XI. — Au secours !

Lorsque, par la suite, Arsène Lupin me raconta cet épisode de la tragique aventure, il me dit à ce propos, et non sans fatuité :

— Ce qui m’étonnait alors, et ce qui m’étonne encore aujourd’hui comme une des victoires les plus belles dont j’ai le droit de m’enorgueillir, c’est que j’ai pu admettre tout à coup, et ainsi qu’un problème irrévocablement résolu, l’innocence de Sauverand et de Marie-Anne. Cela, je vous le jure, est de premier ordre et dépasse, en valeur psychologique aussi bien qu’en mérite policier, les plus fameuses déductions des plus fameux détectives.

» Car enfin, tout bien pesé, il ne s’était pas produit l’ombre d’un fait nouveau qui me permît de réviser le procès. Les charges accumulées contre les deux captifs étaient les mêmes, et si graves qu’aucun juge d’instruction n’eût hésité une seule seconde à signer son ordonnance, et pas un jury à répondre oui sur toutes les questions.

» Et cependant pourquoi ce revirement subit qui eut lieu en moi ? Pourquoi ai-je marché contre l’évidence ? Pourquoi ai-je cru à une vérité incroyable ? Pourquoi ai-je admis l’inadmissible ?

» Pourquoi ? Ah ! sans doute, c’est que la vérité a un accent qui sonne aux oreilles d’une façon particulière. D’un côté toutes les preuves, tous les faits, toutes les réalités, toutes les certitudes ; de l’autre un récit, un récit présenté par un des trois coupables, donc, a priori, absurde et mensonger depuis la première syllabe jusqu’à la dernière… Mais un récit, présenté d’une voix loyale, un récit clair, sobre, d’une trame serrée, se déroulant, d’un bout à l’autre de l’aventure, sans complications ni invraisemblances, un récit qui n’apportait aucune solution positive, mais qui, par sa probité même, obligeait tout esprit impartial à réviser la solution acquise… J’ai cru le récit. »

Les explications de Lupin, telles qu’il me les donnait, n’étaient pas complètes.

— Et Florence Levasseur ? lui dis-je.

— Florence Levasseur ?

— Oui, vous ne concluez pas à son égard. Quelle opinion avez-vous eue d’elle ? Tout l’accusait, et non seulement à vos yeux, puisque logiquement elle avait participé à toutes les tentatives d’assassinat dirigées contre vous, mais aussi aux yeux de la justice. Ne savait-on pas qu’elle allait rendre à Gaston Sauverand, boulevard Richard-Wallace, des visites clandestines ? N’avait-on pas trouvé sa photographie dans le carnet de l’inspecteur Vérot ? Et puis… et puis, tout enfin… vos accusations… vos certitudes… Est-ce que tout cela fut modifié par le récit de Sauverand ? Pour vous, Florence fut-elle innocente ou coupable ?

Il hésita, fut sur le point de répondre directement et franchement à ma question, mais ne put s’y décider et prononça :

— Je voulais avoir confiance. Pour agir, il fallait que j’eusse pleine et entière confiance, quels que fussent les doutes qui pouvaient encore m’assaillir, et quelles que fussent les ténèbres qui pesaient encore sur telle ou telle partie de l’aventure. J’ai donc cru. Et, croyant, j’ai agi selon ma foi.

Agir, pour don Luis Perenna, en ces heures d’immobilité forcée, cela consista uniquement à se répéter sans cesse la relation que Gaston Sauverand avait faite des événements. Il tâchait de la reconstituer dans tous ses détails, d’en retrouver les moindres phrases et les termes en apparence les plus insignifiants. Et ces phrases, il les examinait une à une, et ces termes il les scrutait un à un, afin d’en extraire la part de vérité qu’ils contenaient.

Car la vérité était là, Sauverand le lui avait dit, et don Luis n’en doutait pas. Toute l’histoire sinistre, tout ce qui constituait l’affaire de l’héritage Mornington et le drame du boulevard Suchet, tout ce qui pouvait mettre en lumière le complot ourdi contre Marie-Anne Fauville, tout ce qui pouvait expliquer la perte de Sauverand et de Florence, cela était dans le récit de Sauverand. Il suffisait de le comprendre. Et la vérité surgirait, comme la morale qui se tire de quelque symbole obscur.

Pas une fois don Luis ne dévia de sa méthode. Si telle objection s’insinuait dans son esprit, il y répondait aussitôt :

« Soit. Il se peut que je me trompe, et que le récit de Sauverand ne m’apporte aucun élément capable de me guider. Il se peut que la vérité soit en dehors. Mais suis-je en mesure de l’atteindre autrement, cette vérité ? En tout et pour tout, comme instrument de recherche et sans tenir compte outre mesure de certaines lueurs que l’apparition régulière des lettres mystérieuses m’a données sur l’affaire, en tout et pour tout j’ai le récit de Gaston Sauverand. Ne dois-je pas m’en servir ? »

Et, de nouveau, comme un chemin que l’on parcourt sur les traces d’une autre personne, il recommençait à vivre l’aventure vécue par Sauverand. Il la comparait à celle qu’il avait imaginée jusqu’alors. Toutes deux s’opposaient l’une à l’autre, mais du choc même de leurs contrastes, ne pouvait-on faire jaillir une étincelle ?

« Voilà ce qu’il a dit, pensait-il, et voilà ce que je croyais. Que signifie cette différence ? Voilà ce qui fut, et voilà ce qui paraît être. Pourquoi le coupable a-t-il voulu que ce qui fut parût précisément sous cet aspect ? Pour éloigner de lui tous les soupçons ? Mais était-il nécessaire, en ce cas, qu’ils atteignissent justement ceux qu’ils ont atteints ? »

Et les questions se pressaient en lui. Il y répondait quelquefois au hasard, citant des noms et prononçant des mots à la suite les uns des autres, comme si le nom cité eût pu être précisément celui du coupable, et les mots prononcés ceux qui contenaient l’invisible réalité.

Puis aussitôt il reprenait le récit, comme les écoliers font avec leurs devoirs, analyse logique et analyse grammaticale, où chaque expression est passée au crible, chaque période disloquée, chaque phrase réduite à sa valeur essentielle.

Des heures et des heures s’écoulèrent.

Et tout à coup, au milieu de la nuit, il eut un soubresaut. Il tira sa montre. À la clarté de sa lanterne électrique, il constata qu’elle marquait onze heures quarante trois.

— C’est donc à onze heures quarante-trois minutes du soir, dit-il à haute voix, que j’ai pénétré jusqu’au fond des ténèbres.

Il était sur le point de contourner l’alcôve…

Il cherchait à dominer son émotion, mais elle était immense, et il se mit à verser des larmes, tellement ses nerfs étaient ébranlés par l’épreuve. Il venait, en effet, d’entrevoir brusquement, comme on devine un paysage nocturne à la lueur d’un éclair, la formidable vérité.

Il n’est pas de sensation plus violente que ces sortes d’illuminations qui éclatent soudain au milieu de l’ombre où l’on tâtonne et où l’on se débat. Épuisé déjà par l’effort physique et par le manque de nourriture dont il commençait à souffrir, il subit cette secousse si profondément que, sans vouloir réfléchir un instant de plus, il réussit à s’endormir, ou plutôt à s’enfoncer dans le sommeil, comme on s’enfonce dans l’eau d’un bain réparateur.

Quand il se réveilla, au petit matin, dispos malgré l’incommodité de sa couche, il eut un frisson en songeant à l’hypothèse qu’il avait acceptée et son instinct fut d’abord de la mettre en doute. Il n’en eut ainsi dire pas le temps. Toutes les preuves accouraient d’elles-mêmes au-devant de sa pensée et transformaient immédiatement l’hypothèse en une de ces certitudes qu’il serait fou de contrôler. C’était cela, et ce n’était pas autre chose. Comme il l’avait pressenti, la vérité se trouvait inscrite dans le récit de Sauverand. Et il ne s’était pas trompé non plus en disant à Mazeroux que la façon dont surgissaient les lettres mystérieuses l’avait mis sur le chemin de la vérité.

Et cette vérité était effroyable.

Il éprouvait, à l’évoquer, la même épouvante qui avait affolé l’inspecteur Vérot, alors que, déjà torturé par le poison, il balbutiait :

— Ah ! j’ai peur… j’ai peur… tout cela est combiné d’une façon si diabolique !

Si diabolique, en effet ! Et don Luis demeurait confondu devant la révélation d’un forfait dont il ne semblait pas que la conception eût pu germer dans un cerveau d’homme.

Deux heures encore il consacra tout l’effort de sa pensée à examiner la situation sous toutes ses faces. Quant au dénouement, il ne s’en inquiétait pas beaucoup puisque, maître du secret terrible maintenant, il n’avait plus qu’à s’évader, et à se rendre ce soir-là à la réunion du boulevard Suchet, où il ferait devant tous la démonstration du crime. Mais lorsque, voulant essayer ses chances d’évasion, il remonta le souterrain et se hissa au sommet de l’échelle supérieure, c’est-à-dire au niveau de son boudoir, il entendit à travers la trappe les voix d’hommes qui se trouvaient dans cette pièce.

« Bigre, se dit-il, l’affaire se complique. Afin d’échapper aux sbires de la police, il faut que je sorte de ma prison, et voilà tout au moins qu’une de ces deux issues est condamnée. Reste l’autre. »

Il redescendit vers l’appartement de Florence, et fit jouer le mécanisme qui consistait en un contrepoids.

Le panneau du placard glissa.

Poussé par la faim, espérant trouver quelques provisions qui lui permettraient de soutenir un siège sans être réduit par la famine, il était sur le point de contourner l’alcôve, derrière les rideaux, lorsqu’un bruit de pas l’arrêta net. Quelqu’un entrait dans l’appartement :

— Eh bien, Mazeroux, vous avez passé la nuit ici. Rien de nouveau ?

À la voix, don Luis reconnut le préfet de police, et la question posée lui apprit, d’abord que l’on avait sorti Mazeroux du cabinet noir où il était ligoté, et ensuite que le brigadier se trouvait dans la pièce voisine. Par bonheur, le mécanisme du plafond avait fonctionné sans le moindre grincement, et don Luis put surprendre la conversation des deux hommes.

— Rien de nouveau, monsieur le préfet, répondit Mazeroux.

— C’est curieux, il faut pourtant que ce damné personnage soit quelque part. Ou alors c’est qu’il a filé par les toits.

— Impossible, monsieur le préfet, fit une troisième voix que don Luis reconnut comme étant celle du sous-chef Weber. Impossible, nous avons constaté hier qu’à moins d’avoir des ailes…

— Donc, votre avis, Weber ?

— Mon avis, monsieur le préfet, c’est qu’il se cache dans l’hôtel. L’hôtel est vieux. Tout probablement il existe quelque retraite.

— Évidemment… évidemment… fit M. Desmalions, que don Luis, par un interstice de rideau, voyait passer et repasser devant la baie de l’alcôve… Évidemment, vous avez raison, et nous le prendrons au gîte. Seulement est-ce bien nécessaire ?

— Monsieur le préfet !

— Eh oui, vous avez mon opinion à ce sujet, et l’opinion du président du conseil. Exhumer Lupin, c’est une gaffe, et ça nous retombera sur le dos. Après tout, quoi, il est devenu un honnête homme, il nous est utile, et il ne fait rien de mal…

— Rien de mal, vous trouvez, monsieur le préfet ? prononça Weber d’un ton pincé.

M. Desmalions éclata de rire.

— Ah ! oui, le coup d’hier, le coup du téléphone ! Avouez que c’est drôle. Le président du conseil s’en tenait les côtes, quand je lui ai raconté…

— Ma foi, je ne vois pas qu’il y ait de quoi rire.

— Non, mais tout de même, le gredin, il n’est jamais pris de court. Drôle ou non, le truc est inouï d’audace. Démolir le fil du téléphone sous vos yeux et puis vous bloquer derrière un rideau de fer… À propos, Mazeroux, il faudra, dès ce matin, faire réparer ce téléphone pour que vous restiez ici en communication avec la Préfecture. Vous avez commencé vos perquisitions dans ces deux pièces ?

— Selon vos ordres, monsieur le préfet. Depuis une heure, le sous-chef et moi nous cherchons.

— Oui, fit M. Desmalions, cette Florence Levasseur me semble une créature inquiétante. Sa complicité est certaine. Mais quelles relations avait-elle avec Sauverand, et quelles relations avec don Luis Perenna ? Cela serait important à savoir. Vous n’avez rien découvert dans ses papiers ?

— Rien, monsieur le préfet, dit Mazeroux. Ce sont des factures, des lettres de fournisseurs.

— Et vous, Weber ?

— Moi, monsieur le préfet, j’ai trouvé quelque chose d’intéressant.

Il dit ces mots d’un ton de triomphe, et, comme M. Desmalions l’interrogeait, il reprit :

— C’est un volume de Shakespeare, monsieur le préfet, le tome huit. Vous remarquerez que, contrairement aux autres volumes, il est vide à l’intérieur et que la reliure n’est que le cartonnage d’une boîte secrète servant à dissimuler des papiers.

— En effet. Et ces papiers ?

— Les voici… des feuilles… des feuilles blanches, sauf trois… L’une sur laquelle est inscrite la liste des dates où devaient surgir les lettres mystérieuses…

— Oh ! oh ! fit M. Desmalions, la charge est écrasante contre Florence Levasseur. En outre, nous sommes renseignés : c’est par là que don Luis a eu cette liste.

Perenna écoutait avec surprise : il avait totalement oublié ce détail, et Gaston Sauverand, dans son récit, n’y avait pas fait la moindre allusion. C’était fort grave pourtant et fort étrange. De qui Florence tenait-elle cette liste de dates ?

— Et les deux autres feuilles ? demanda M. Desmalions.

Don Luis redoubla d’attention. Ces deux autres feuilles lui avaient échappé le jour de son entretien avec Florence dans cette même pièce.

— Voici l’une des deux, répondit Weber.

M. Desmalions prit la feuille et lut :

« Ne pas oublier que l’explosion est indépendante des lettres et qu’elle aura lieu à trois heures du matin. »

— Ah ! oui, fit-il en haussant les épaules, la fameuse explosion que don Luis a prédite et qui doit accompagner la cinquième lettre, comme l’annonce cette liste de dates. Bah ! nous avons le temps, puisqu’il n’y a eu que trois lettres, et que, ce soir, il s’agit de la quatrième. Et puis, faire sauter l’hôtel du boulevard Suchet, bigre, l’entreprise ne serait pas commode. C’est tout ?

— Monsieur le préfet, dit Weber, qui exhiba la dernière feuille, je vous prie d’examiner cet ensemble de lignes tracées au crayon et qui forment un grand carré qui en contient d’autres plus petits et des rectangles de toutes dimensions. Ne dirait-on pas le plan d’une maison ?

— Oui, en effet…

— C’est le plan de l’hôtel où nous sommes, affirma Weber avec une certaine solennité. Voilà la cour d’honneur, les bâtiments du fond, le pavillon des concierges, et, là, le pavillon de Mlle Levasseur. De ce pavillon part, au crayon rouge, une ligne pointillée qui s’en va en zigzags vers les bâtiments du fond. Le début de cette ligne est marqué par une petite croix qui désigne la pièce où nous sommes… ou plus exactement l’alcôve. On a dessiné ici comme l’emplacement d’une cheminée… ou plutôt d’un placard… d’un placard creusé derrière le lit et qui serait dissimulé par les rideaux.

— Mais alors, Weber, murmura M. Desmalions, ce serait le tracé d’un passage conduisant de ce pavillon aux bâtiments du fond ? Tenez, à l’autre bout de la ligne, il y a également une petite croix au crayon rouge.

— Oui, monsieur le préfet, il y a une autre croix. Quel emplacement marque-t-elle ? Nous le déterminerons plus tard d’une façon certaine. Mais dès maintenant, et sur une simple hypothèse, j’ai posté des hommes dans une petite pièce située au second étage, où eut lieu hier le conciliabule suprême de don Luis, de Florence Levasseur et de Gaston Sauverand. Et, dès maintenant, en tout cas, nous connaissons la retraite de don Luis Perenna.

Il y eut un silence, après quoi, le sous-chef reprit d’une voix de plus en plus solennelle :

— Monsieur le préfet, j’ai subi hier, de la part de cet homme, un affront sanglant. Mes subordonnés en ont été les témoins. Les domestiques ne peuvent l’ignorer. Avant peu, le public en sera instruit. Cet homme a fait évader Florence Levasseur. Il a voulu faire évader Gaston Sauverand. C’est un bandit de la plus dangereuse espèce. Monsieur le préfet, je suis sûr que vous ne me refuserez pas l’autorisation de le forcer dans sa tanière. Sinon… sinon, monsieur le préfet, je me verrai contraint de donner ma démission.

— Avec motif à l’appui, dit le préfet en riant. Décidément, vous ne pouvez pas digérer le coup du rideau de fer. Allez-y donc ! Aussi bien, tant pis pour don Luis. Il l’aura voulu… Mazeroux, dès que le téléphone sera réparé, vous me donnerez des nouvelles à la Préfecture. Et ce soir, rendez-vous, boulevard Suchet, à l’hôtel Fauville. N’oubliez pas qu’il s’agit de la quatrième lettre.

— Il n’y aura pas de quatrième lettre, monsieur le préfet, déclara Weber.

— Pourquoi ?

— Parce que d’ici là don Luis sera coffré.

— Ah ! c’est don Luis aussi que vous accusez d’être l’auteur…

Don Luis n’en écouta pas davantage. Doucement il recula vers le placard, saisit le panneau et le rabattit sans bruit.

Ainsi donc, sa retraite était connue !

— Saperlipopette, grogna-t-il, elle est raide celle-là ! Me voici dans de beaux draps.

Il avait couru jusqu’à la moitié du souterrain avec l’intention de gagner l’autre issue. Il s’arrêta.

« Pas la peine, puisque cette issue est gardée… Alors, quoi, voyons, est-ce que je vais être pris au collet ? Voyons… Voyons… »

D’en bas, de l’alcôve, parvenait déjà un bruit de coups, le bruit des coups que l’on frappait sur le panneau, dont la sonorité spéciale avait probablement attiré l’attention du sous-chef. Et comme Weber, n’étant pas astreint aux mêmes précautions que don Luis, semblait démolir le panneau sans s’attarder à la recherche du mécanisme, le péril était proche.

— Nom d’un chien de nom d’un chien, ronchonna don Luis. C’est trop bête ! Que faire ? Leur passer sur le corps ?… Ah ! si j’étais en pleine force !…

Mais le manque de nourriture l’épuisait. Ses jambes tremblaient sous lui, et son cerveau commençait à n’avoir plus sa lucidité habituelle.

Un redoublement de coups dans l’alcôve le poussa malgré tout vers l’issue d’en haut, et, grimpant à l’échelle, il promena sa lanterne électrique sur les pierres du mur et sur la boiserie de la trappe. Il tenta même de soulever celle-ci par une pesée d’épaule. Mais de nouveau des bruits de pas résonnèrent au-dessus de lui. Les hommes étaient toujours là.

Alors, dévoré de rage, impuissant, il attendit la venue du sous-chef.

Un craquement se produisit en bas, dont l’écho se propagea le long du souterrain, puis, il y eut un tumulte de voix.

« Ça y est, se dit-il, les menottes, le dépôt, la cellule… Bon Dieu de sort, quelle stupidité ! Et puis Marie-Anne Fauville qui va mourir… Et puis Florence… »

Avant d’éteindre sa lanterne, il en projeta une dernière fois la lumière autour de lui. À deux mètres de l’échelle, environ aux trois quarts de la hauteur, et un peu en retrait, une pierre, une grosse pierre de taille manquait dans le mur, du côté de l’intérieur de la maison et laissait un trou de dimensions assez grandes pour qu’on pût s’y blottir.

Bien que la cachette ne valût pas grand-chose, il se pouvait cependant que l’on négligeât d’inspecter ce renfoncement. D’ailleurs, dont Luis n’avait pas le choix. À tout hasard, après avoir éteint, il se pencha vers le rebord du trou, l’atteignit et réussit à s’y installer en se courbant en deux.

Weber, Mazeroux et leurs hommes arrivaient. Don Luis s’arc-bouta contre le fond de sa cachette pour échapper le plus possible au rayonnement des lanternes dont il voyait les premières lueurs. Et il advint cette chose stupéfiante, que la pierre, contre laquelle il s’adossait, bascula doucement, comme si elle eût pivoté autour d’un axe, et qu’il tomba à la renverse dans une seconde cavité située en arrière. Vivement il ramena ses jambes dans cette cavité, et la pierre se referma avec la même lenteur, non toutefois sans qu’un éboulement de cailloux, détachés de la muraille, lui recouvrît à demi les jambes.

— Tiens, tiens, ricana-t-il, est-ce que la Providence se mettrait du côté de la vertu et du bon droit ?

Il entendit la voix de Mazeroux qui disait :

— Personne ! et voilà l’extrémité du passage. À moins qu’il n’ait fui à notre approche… Tenez, par la trappe qui est en haut de cette échelle.

Et Weber répondit :

— Étant donné la pente que nous avons monté, il est certain que le niveau de cette trappe se trouve au second étage. Or, la deuxième petite croix du plan marquerait, au second étage, le boudoir contigu à la chambre de don Luis. C’est bien ce que j’ai supposé, et c’est pourquoi j’ai placé là trois de nos hommes. S’il a voulu fuir de ce côté, il est pris.

— Nous n’avons qu’à frapper, dit Mazeroux, nos hommes trouveront la trappe et nous ouvriront. Sinon, on la démolira.

De nouveaux coups retentirent. Un bon quart d’heure plus tard, la trappe cédait, et d’autres voix se mêlèrent à celles de Weber et de Mazeroux.

Pendant ce temps don Luis examinait son domaine et en constatait l’extrême exiguïté. Tout au plus pouvait-il s’y tenir assis. C’était un couloir, ou plutôt une sorte de boyau d’un mètre cinquante de long, et qui se terminait par un orifice, plus étroit encore, où des briques étaient accumulées. Les parois, d’ailleurs, étaient formées de briques, dont quelques-unes manquaient, et les moellons de construction qu’elles auraient dû retenir s’éboulaient au moindre choc. Le sol en était jonché.

Au secours ! Au secours ! cria-t-il.

« Bigre ! pensa Lupin, il ne faudrait pas que je m’agitasse par trop ! Sans quoi, je risque d’être enterré vivant. Agréable perspective ! »

En outre, la crainte de faire du bruit l’immobilisait. Il se trouvait, en effet, près de deux pièces occupées par des agents, son boudoir d’abord, et ensuite son cabinet de travail, puisque son boudoir, il le savait, était situé sur la partie de son cabinet de travail réservée au téléphone.

Cette idée lui en suggéra une autre. À bien réfléchir, et en se rappelant qu’il s’était demandé parfois comment l’aïeule du comte Malonesco avait pu vivre, derrière le rideau de fer, aux heures où il lui fallait se cacher, il comprit qu’il y avait eu jadis communication entre le passage secret et ce qui était actuellement la cabine téléphonique, communication trop étroite pour qu’on y pût passer, mais qui devait servir comme conduit d’aération. Par précaution, au cas où le passage secret aurait été découvert, une pierre masquait l’entrée supérieure de ce conduit. Le baron Malonesco avait dû boucher l’extrémité inférieure en réinstallant les boiseries du cabinet de travail.

Donc, il était emprisonné là, dans l’épaisseur des murs, sans autre décision bien nette que celle d’échapper à l’étreinte de la police. Des heures passèrent encore.

Peu à peu, torturé par la faim et par la soif, il tomba dans un sommeil lourd, traversé de cauchemars, si angoissant qu’il eût voulu en sortir à tout prix, mais si profond qu’il ne put reprendre conscience avant huit heures du soir.

À son réveil, il se sentit très las, et il eut subitement une perception affreuse, et à la fois si juste de la situation que, par un revirement subit où il y avait de la peur, il résolut de quitter sa cachette et de se livrer. Tout valait mieux que le supplice qu’il endurait et que les dangers auxquels l’exposait une plus longue attente.

Mais, s’étant retourné sur lui-même pour atteindre l’entrée de sa tanière, il s’aperçut, d’abord que la pierre ne basculait pas sur une simple poussée, et ensuite, après plusieurs tentatives, qu’il n’arrivait pas à trouver le mécanisme qui sans doute la faisait basculer. Il s’acharna. Tous ses efforts furent vains. La pierre ne bougeait pas.

Seulement, à chacun de ses efforts, quelques moellons se détachaient de la paroi supérieure et diminuaient encore l’espace où il pouvait évoluer.

Il lui fallut un sursaut d’énergie pour dominer son émotion, et pour dire en plaisantant :

— Parfait ! Je vais en être réduit à appeler au secours, moi, Arsène Lupin ! Oui, appeler au secours ces messieurs de la police… Sans quoi, mes chances d’ensevelissement augmentent minute par minute.

Il serra les poings.

— Cré tonnerre ! Je m’en tirerai seul. Appeler au secours ? Non, mille fois non !

De toute sa volonté il s’efforça de réfléchir, mais son cerveau exténué ne lui permettait plus que des idées confuses et sans lien les unes avec les autres. L’image de Florence le hantait, et celle de Marie-Anne également.

« C’est cette nuit que je dois les sauver, se disait-il… Et certainement je les sauverai, puisqu’elles ne sont pas criminelles et que je connais le coupable. Mais par quel moyen réussirai-je ? »

Il songeait au préfet de police, à la réunion qui devait avoir lieu boulevard Suchet, dans l’hôtel de l’ingénieur Fauville. Cette réunion était commencée. La police gardait l’hôtel. Et cette idée lui rappela la feuille de papier trouvée par Weber dans le tome huit de Shakespeare, et la phrase inscrite, que le préfet avait lue.

Ne pas oublier que l’explosion est indépendante des lettres et qu’elle aura lieu à trois heures du matin.

« Oui, pensa don Luis qui s’en tenait au raisonnement de M. Desmalions, oui, dans dix jours, puisqu’il n’y a eu que trois lettres. La quatrième lettre doit surgir cette nuit, et l’explosion ne doit avoir lieu qu’avec la cinquième lettre, donc, dans dix jours. »

Il répéta :

— Dans dix jours… avec la cinquième lettre… oui, dans dix jours…

Et soudain, il tressaillit d’effroi. Une vision atroce venait de lui traverser l’esprit, une vision qui avait toutes les apparences de la réalité. C’était cette nuit même que l’explosion allait se produire !

Et, tout de suite, sachant ce qu’il savait de la vérité, tout de suite, dans un retour de sa clairvoyance habituelle, il admit cette hypothèse comme certaine. Évidemment, trois lettres seulement avaient surgi de l’ombre mystérieuse, mais quatre lettres auraient dû surgir, puisque l’une d’elles n’avait pas surgi à la date fixée, mais dix jours plus tard, et cela précisément pour une raison que don Luis connaissait. Et puis, et puis, il ne s’agissait pas de tout cela. Il ne s’agissait pas de chercher la vérité dans cette confusion de dates et de lettres, dans cet imbroglio inextricable où nul ne pouvait prétendre à la certitude. Non. Une seule chose dominait la situation, cette phrase : « Ne pas oublier que l’explosion est indépendante des lettres. » Or, comme l’explosion était marquée pour la nuit du vingt-cinq au vingt-six mai, l’explosion se produirait cette nuit même, à trois heures du matin !

— Au secours ! au secours ! cria-t-il.

Cette fois, il n’hésitait plus. S’il avait eu le courage, jusqu’ici, de rester au fond de sa prison et d’y attendre l’événement miraculeux qui lui viendrait en aide, il aimait mieux affronter tous les périls et subir tous les châtiments, que d’abandonner au sort qui les menaçait le préfet de police, Weber, Mazeroux et leurs compagnons.

— Au secours ! Au secours !

Dans trois ou quatre heures, l’hôtel de l’ingénieur Fauville allait sauter. Cela, il le savait de la façon la plus sûre. Avec autant d’exactitude que les lettres mystérieuses étaient arrivées à leur destination malgré tous les obstacles qui s’y opposaient, l’explosion se produirait à l’heure indiquée. L’artisan infernal de l’œuvre maudite l’avait voulu ainsi. À trois heures du matin, il ne resterait rien de l’hôtel.

— Au secours ! Au secours !

Il retrouvait des forces pour crier désespérément, et pour que sa voix retentît au-delà des pierres et au-delà des boiseries.

Puis, comme il ne semblait pas que l’on répondît à son appel, il s’interrompit et longtemps écouta. Aucun bruit à l’entour. Le silence absolu.

Alors, une angoisse terrible le couvrit de sueur. Si les agents, renonçant à la garde des étages supérieurs, s’étaient confinés, pour passer la nuit, dans les pièces du rez-de-chaussée ?

Comme un fou, il saisit une brique et frappa, à diverses reprises, sur la pierre d’entrée, espérant que le bruit se propagerait à travers l’hôtel. Mais aussitôt, une avalanche de moellons, détachés par le choc, s’abattit sur lui, le renversa de nouveau et l’immobilisa.

— Au secours ! Au secours ! Au secours !

Le silence. Le silence énorme, implacable.

— Au secours ! Au secours !

Il avait l’impression que ses cris ne dépassaient pas les parois qui l’étouffaient. D’ailleurs sa voix devenait de plus en plus faible, gémissement rauque, haletant, qui expirait en son gosier meurtri.

Il se tut, écoutant encore, de toute son attention anxieuse, le grand silence qui enveloppait comme avec des couches de plomb le cercueil de pierre où il gisait. Toujours rien. Aucun bruit. Personne ne viendrait et personne ne pouvait venir à son secours.

L’image et le nom de Florence continuaient à l’obséder. Et il pensait aussi à Marie-Anne qu’il avait promis de sauver. Mais Marie-Anne mourrait de faim. Et comme elle, et comme Gaston Sauverand, et comme tant d’autres, il était à son tour victime de cette monstrueuse affaire.

Un incident accrut son désarroi. Tout à coup, sa lampe électrique qu’il avait laissée allumée pour dissiper l’horreur des ténèbres s’éteignit. Il était onze heures du soir.

Des vertiges l’étourdissaient. Il respirait à peine, et un air insuffisant, déjà vicié. Son cerveau subissait, ainsi qu’un mal physique et très douloureux, le retour d’images qui lui semblaient s’y incruster, et c’était toujours la belle figure de Florence ou le visage livide de Marie-Anne. Et, dans son hallucination, tandis que Marie-Anne agonisait, il entendait l’explosion de l’hôtel Fauville, et il voyait le préfet de police et Mazeroux affreusement mutilés, morts.

Une torpeur l’engourdit. Il tomba dans une sorte d’évanouissement, où il continuait à balbutier des syllabes confuses :

— Florence… Marie-Anne… Marie-Anne…