Les Siècles morts/Les Dévots

(Redirigé depuis Les Dévots)
Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 114-123).

 
NARTHALOS.

A peine si l’aurore a d’un doigt diligent
Écarté le rideau des ombres incertaines,
A peine si là-bas en s’éveillant Athènes
Voit un premier rayon baigner ses murs d’argent,
Que déjà Parménas fuit son toit solitaire
Et, malgré le saint jour et le récent édit,
Se hâte vers le bois sauvage où s’arrondit
Un autel ruiné sur un tertre de terre.


PARMÉNAS.

Par Zeus ! cher Narthalos, silence ! ou ce bâton
D’une rude caresse usera ton épaule.
Ou plutôt, non ! Pardonne. Aux branches d’un vieux saule,
Dans la forêt prochaine, un fauve essaim, dit-on,
Hier en bourdonnant a suspendu

sa grappe.
Au soleil matinal je crains qu’il ne s’échappe
Ou que, devançant l’Astre à l’horizon du ciel,
Quelque voisin plus prompt ne le cueille et ne prive
L’indigent Parménas de la cire et du miel.
Mais ne me retiens plus, ami. Déjà la grive
Sur les hauts peupliers se pose et chante. Adieu.
Quand midi flamboiera dans la nue enflammée,
Sûrement je viendrai, riche et content de peu,
Partager avec toi ma capture embaumée.


NARTHALOS.

Va, cesse de tromper par un discours subtil
L’ami qui prudemment t’interroge. Faut-il
Des fleurs, ô malheureux, pour surprendre l’abeille ?
Eh quoi ! sous ton bras tremble un chevreau nouveau-né ;
Une colombe blanche, au bord de ta corbeille.
De son bec amoureux frappe le jonc tourné.
Que sais-je enfin ? ces dons, ces offrandes frivoles
Dont les païens, hélas ! aveugles aux clartés,
En des temples secrets engraissent les idoles.
Les chemins sont peu sûrs et les bois habités
Par des monstres, ami, dévorant au passage
Le mortel imprudent dont nul ange ou nul saint,
Fidèle compagnon, ne défend le voyage.


PARMÉNAS.

Je ne crains rien. Mon cœur est robuste et j’ai ceint
Mon glaive rouillé. Mais sur la ro

ute déserte
Si l’hydre est embusquée, eh bien ! je verrai, certe,
Hèraklès protecteur surgir et l’écraser.
Et toi-même, paré comme en un jour de fête,
Le manteau sur l’épaule et sans craindre d’user
Tes sandales de cuir, mais l’air grave et la tête
Penchée, et l’œil mi-clos, comme il sied pour un deuil,
Où vas-tu ?


NARTHALOS.

                     Vers l’Eglise où les Chrétiens, mes frères,
Autour de leur Évêque assemblés sur le seuil,
Oublieront aujourd’hui les hymnes funéraires
Pour fêter le Martyr par un chant triomphal
Et du jour de sa mort faire son jour natal.


PARMÉNAS.

Triste joie ! O Soleil, Père antique des choses !
Soleil, toujours propice et toujours adoré,
Guide mes pas heureux loin des cultes moroses,
Vers la grotte pieuse au fond du bois sacré !
Car c’est là, Narthalos, sous la grave ramure,
Que je retrouve encor des autels familiers ;
La tourterelle y chante, une source y murmure
Et les Dieux en exil m’y sont hospitaliers.


NARTHALOS.

Tes misérables Dieux tremblent dans leurs repaires.


PARMÉNAS.

Le tien, dont nul présent ne calme la fureur,
Qu’est-il donc ?


NARTHALOS.

                             Le seul Dieu, celui de l’Empereur.


PARMÉNAS.

Les miens ne sont-ils pas ceux qu’adoraient nos pères ?


NARTHALOS.

Laisse à leur noir destin nos ignorants aïeux.
Comme un phare éclatant les splendeurs éternelles
N’avaient pas lui, Jésus ! à leurs coupables yeux.
La nuit intérieure aveuglait leurs prunelles.
Mais depuis l’aube, enfin justement évincés
De leurs temples maudits, croules dans les ténèbres,
Les antiques démons sont pour jamais chassés
Et jonchent l’univers de leurs restes funèbres.


PARMÉNAS.

C’est avec ces débris et ces marbres impurs
Que des temples nouveaux vous construisez les murs.


NARTHALOS.

Telle d’une ruine, en un marais gisante,
Naît une cité neuve, immense et florissante.


PARMÉNAS.

Maintenant inquiets, épars, baissant la voix.
Nous dérobons nos Dieux, et nos tristes prières
Se mêlent aux frissons des feuilles dans les bois.
Mais les chênes sacrés cachent dans les clairières
Des autels de gazon que la chèvre ou l’agneau
Teignent d’un jeune sang qui fume vers la nue.
Un cippe est dressé là qu’étreint le lierre ; une eau
Pure et claire, puisée à la source connue,
Pour la libation s’épanche de nos mains.
Et nos Dieux indulgents, doux, amis des humains,
Humbles comme nos vœux, comme nos cœurs modestes,
Aiment l’hommage ému d’un culte agonisant
Et la fidélité de nos présents agrestes.
Mai prodigue ses fleurs, Juillet le grain pesant,
L’automne, le raisin pourpré, les belles pêches ;
Même l’hiver glacé réserve aux Dieux chéris
Des offrandes de vin, de lait et de noix sèches.
De ces dons naturels les Dieux savent le prix.


NARTHALOS.

L’ironique pitié, voisin, rit sur ma lèvre.
Un tertre gazonné dans un halli

er profond,
Des fruits, du lait, des noix, de l’eau pure, une chèvre.
Cela suffit ! Les Dieux sont satisfaits et font
Un accueil favorable à de tels sacrifices !
Viens. L’église chrétienne, au sommet du coteau,
Répand dans l’air vibrant le signal des offices.
Vénérable, écrasé sous l’or de son manteau,
Une mitre de lin couvrant ses nobles tempes,
Devant l’autel, où luit le cercle ardent des lampes,
Un vieillard, un Évêque est debout. Tu verrais,
Dans leur pompe bénie et leur majesté sainte,
De l’holocauste pur les augustes apprêts.
Tout un peuple en prière, à genoux dans l’enceinte,
De la main du Pontife accepte avec ferveur
Une miraculeuse et blanche nourriture,
Et le sang du mystère est celui du Sauveur.
Festin céleste ! Dieu livre à sa créature
Avec sa propre chair le pain d’où vont sortir
L’espérance éternelle et le salut suprême !
Il choisit pour autel le tombeau d’un Martyr,
Et la victime offerte, ô Jésus, c’est toi-même !


PARMÉNAS.

J’ignore les grands Dieux, Zeus, Poséidon, le lien,
Moi qui ne sais prier que les Dieux des campagnes,
Pan aux jambes de bouc, Hermès qui de mon bien
Marque la borne, et ceux qui font sur les montagnes
Croître une herbe nouvelle où je pais mon troupeau.
Parfois, j’ai vu bondir les Nymphes chasseresses,

Rapides, l'arc en main et ceintes d’une peau
De biche. Un soir d’été, j’ai vu les fauves tresses
D’une jeune Dryade errer sur son sein nu.
Même j’épie encor le Satyre cornu
Dont ma farouche enfance aimait la danse agile.
Je vous sens près de moi, chères Divinités,
Et me plais à compter, sous ma lampe d’argile,
Mes Daimones anciens par un pasteur sculptés.
Vous défendez ma terre et protégez ma vigne.
O gardiens ! mon bercail s’est accru par vos soins ;
Votre bras vigilant épouvante et désigne
Le larron qui se glisse entre les pieux disjoints.
Qui donne la santé ? Qui, sinon vous, dispense
La force au laboureur, la sagesse au vieillard ?
Qui sait mieux écarter de nos bourgs sans défense
Le Goth dévastateur et le soldat pillard ?


NARTHALOS.

Ami, comme le tien, mon toit fidèle abrite
Des images de pierre et des portraits dévots.
Si le ciel est à Dieu, la terre au moins hérite
De la vertu des Saints et de leurs longs travaux.
Le Saint, dans sa chapelle, à l’angle de la route,
Guide le voyageur perdu, l’accueille, écoute
Ses vœux et, quand le soir empourpre l’horizon,
Monte au ciel et les porte au pied du Trône unique.
Solitaire ou martyr, il entend l’oraison
Du faible qui succombe à l’assaut

satanique,
Débonnaire héritier du sommet déserté
Où les Nymphes en fuite ont suspendu leurs courses,
C’est lui qui, tous les ans, verse dans l’eau des sources
La guérison subite ou la fécondité.
Pour moi, soit qu’une ardente et longue sécheresse
Jaunisse la prairie et fende les guérets,
C’est lui que ma prière invoque, excite et presse ;
Soit que la pluie en lacs change les vallons frais,
Que le fleuve déborde ou que la digue cède,
C’est encor lui, lui seul, que j’appelle à mon aide.


PARMENAS.

Certes le monde est plein d’esprits, d’anges errants
Qu’avec peine aujourd’hui la piété dénombre.
Leurs bienfaits sont égaux et leurs noms différents :
Tels le saule et l’ormeau répandent la même ombre.


NARTHALOS.

O très-puissants Martyrs, par votre sang versé,
O Saints miraculeux, par vos vertus bénies,
Pardonnez ! O Jésus, pardonne à l’insensé,
Egalant à vos dons les œuvres des Génies !
O malheureux ! selon l’Édit impérial,
Au Préfet de la ville, au Juge légitime
Je devrais, moi, chrétien zélé, sujet loyal,
Dénoncer ton blasphème et révéler ton crime.
Mais tous deux, nés ici, sous un as

tre pareil,
Par autant de printemps nous mesurons notre âge.
Un berceau fraternel unit notre sommeil,
Tandis que lentement du commun pâturage
Ta mère vénérable et ma mère aux doux yeux
Ramenaient le troupeau de leurs brebis poudreuses.
Je me tairai. Le jeûne et les cierges pieux
Et le pèlerinage aux tombes bienheureuses
Peut-être, du Très-Haut détournant la fureur,
Soumettront sa justice à sa miséricorde.
Adieu. Triste pour toi gisant dans ton erreur,
Je vais prier, pleurer, pour que le Ciel accorde
Sa lumière à tes yeux et sa grâce à ton cœur.


PARMÉNAS.

Adieu. J’honorerai d’une offrande équitable
Les Kharites, la Nymphe agreste, Erôs vainqueur,
Afin qu’un bouc barbu féconde ton étable,
Que ton jardin prospère à l’abri des cyprès.
Afin que la plus belle entre les jeunes filles,
Xantho dont l’œil est bleu, dont le teint est plus frais
Que l’églantine rose ou la fleur des jonquilles.
Xantho te favorise et rêve en t’attendant.


NARTHALOS.

Néglige, ô Parménas, une prière vainc.
Pour qui possède Christ le reste est abondant.
Que m’importent la terre et la riches

se humaine.
La beauté périssable et le rapide amour ?
Je suis le voyageur qui marche dans sa voie,
Oubliant la fatigue, heureux, pourvu qu’il voie
À l’horizon divin poindre le dernier jour.


PARMÉNAS.

Avant que l’Astre en feu n’étende au loin sa gloire,
Écoute, ô Narthalos, et grave en ta mémoire
Ce conseil qu’un matin, errant dans l’Agora,
J’entendis un vieillard donner à ses disciples :
— Aujourd’hui t’appartient ; ce que demain sera,
Tu l’ignores. Jouis. Les Destins sont multiples.
Rêve, aime, sois aimé. Hâte-toi de cueillir
Tous les bonheurs légers qu’un Dieu t’accorde encore.
Charme ton âme, enfant, mais sans t’enorgueillir
De connaître les Dieux que l’univers implore.
Quel que soit le sentier où s’attardent tes pas,
Suis-le paisiblement : il te mène au trépas.
Si la vie est un bien, bénis qui la procure ;
Espère et reçois peu ; vis caché, simple et droit,
Sans demander jamais à quelle source obscure
La Divinité puise un bonheur qui t’échoit. —