Les Désirs et les jours/3/07

Texte établi par L’Arbre (1p. 240-244).
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VII

En dépit des recherches, on ne retrouva ni l’enfant, ni l’idiot avant plusieurs semaines. Un soir, il entra chez Pierre avec l’enfant et s’écroula sur le parquet. Le pauvre hère paraissait l’ombre de lui-même. Pierre appela la police, et un médecin. On transporta le malheureux à l’hôpital et on remit l’enfant à Lucienne. Le petit n’avait pas trop souffert durant sa séquestration.

Le chef de police demandait un mandat contre Lancinet. Nachand refusa. La scène terrible qui s’était déroulée dans le bureau du député le soir où Prieur avait menacé le petit groupe de l’intervention du Procureur général lui revint à la mémoire. Il y a des secrets qu’on ne peut partager avec personne.

— Je veux interroger moi-même Lancinet avant de rouvrir le dossier, dit-il.

Le soir, il se rendit à l’hôpital en compagnie d’un secrétaire mais à la dernière minute, il laissa ce dernier à la porte. Que se passa-t-il dans la chambre entre le Procureur de la Couronne et l’idiot pendant les deux heures qu’ils restèrent enfermés ensemble ? Quand Nachand sortit enfin, il paraissait exténué comme après une longue veille. Il renvoya le secrétaire et se rendit chez le député.

— Tu avais raison, dit-il en entrant, Massénac était innocent. Lancinet l’avait drogué et enfermé dans une chambre de la maison de son père adoptif.

— Mais pourquoi ?

— C’est son secret. N’oublie pas que nous avons affaire à un idiot. Il n’a pas été facile de lui arracher cette confession bien que, sentant sa fin prochaine, il ait consenti à me révéler son crime.

— Il t’a dit qu’il avait tué Bernard Massénac.

— Non. C’est là le plus drôle. Il prétend qu’il s’était rendu à sa demeure pour tuer le tribun, mais qu’il a trouvé celui-ci déjà froid. Il était mort, probablement d’une attaque cardiaque. Il a alors mis le feu, puis pris de remords il est entré dans la maison pour sauver le petit Pierre.

— A-t-il expliqué pourquoi il a laissé son protecteur dans la maison en flammes ?

— Il refuse de répondre à toutes les questions que je lui pose sur Pierre Massénac. On peut supposer qu’il haïssait le jeune homme d’une de ses haines inexplicables qui prennent la forme de la folie. Il a cependant admis que son inten­tion était que Pierre fût accusé du meurtre.

— Cette confession m’enlève un grand poids de la poitrine.

— Tu soupçonnais l’un de nous.

— Après la dernière réunion tenue ici, je ne savais plus quoi penser. Tout s’arrange bien ainsi.

— Lancinet sera interné dès qu’il pourra quitter l’hôpital.

L’idiot ne fut pas interné. Il mourut peu de jours après cette conversation.

Dans son testament, Bernard Massénac par­tageait ses biens entre Lucienne et Pierre. Le jeune homme était généreux. À Deuville, l’ar­gent fait oublier bien des choses et il était riche. On avait peu à lui pardonner. Son âge l’excu­sait, de même que la vie rude qu’il avait menée dans son enfance. D’autre part, par reconnais­sance pour les services rendus par son beau-père, le peuple le soutenait.

Pierre avait évité de revoir Louise, convaincu que la famille de la jeune fille, et Auguste le premier, le jugeaient indigne d’aspirer à sa main. Mais dans son cœur, il n’en continuait pas moins de l’aimer.

C’est un peu pour reconquérir l’estime de Louise qu’il n’avait pas abandonné le journal et était resté à Deuville. Sous son impulsion, la feuille terne qu’il avait acquise, était devenue un véritable journal. La publicité affluait, le tirage augmentait de jour en jour. Il avait maintenant dans les mains, une force auprès de laquelle celle de Bernard Massénac eût paru dérisoire. Nachand avait été le premier à s’en rendre compte.

Louise Prieur attendait que Pierre revienne à elle. Son intuition lui avait fait deviner que c’était pour elle que le jeune homme accomplissait ces miracles. L’amour l’aidait.

— Pierre Massénac est devenu un citoyen important, dit-elle un jour à Auguste. En fait, il est en passe de devenir le premier citoyen de Deuville.

— Après Auguste pourtant, dit Mme Prieur.

— Avant moi, maman. Nous aurons des élections dans deux ans et s’il se déclare contre moi, la partie sera dure…

— Tu plaisantes, Auguste, dit M. Prieur.

— Je n’ai jamais été plus sérieux. Évidemment Louise a quelque pouvoir sur lui.

Louise rougit, mais ne releva pas cette phrase.