deux tomes. Cela dépend du plaisir qu’on y trouvera.

Mais un homme de synthèse peut se contenter de ces dix syllabes. Le reste se déduit le plus aisément du monde.

Un prêtre cérébralement organisé pour ne voir en la Personne indicible de Jésus-Christ, de ce Dieu fait homme qui descend en lui chaque jour, qu’un grand nom, — sans majuscule, — pour l’embellissement de l’histoire et qui ouvre, par cette affirmation lapidaire, une monographie de ce même Dieu ; — un tel prêtre, je le suppose, est aussitôt conjuré par d’invisibles milliards d’esprits terrestres ou angéliques, de ne pas écrire, de ne pas parler, de ne pas penser, mais de plonger son crâne imbécile dans les ornières pleines de boue que font les convois funèbres à la porte des cimetières et d’attendre là son dernier jour, en priant à voix très-basse pour les âmes des trépassés !

Conjurations bien inécoutées du misérable au cœur perclus qui a, depuis longtemps, enterré sa foi, son espérance et sa charité sous les déjections des blasphémateurs qu’il adore !

Car il est cent fois évident que le P. Didon ne croit pas du tout à la divinité de l’Église. Je ne sais pas s’il se juge athée, mais, à coup sûr, il n’est plus chrétien.

L’examen de son livre ne m’a pas permis, après cela, d’apercevoir autre chose en lui qu’un publiciste sot et un sacrilège moine.

Son habileté, je l’ai dit plus haut, consiste à se maintenir avec fermeté dans l’apparente orthodoxie que sa clientèle réclame et c’est le plus clair profit qu’il ait retiré de ses lectures en théologie.

Quant aux trois autres prêcheurs qui l’ont approuvé et dont l’« imprimatur » autographié décore le seuil de son livre, ils doivent être, en vérité, de jolis garçons et de dignes prêtres !

Ah ! la maison de saint Dominique, fameuse naguère par ses docteurs, nourrit aujourd’hui de bien étranges théologiens et des compères d’une philosophie singulièrement exorable !

On le leur a dit, pourtant, à ces thomistes superbes, que c’était un danger d’apostasie pour les pauvres diables, d’insinuer, à la façon des rationalistes, que l’histoire de Notre Seigneur Jésus-Christ est une histoire comme une autre et d’expliquer la vie du Maître, son attitude et son langage, ainsi que le ferait Taine, par le milieu judaïque où fût opérée la Rédemption.

On pourrait ajouter qu’il est inouï pour un prêtre de mépriser ostensiblement la Vulgate, en affectant de citer d’autres traductions du Livre sacré ; de toujours parler de documents quand il s’agit des Évangiles, platement nommés par lui « des modèles d’esthétique et des tableaux de maîtres » ; de remplacer invariablement le mot Parabole par le mot allégorie, en ayant l’air de les supposer identiques ; de qualifier d’anecdote l’histoire de l’Enfant prodigue et de justifier les divines Assimilations par des « emprunts littéraires » que le Verbe de l’Éternité aurait faits, par indigence, à la rhétorique du Temps.

Une critique vraiment amoureuse de la Vérité pourrait encore signaler, parmi beaucoup d’autres âneries blasphématoires, cette papelarde phrase que « si Jésus avait quitté la terre au moment du Thabor, dans la majesté de sa Transfiguration, rien d’essentiel n’eût manqué à ses desseins », — ce qui met la Croix au rang d’accessoire de grand opéra ; et cette affirmation prodigieuse que Jésus était le seul être innocent qu’il y eût au monde, — ce qui réduit à néant le dogme de l’Immaculée Conception.

Mais on n’en finirait pas et ce serait perdre son temps que d’entreprendre l’opération de la cataracte des idiots sur ce carillonnant échassier de saint Dominique.

Cependant la gloire de passer pour un exégète sublime ne suffit pas au Père Didon, Que dis-je ? Elle n’est presque rien si on la compare à sa dévorante faim de célébrité littéraire.

Je cherche vainement un acéphale, parmi les contemporains, qui soit plus ravagé de cet effroyable cancer et disposé à tant sacrifier pour obtenir un peu de vacarme autour de ses misérables compilations.

Je me demande quelle compromission pourrait rebuter l’auteur de ce livre bête ou criminel intitulé Les Allemands, qu’on a vu prostituant sa robe de moine dans les plus fangeuses boutiques de la publicité et qui récoltait avec dévotion les éloges déshonorants que la vénalité de certains journaux lui vomissait à la face.

J’ai dit alors que je le croyais capable de livrer son Dieu pour une trentaine d’applaudissements canailles, et c’est précisément ce qu’on lui voit faire aujourd’hui, mais avec la circonstance d’une hypocrisie plus odieuse encore que la trahison.

Il déclare simplement, à la page 84 de l’introduction, qu’il n’a cherché, dans son livre, qu’à donner aux paroles de Jésus « plus de relief et plus d’éclat !!! ».

Ce petit mot serpentin se glisse le plus insidieusement du monde sous les renoncules et les pissenlits d’une agreste déclaration d’innocence et d’humilité.

En présence d’un aussi reployé Tartufe, il faut abdiquer tout espoir d’un pénitentiel mouvement de pudeur sacerdotale.

Tout ce qu’on peut faire, c’est d’avertir le pauvre monde et de mettre en garde les faibles contre la réclame éhontée qui se fait à peu près partout en faveur d’un livre que le caractère sacré de son auteur rend plus pernicieux que les élucubrations impies de ses prétendus adversaires.

Cette œuvre sera certainement réprouvée le jour où l’autorité religieuse accomplira son devoir que la politique lui fait oublier, depuis quelque temps. Je ne puis être, jusque-là, qu’un buccin dénonciateur.

Mais ce néfaste bavard est du ressort de la critique par ses prétentions littéraires. Quand les aumailles du journalisme auront cessé de mugir leurs admirations dans les pâturages de l’annonce, il se trouvera, sans doute, quelque voix autorisée pour dire le néant de deux énormes volumes où ne se rencontre jamais, fût-ce par hasard, un seul de ces mots qui sont la marque de l’écrivain ; où l’on se promène, comme en un jardin d’hiver, sous les frondaisons peu exotiques d’une pépinière de descriptifs ou de savantasses mis à contribution par le titulaire ; où se décèle enfin constamment, de la plus indiscutable façon, le désir de plaire à Renan, de ravir les dames et de coiffer un jour son front orageux de la sédative coupole des Académies.

Une chose, pourtant, sera difficile à dire, c’est l’insupportable et pluvieux ennui de ce bouquin dont la grisaille éternelle me fait songer à ce Val Sinistre du Dauphiné, que le soleil n’a pas visité depuis six mille ans, où de blanchâtres crétins remuaient à l’entour de moi, comme des fantômes, dans la pénombrable torpeur.

Ah ! les descriptions du Père Didon ! ce mélange récrémentitiel de la pituite sébacée de Renan et des mucosités harmonieuses de Lamartine !

Oh ! ses réflexions morales et ses homélies psychologiques ! ce ravaudage besogneux des chaussettes à l’abandon de nos analystes passionnels !

Il faudrait pouvoir citer ce Dominicain promu grand artiste et qui peut écrire ceci que je picore à l’aventure parmi cinq cents notes :

« L’histoire de l’Enfant prodigue fait lever un dernier soleil dans les vies les plus coupables et les plus déshonorées. »

Le comble du facile serait de cueillir à profusion de petits muguets tels que ceux-ci : « Jésus était l’orgueil de sa mère », ou « Jésus était le plus chaste des législateurs » ; à moins qu’on ne préférât l’avertissement de « ne pas prendre à la lettre les paroles de Jésus » ou l’ineffable recommandation de « lire entre les lignes » de l’Évangile.

Un protestant me disait, il y a quelques jours, que les plus ombrageux pasteurs luthériens ne pourraient pas trouver, en ce livre d’un moine romain, un seul mot capable de les offusquer et que cela ferait, au contraire, une excellente lecture pour fortifier l’esprit chancelant des congrégations réformées.

Ce témoignage précieux est déjà corroboré littérairement par le suffrage universel des imaginations à hauteur d’appui qui ne demandent pas qu’un poète les entraîne au fond de l’azur.

Et voici comment tout appartient, dès à présent, à ce Judaillon de Père, en attendant le jour plus ou moins prochain, mais inévitable, où sa condamnation sera prononcée par la lente Église qui n’envoie généralement ses sapeurs-pompiers que lorsque la maison est réduite en cendres.

La Genèse raconte qu’aux temps anciens, « la terre étant mouillée et molle du déluge », Abraham vit venir à lui, comme trois fleuves de lumière, trois jeunes hommes formidables et mystérieux dont les visages devaient singulièrement resplendir, car la Tradition suppose que ces étrangers arrivaient du ciel et n’étaient pas moins que les Trois Personnes de Dieu.

Et c’était, dit le Texte, au moment de la grande « ferveur du jour ».

Le Patriarche était jeune aussi, quoiqu’il eût cent ans. Il était jeune comme l’Hospitalité et l’Adoration, et tout ce récit biblique a l’air de se dérouler ainsi qu’une trame de rayons vivants.

Sur le point de partir, ces visiteurs pleins de prophéties déclarèrent à leur hôte qu’ils reviendraient un certain jour, accompagnés de la Vie, et les siècles ont coulé sous l’arche de cette promesse colossale.

Aujourd’hui, le Père de la multitude est devenu infiniment vieux. Il n’est plus assis, comme autrefois, sous les ombrages de Mambré et il ne se met point en peine d’accueillir honorablement les voyageurs. Il vend des lorgnettes et tarife la semence humaine.

L’universelle Église l’a supplanté depuis longtemps, quant au sens divin, et c’est Elle seule désormais qui pourrait héberger les trois Co-Égaux de la Substance.

Mais, hélas ! qu’ils sont devenus eux-mêmes décrépits et lamentables, à force de courir le monde !

Les adolescents glorieux d’il y a quarante siècles sont maintenant les Trois Pauvres, les trois indigents effroyables et saboulés du mépris du monde, qui implorent la charité des chrétiens aux seuils des chapelles.

Il y a le Père dont la douleur silencieuse intimide les constellations, et il y a le Fils, toujours couvert de blessures, que ses plaies saignantes empêchent de cheminer, mais qui va, quand même, les bras étendus sur son porteur, lequel est l’ineffable Troisième, dont la face est si invisible et dont les gémissements perpétuels ont l’air de sortir du fond des abîmes.

Faut-il-voir en ces malheureux le Dieu très-puissant qui confabulait avec les Prophètes et les Patriarches en leur faisant épeler sa gloire ?

Assurément, la moderne Église ne le pense pas. Ce qu’elle possède encore d’attendrissement ou d’entrailles appartient à des calamiteux d’un aspect plus divertissant, et lorsque ces terrifiques Agonisants de l’Éternité, dont les tremblotantes mains ont pesé les nébuleuses, passent dans les vents et les déluges au niveau de ses pieds d’argile, — tout ce qu’elle peut faire, c’est de leur jeter, comme à des chiens, un os littéraire pris à la carcasse d’un Dominicain sans sépulture que les nobles fauves et les vautours même ont dédaigné.

22 novembre 1890.