X. — La Débacle.

Certes, don Luis s’attendait à cette éventualité redoutable. Le coup cependant parut le prendre au dépourvu, et il répéta plusieurs fois :

— Ah ! Weber est là… Weber est là…

Tout son élan se brisait contre cet obstacle, comme une armée en fuite et presque libérée qui se heurterait aux pentes abruptes d’une montagne. Weber était là, c’est-à-dire le chef, le maître des ennemis, celui qui organiserait l’attaque et la résistance de telle façon qu’il n’y avait plus rien à espérer. Weber à la tête de ses agents, ç’eût été absurde que de tenter le passage de vive force.

— Vous lui avez ouvert ? demanda-t-il.

— Monsieur ne m’avait pas donné l’ordre de ne pas ouvrir.

— Il est seul ?

— Non, monsieur, le sous-chef est accompagné de six hommes qu’il a laissés dans la cour.

— Et lui ?

— Le sous-chef a voulu monter au premier étage. Il croyait trouver monsieur dans son cabinet de travail.

— Il croit maintenant que je suis avec M. Mazeroux et Mlle Levasseur ?

— Oui, monsieur.

Perenna réfléchit un instant et reprit :

— Dites-lui que vous ne m’avez pas trouvé et que vous allez me chercher dans l’appartement de Mlle Levasseur. Peut-être vous accompagnera-t-il. Tant mieux !

Il referma la porte. La tempête qui venait de le secouer n’avait laissé aucune trace sur son visage, et, maintenant qu’il fallait agir et que tout était perdu, il recouvrait cet admirable sang-froid qui ne l’abandonnait jamais aux minutes décisives.

Il s’approcha de Florence. Elle était très pâle et elle pleurait silencieusement.

— Il ne faut pas avoir peur, mademoiselle. Si vous m’obéissez aveuglément, il n’y a rien à craindre.

Comme elle ne répondait pas, il vit qu’elle se méfiait toujours, et il pensa, presque avec joie, qu’il l’obligerait à croire en lui.

— Écoutez-moi, dit-il à Sauverand. Au cas, possible après tout, où je ne réussirais pas, il y a plusieurs points encore qu’il me faut éclaircir.

— Lesquels ? fit Sauverand dont le calme ne s’était pas démenti.

Alors, contraignant à l’ordre et à la discipline les idées qui s’entrechoquaient dans son cerveau, posément, afin de ne rien oublier et de ne dire cependant que les mots essentiels, don Luis demanda :

— Le matin du crime, tandis qu’un homme porteur d’une canne d’ébène et répondant à votre signalement, pénétrait dans le café du Pont-Neuf à la suite de l’inspecteur Vérot, où étiez-vous ?

— Chez moi.

— Vous êtes sûr de n’être pas sorti ?

— Absolument sûr, et sûr également de n’avoir jamais été au café du Pont-Neuf, dont j’ignorais même l’existence.

— Bien. Autre chose. Pourquoi, lorsque vous avez eu connaissance de toute cette affaire, pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu chez le préfet de police ou chez le juge d’instruction ? Il eût été plus simple de vous livrer et de dire l’exacte vérité, plutôt que d’engager cette lutte inégale.

— Je fus sur le point d’agir ainsi. Mais tout de suite je compris que la machination ourdie contre moi était si habile que le simple récit de la vérité ne suffirait pas à convaincre la justice. On ne m’eût pas cru. Quelle preuve pouvais-je fournir ? Aucune… tandis que, au contraire, les preuves qui nous accablaient étaient de celles auxquelles on ne peut pas répondre… L’empreinte de ses dents ne démontrait-elle pas la culpabilité certaine de Marie-Anne ? Et, d’autre part, mon silence, ma fuite, le meurtre de l’inspecteur principal Ancenis, n’étaient-ce pas autant de crimes ? Non, pour secourir Marie-Anne, il fallait rester libre.

— Mais elle eût pu parler, elle ?

— Raconter notre amour ? Outre qu’une pudeur toute féminine a dû l’en empêcher, à quoi cela eût-il servi ? C’était, au contraire, donner plus de force à l’accusation. Et c’est justement ce qui arriva le jour où les lettres d’Hippolyte Fauville, jetées dans le débat, une à une, révélèrent à la justice le motif encore inconnu des crimes que l’on nous imputait. Nous nous aimions.

— Ces lettres, comment les expliquez-vous ?

— Je ne les explique pas. Nous ignorions la jalousie de Fauville. Il la tenait secrète. Et, d’autre part, pourquoi se défiait-il de nous ? Qui a pu lui mettre dans la tête que nous voulions le tuer ? D’où proviennent ses terreurs, ses cauchemars ? Mystère. Il possédait des lettres de nous, a-t-il écrit. Quelles lettres ?

— Et les empreintes des dents, ces empreintes qui furent incontestablement laissées par Mme Fauville.

— Je ne sais pas. Tout cela est incompréhensible.

— Vous ne savez pas non plus ce qu’elle a pu faire à la sortie de l’Opéra, entre minuit et deux heures du matin.

— Non. Il est évident qu’elle a été attirée dans un piège. Mais comment ? Par qui ? Et pourquoi ne dit-elle pas ce qu’elle a fait ? Mystère.

— Ce soir-là, le soir du crime, vous avez été remarqué à la gare d’Auteuil. Qu’y faisiez-vous ?

— J’allais sur le boulevard Suchet, et je suis passé sous les fenêtres de Marie-Anne. Rappelez-vous que c’était un mercredi. J’y suis revenu le mercredi d’après, et, toujours ignorant du drame et de l’arrestation de Marie-Anne, j’y suis revenu le deuxième mercredi, le soir précisément où vous avez découvert mon domicile, et où vous m’avez dénoncé à Mazeroux.

— Autre chose. Connaissiez-vous l’héritage Mornington ?

— Non, et Florence non plus, et nous avons tout lieu de penser que Marie-Anne et que son mari ne le connaissaient pas davantage.

— Cette grange de Formigny, c’était la première fois que vous y entriez ?

— La première fois, et notre stupeur devant les deux squelettes accrochés à la poutre fut égale à la vôtre.

Don Luis se tut. Il chercha quelques secondes encore s’il n’avait pas une autre question à poser. Puis il dit :

— C’est tout ce que je voulais savoir. De votre côté, êtes-vous sûr que toutes les paroles nécessaires aient été prononcées ?

— Oui.

— La minute est grave. Il est possible que nous ne puissions pas nous revoir. Or, vous ne m’avez donné aucune preuve de vos affirmations.

— Je vous ai donné la vérité. À un homme comme vous, la vérité suffit. Pour moi, je suis vaincu. J’abandonne la lutte, ou plutôt je me soumets à vos ordres. Sauvez Marie-Anne.

— Je vous sauverai tous les trois, fit Perenna. C’est demain soir que doit apparaître la quatrième des lettres mystérieuses, ce qui nous donne tout le temps nécessaire pour nous concerter et pour étudier l’affaire à fond. Et, demain soir, j’irai là-bas et, avec les nouveaux éléments de vérité que nous aurons réunis, je trouverai la preuve de votre innocence à tous trois. L’essentiel, c’est d’assister à cette réunion du 25 mai.

— Ne pensez qu’à Marie-Anne, je vous en supplie. Sacrifiez-moi, s’il le faut. Sacrifiez même Florence. Je parle en son nom comme au mien en vous disant qu’il vaut mieux nous abandonner que de compromettre la plus petite chance de réussite.

— Je vous sauverai tous les trois, répéta don Luis.

Bouge pas ! dit-il…

Il entre-bâilla la porte et, après avoir écouté, il leur dit :

— Ne bougez pas. Et n’ouvrez à personne, sous aucun prétexte, avant que je ne vienne vous rechercher. D’ailleurs je ne tarderai pas.

Il referma la porte à double tour et descendit au premier étage. Il n’éprouvait pas cette allégresse qui le soulevait d’ordinaire aux approches des grandes batailles. Car l’enjeu de celle-ci, c’était Florence, et les conséquences d’une défaite lui semblaient pires que la mort.

Par la fenêtre du palier, il avisa les agents qui gardaient la cour. Il en compta six. Et il avisa aussi, à l’une des fenêtres de son cabinet de travail, le sous-chef qui surveillait la cour et se tenait en communication avec ses agents.

« Bigre, pensa-t-il, il est resté au poste. Ce sera dur. Il se défie. Enfin, allons-y. »

Il traversa le premier salon et gagna son cabinet de travail. Weber l’aperçut. Les deux ennemis étaient l’un devant l’autre. Il y eut quelques secondes de silence avant que le duel ne s’engageât, duel qui ne pouvait être que rapide, serré, sans la moindre défaillance et sans la moindre distraction. En trois minutes il fallait que ce fût terminé.

La figure du sous-chef exprimait une joie mêlée d’inquiétude. Pour la première fois il avait la permission, il avait l’ordre de combattre ce don Luis maudit, contre lequel sa rancune n’avait jamais pu s’assouvir. Et, cela, c’était une volupté d’autant plus grande qu’il avait tous les atouts en main et que don Luis, en défendant Florence Levasseur et en maquillant le portrait de la jeune fille, s’était mis dans son tort. Mais, d’autre part, Weber n’oubliait pas que don Luis n’était autre qu’Arsène Lupin, et cette considération lui inspirait un certain malaise. Visiblement il pensait :

« La plus petite gaffe, et je suis réglé. »

Il engagea le fer, en plaisantant :

— D’après ce que je vois, vous n’étiez pas dans le pavillon de Mlle Levasseur, comme le prétendait votre domestique.

— Mon domestique a parlé selon mes instructions. J’étais dans ma chambre, là au-dessus. Mais, avant de descendre, je voulais en finir.

— Et c’est fait ?

— C’est fait. Florence Levasseur et Gaston Sauverand sont chez moi, ficelés et bâillonnés. Vous n’avez qu’à en prendre livraison.

— Gaston Sauverand ! s’écria Weber. C’était donc bien lui qu’on a vu entrer ?

— Oui. Il habitait tout simplement chez Florence Levasseur, dont il est l’amant.

— Ah ! ah ! dit le sous-chef d’un ton goguenard, son amant !

— Oui, et quand le brigadier Mazeroux a fait venir Florence Levasseur dans sa chambre pour l’interroger loin des domestiques, Sauverand, prévoyant l’arrestation de sa maîtresse, a eu l’audace de nous rejoindre. Il voulait l’arracher à nos mains.

— Et vous l’avez maté ?

— Oui.

Il était clair que le sous-chef ne croyait pas un seul mot de l’histoire. Il savait, par M. Desmalions et par Mazeroux, que don Luis aimait Florence, et don Luis n’était pas homme à livrer, même par jalousie, une femme qu’il aimait. Il redoubla d’attention.

— Voilà de la bonne besogne, dit-il. Conduisez-moi dans votre chambre. La lutte a été dure ?

— Pas trop. J’ai pu désarmer le bandit. Mazeroux cependant a été atteint au pouce d’un coup de poignard.

— Rien de sérieux ?

— Oh ! non, il est allé se faire soigner à la pharmacie voisine.

Le sous-chef s’arrêta, très surpris.

— Comment ! Mazeroux n’est pas avec les deux prisonniers dans votre chambre ?

— Je ne vous ai jamais dit qu’il y fût.

— Non, mais votre domestique…

— Mon domestique a commis une erreur. Mazeroux est sorti quelques minutes avant votre arrivée.

— C’est bizarre, dit Weber en observant don Luis, tous mes agents le croient ici. Ils ne l’ont pas vu sortir.

— Ils ne l’ont pas vu sortir ? répéta don Luis affectant l’inquiétude. Mais alors où serait-il ? Il m’a pourtant bien dit qu’il voulait se faire panser.

Le sous-chef se défiait de plus en plus. Évidemment Perenna voulait se débarrasser de lui en l’envoyant à la recherche du brigadier.

— Je vais dépêcher un de mes agents, dit-il. La pharmacie est proche ?

— À côté, rue de Bourgogne. D’ailleurs on peut téléphoner.

— Ah ! on peut téléphoner, murmura le sous-chef.

Il n’y comprenait plus rien. Il avait l’air d’un homme qui ne sait pas ce qui va lui tomber sur la tête. Lentement, il se dirigea vers le téléphone, tout en barrant la route à don Luis de façon à ce qu’il ne pût s’échapper.

Don Luis recula donc jusqu’à l’appareil, comme si on l’y avait forcé, d’une main décrocha le récepteur, et tandis qu’il appelait :

— Allô… allô… Saxe 24-09…

De l’autre main, appuyée contre le mur, il coupait un des fils à l’aide d’une petite pince qu’il avait eu soin de prendre sur la table.

— Allô…, le 24-09… C’est le pharmacien ? Allô… Le brigadier Mazeroux, de la Sûreté, est chez vous, n’est-ce pas ? Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? Mais c’est horrible ! Vous êtes certain ? La blessure est empoisonnée !

D’un mouvement irréfléchi, le sous-chef écarta don Luis et empoigna le récepteur. Cette idée de blessure empoisonnée le bouleversait.

— Allô… allô… cria-t-il en surveillant don Luis et en lui ordonnant, d’un geste, de ne pas s’éloigner… allô… Eh bien ! quoi ? Je suis le sous-chef Weber, de la Sûreté… Allô… Ainsi, le brigadier Mazeroux… Allô… mais parlez donc, crédieu !…

Brusquement il lâcha l’appareil, regarda les fils, aperçut la coupure et, se retournant, montra un visage qui exprimait très nettement cette pensée :

« Ça y est. Je suis roulé. »

Perenna se tenait à trois pas en arrière de lui, nonchalamment appuyé contre la boiserie de la baie, et sa main gauche passée entre son dos et cette boiserie.

Il souriait. Il souriait avec gentillesse, avec une bonhomie cordiale.

— Bouge pas ! dit-il en lui faisant signe de la main droite.

Weber ne bougea pas, plus effrayé par ce sourire qu’il ne l’eût été par des menaces.

— Bouge pas, répéta don Luis d’une voix ineffable. Et surtout ne crains rien… Il n’y aura pas de bobo. Cinq minutes seulement de cachot noir pour le petit garçon qui n’a pas été sage. Tu es prêt ? Une, deux, trois, crac !

Il s’effaça un peu et pressa du doigt le bouton qui commandait le rideau de fer. La lourde plaque tomba. Le sous-chef était prisonnier.

— Deux cents millions qui tombent, ricana don Luis. Le coup est joli, mais un peu cher. Adieu l’héritage Mornington ! Adieu ! don Luis Perenna ! Et maintenant, brave Lupin, si tu ne veux pas que Weber prenne sa revanche, fiche le camp, et en bon ordre. Une deusse, une deusse… paille, foin…

Tout en parlant, il fermait à clef, de l’intérieur, la porte à deux battants qui donnait du premier salon sur l’antichambre du premier étage, puis, revenant dans son cabinet de travail, il fermait la porte qui donnait de cette pièce dans le salon.

À ce moment, le sous-chef frappait le rideau de fer à coups redoublés et appelait de telle façon que l’on devait l’entendre de dehors par la fenêtre ouverte.

— Vous ne faites pas encore assez de bruit, sous-chef, cria don Luis.

Il prit son revolver et tira trois balles dont une cassa l’un des carreaux. Puis, rapidement, il sortit de son cabinet de travail par une petite porte massive qu’il ferma soigneusement à clef. Il se trouvait dans un couloir de dégagement qui contournait les deux pièces et aboutissait à une autre porte donnant sur l’antichambre.

Il ouvrit cette autre porte toute grande et put ainsi se cacher derrière le battant.

Déjà, attirés par les détonations et par le bruit, les agents envahissaient le vestibule et l’escalier. Quand ils arrivèrent au premier étage et qu’ils eurent traversé l’antichambre, la porte du salon étant close, une seule issue s’offrait à eux, le couloir, le couloir au bout duquel retentissaient les appels du sous-chef. Ils s’y engouffrèrent tous les six.

Lorsque le dernier eut disparu après le tournant, don Luis rabattit doucement la porte qui le dissimulait et la ferma comme les autres. De même que le sous-chef, les six agents étaient prisonniers.

— Embouteillés, murmura don Luis. Il leur faudra bien cinq minutes pour se rendre compte de la situation, pour se cogner aux portes closes, et pour en démolir une. Dans cinq minutes, nous serons loin.

Il rencontra deux de ses domestiques qui accouraient effarés, le chauffeur et le maître d’hôtel. Il leur jeta deux billets de mille francs, et il dit au chauffeur :

— Mets le moteur en marche, l’artiste. Et personne autour de la voiture pour me barrer le chemin. Deux mille francs de plus à chacun si je peux prendre le large en auto. Mais oui, c’est comme ça, ne faites pas cette tête d’abrutis. Deux mille francs. C’est à vous de les gagner. Au galop, messieurs.

Lui-même, sans trop se presser, toujours maître de lui, escalada le second étage. Mais aux dernières marches, une telle joie le secouait qu’il s’exclama :

— Victoire ! la route est libre.

La porte de la petite pièce se trouvait en face. Il l’ouvrit en répétant :

— Victoire ! Mais pas une seconde à perdre. Suivez-moi.

Il entra. Un juron s’étrangla dans sa gorge. La pièce était vide.

— Quoi ! balbutia-t-il… Qu’est-ce que cela signifie ?… Ils sont partis… Florence…

Certes, si invraisemblable que fût l’hypothèse, il avait supposé jusqu’ici que Sauverand possédait une fausse clef de la serrure. Mais comment avaient-ils pu s’enfuir tous deux, au milieu des agents ? Il regarda autour de lui. Et, tout de suite, il comprit. Dans le renfoncement où se trouvait la fenêtre, la partie basse du mur, qui formait comme un coffre très large au-dessous de la croisée, avait sa boiserie supérieure soulevée et appuyée contre les carreaux, précisément comme le couvercle d’un coffre. Et, à l’intérieur du coffre ouvert, on apercevait les premiers échelons d’un escalier à claire-voie, très étroit, et qui descendait…

En une seconde, don Luis évoqua toute l’aventure d’autrefois, l’aïeule de son prédécesseur le comte Malonesco, cachée dans le vieil hôtel de la famille, échappant aux recherches des perquisiteurs et vivant ainsi durant la tourmente révolutionnaire. Tout s’expliquait. Un passage, pratiqué dans l’épaisseur même du mur, conduisait à quelque issue lointaine. Et c’est ainsi que Florence allait et venait à travers l’hôtel, et que Gaston Sauverand entrait et sortait en toute sécurité. Et c’est ainsi que l’un et l’autre pouvaient pénétrer dans sa chambre et surprendre ses secrets.

« Pourquoi ne m’avoir rien dit ? se demanda-t-il. Par défiance ? »

Mais, sur la table, un papier attira ses yeux. D’une main fébrile, Gaston Sauverand avait tracé ces lignes :

« Nous tentons de fuir pour ne pas vous compromettre. Si nous sommes pris, tant pis. L’essentiel, c’est que vous soyez libre. Tout notre espoir est en vous. »

Sous ces lignes, il y avait deux mots, écrits par Florence :

« Sauvez Marie-Anne. »

— Ah ! murmura-t-il, déconcerté par ce dénouement, et ne sachant à quelle décision s’arrêter, pourquoi ne m’ont-ils pas obéi ? Nous voilà séparés, maintenant…

En bas, les policiers démolissaient la porte du couloir où ils étaient emprisonnés. Avant qu’ils n’y eussent réussi, peut-être avait-il encore le temps de gagner son auto ? Néanmoins, il préféra suivre le même chemin que Florence et que Sauverand, ce qui lui donnait l’espoir de les retrouver et de les secourir en cas de péril.

Donc, enjambant le rebord du coffre, il mit le pied sur l’échelon supérieur et descendit. Une vingtaine de barreaux le conduisirent au milieu du premier étage. Là, à la lueur de sa lanterne électrique, il s’engagea dans une sorte de tunnel en voûte, très bas, creusé, comme il le pensait, dans la muraille, et si peu large que l’on ne pouvait avancer qu’en tenant les épaules de biais.

Trente mètres plus loin, il y eut un coude à angle droit, puis, au bout d’un autre tunnel, aussi long, une trappe qui était ouverte et où apparaissaient les échelons d’un autre escalier. Il ne douta pas que les fugitifs n’eussent passé par là.

En bas, une clarté l’accueillit. Il se trouvait dans un placard également ouvert, et que des rideaux, actuellement écartés, devaient recouvrir en temps ordinaire. Ce placard dominait un lit, qui remplissait presque l’espace d’une alcôve. Après avoir franchi l’alcôve et gagné la pièce dont elle n’était séparée que par une cloison, à son grand étonnement il reconnut le salon de Florence.

Cette fois, il savait. L’issue, non pas secrète, puisqu’elle aboutissait à la place du Palais-Bourbon, mais très sûre cependant, était celle dont Sauverand usait d’habitude lorsque Florence l’introduisait chez elle. Il traversa donc l’antichambre, descendit quelques marches et, un peu avant l’office, dégringola l’escalier qui menait aux caves de l’hôtel. Dans l’ombre, la porte basse, qui servait au passage des barricades, se reconnaissait à un petit judas grillagé par où filtrait le jour. À tâtons, il trouva la serrure. Tout heureux d’arriver enfin au terme de son expédition, il ouvrit.

— Cré nom d’un chien ! gronda-t-il en sautant en arrière et en se cramponnant à la serrure, qu’il réussit à refermer.

Deux agents de police en uniforme gardaient la sortie, deux agents qui, à son apparition, avaient voulu se jeter sur lui.

D’où venaient-ils, ces deux hommes-là ? Avaient-ils empêché l’évasion de Sauverand et de Florence ? Mais alors, en ce cas, don Luis eût rencontré les deux fugitifs, puisqu’ils avaient suivi exactement le même chemin.

« Non, pensa-t-il, la fuite a eu lieu avant que la sortie ne fût surveillée. Mais, fichtre, c’est à mon tour de déguerpir, et ce n’est pas commode. Vais-je me faire pincer au gîte comme un lapin ? »

Il remonta l’escalier de la cave, avec l’intention de brusquer les choses, de se glisser dans la cour d’honneur par les couloirs des communs, de sauter dans son auto et de forcer le passage. Mais lorsqu’il fut sur le point d’arriver à la cour, près de la remise, il aperçut quatre agents de la Sûreté, de ceux qu’il avait emprisonnés et qui survenaient en gesticulant et en criant. Et il se rendit compte en outre, que tout un tumulte s’élevait du côté de la grande porte et du pavillon des concierges. De nombreuses voix d’hommes s’entre-choquaient. On disputait violemment.

Peut-être y avait-il là une occasion dont il pouvait profiter pour se faufiler dehors à la faveur du désordre. Au risque d’être aperçu, il avança la tête. Et le spectacle qui s’offrit à ses yeux le stupéfia.

Gaston Sauverand était là, le cabriolet de fer…

Entouré d’agents de police et d’agents de la Sûreté, bloqué contre le mur, insulté, bousculé, Gaston Sauverand était là, le cabriolet de fer aux poignets.

Gaston Sauverand prisonnier ! Quel drame avait donc bien pu se jouer entre les deux fugitifs et la police ? Le cœur étreint d’angoisse, il se pencha davantage. Mais il ne vit pas Florence. Sans doute, la jeune fille avait dû réussir à se sauver.

L’apparition de Weber sur le perron et les paroles du sous-chef confirmèrent son espoir. Weber était fou de rage. La captivité, l’humiliation de la défaite, l’exaspéraient.

— Ah ! proféra-t-il en apercevant le prisonnier, en voilà toujours un ! Gaston Sauverand ! du gibier de choix… Où l’avez-vous pigé, celui-là, les amis ?

— Sur la place du Palais-Bourbon, dit l’un des inspecteurs. On l’a vu qui fichait le camp par la porte de la cave.

— Et sa complice, la fille Levasseur ?

— On l’a ratée, chef. Elle était partie.

— Et don Luis ? On ne l’a pas laissé sortir de l’hôtel, hein ! J’avais donné la consigne.

— Il a voulu sortir aussi par la porte de la cave, cinq minutes après !

— Qui vous l’a dit ?

— Un des agents de police placés devant cette porte.

— Eh bien ?

— Le type est rentré dans la cave.

Weber poussa un cri de joie.

— Nous le tenons ! Et c’est une sale affaire pour lui ! Rébellion contre la police !… Complicité !… Enfin ! On va pouvoir le démasquer. Taïaut ! Taïaut ! les enfants… Deux hommes pour garder Sauverand, quatre hommes sur la place du Palais-Bourbon, le revolver au poing. Deux hommes sur les toits. Les autres avec moi ! Commençons par la chambre de la fille Levasseur. Et puis, sa chambre à lui. En chasse, les enfants !

Don Luis n’attendit pas la ruée des agresseurs. Renseigné sur leurs intentions, il battit en retraite, sans avoir été aperçu, vers l’appartement de Florence. Là, comme Weber ne connaissait pas encore le chemin direct qui passait à travers les communs, il eut le temps de constater que le mécanisme de la trappe fonctionnait fort bien, et qu’il n’y avait aucune raison pour que l’on découvrît, au fond de l’alcôve et derrière les rideaux du lit, l’existence d’un placard secret.

Une fois entré dans le passage, il remonta le premier escalier, suivit le long corridor pratiqué à l’intérieur du mur, escalada l’échelle qui aboutissait à son boudoir, et, s’étant rendu compte que cette seconde trappe s’adaptait si exactement à la boiserie qu’on ne pouvait rien soupçonner, il la referma sur sa tête.

Quelques minutes plus tard, il entendit au-dessus de lui le tumulte des hommes qui perquisitionnaient.

Ainsi donc, le vingt-quatre mai, à cinq heures de l’après-midi, voici quelle était la situation : Florence Levasseur sous le coup d’un mandat d’arrêt, Gaston Sauverand en prison, Marie-Anne Fauville en prison et refusant toute nourriture. Et don Luis, qui croyait à leur innocence et qui, seul, aurait pu les sauver, don Luis était bloqué dans son hôtel et traqué lui-même par vingt agents de police.

Quant à l’héritage Mornington, il n’en pouvait plus être question, puisque, à son tour, le légataire venait de se mettre en rébellion ouverte contre la société.

— À merveille, ricana don Luis, voilà la vie telle que je la comprends. La question est simple et s’énonce de diverses façons. Comment un pouilleux, qui n’a pas un sou dans sa poche, peut-il faire fortune en vingt-quatre heures, sans sortir de son bouge ? Comment un général, qui n’a plus de soldats ni munitions, peut-il gagner une bataille qu’il a perdue ? Bref, comment, moi, Arsène Lupin, réussirai-je à assister demain soir à la réunion du boulevard Suchet et à m’y comporter de telle manière que je sauverai Marie-Anne Fauville, Florence Levasseur, Gaston Sauverand, et, par-dessus le marché, mon excellent ami, don Luis Perenna ?

Des coups sourds retentissaient quelque part. On devait chercher sur les toits. On devait interroger les murailles.

Don Luis s’étendit sur le sol, à plat ventre, cacha sa figure entre ses bras croisés, et, fermant les yeux, murmura :

— Réfléchissons.