Les Désirs et les jours/2/09

Texte établi par L’Arbre (1p. 174-177).
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IX

La nouvelle de l’acquittement du « défenseur de l’ouvrier », de « l’ami des pauvres », se répandit dans Deuville comme une traînée de poudre. Le syndicat déclara officieusement un congé pour célébrer cet événement. Les usines se vidèrent et un triomphe fut organisé dans le quartier populaire. Les ouvriers, sortis des usines à midi burent jusqu’à la nuit.

Auguste Prieur mesure le degré de popularité de son organisateur. Il n’attend pas les conseils de Nachand et de Lavisse pour se joindre à la fête.

Au milieu des discours, Anna vient avertir Bernard Massénac que Lucienne s’apprête à fuir avec son enfant. Le tribun s’esquive et court à la maison.

Il trouve Lucienne en train de fermer une petite valise dans laquelle elle emporte tout ce qui lui appartient. Le linge du bébé remplit un coffre, gonflé à craquer et attaché au moyen d’une courroie de cuir.

D’un coup de pied, Bernard fait éclater la charpente du petit coffre qui se vide de son contenu sur le parquet. Il saisit la jeune femme aux cheveux et la frappe au visage, sur le dos, partout où il peut l’atteindre de son bras libre.

— Tu partiras quand je te le dirai, crie-t-il. C’est moi qui suis le maître ici.

Son visage, tuméfié par la colère et l’alcool, semble prêt à éclater. Lucienne, tombée à genoux, sanglote, tout en se tordant pour éviter les puissants moulinets de son agresseur.

— Je vous en prie, dit-elle, quand il est un peu calmé, laissez-moi partir.

— C’est ce salaud de Pierre qui veut te reprendre. Qu’il vienne donc te chercher. Il verra de quel bois je me chauffe. S’il met les pieds ici, je te jure qu’il n’en sortira pas vivant. Toi non plus. Je te conseille de lui dire cela, à ton amoureux.

En parlant, il a lâché prise et tourne autour de la pièce. Lucienne a peur qu’il ne se porte à des actes de violence sur son fils et elle dit pour détourner son attention.

— Laissez-moi partir. Vous ne savez pas ce que vous faites.

— Tu ne sortiras pas d’ici vivante.

— Oh ! mon Dieu. Je ne vous en veux pas. Mais laissez-moi partir. Si je reste ici, je deviendrai folle.

— Jamais, jamais. Quand Pierre t’a abandonnée, tu es venue à moi et je t’ai recueillie. Ce n’est pas pour que tu retournes à lui au premier signe.

— Il ne m’a pas parlé. Et si je pars d’ici c’est pour aller à Montréal.

— Et de quoi vivras-tu à Montréal, avec un enfant sur les bras ?

Il a raison. Que ferait-elle, abandonnée à elle-même dans une ville étrangère. Ici, même si elle est malheureuse, elle a un lit pour son enfant. Mais chaque jour, elle a un peu plus horreur de son protecteur. Il la dégoûte. Elle voudrait mourir. Mais la pensée de son enfant la retient.

— Anna t’empêchera de faire des folies. Et si tu déjoues sa surveillance, rappelle-toi que je te rejoindrai où que tu ailles.

Quand il a la certitude que la jeune femme ne songe pas à une autre tentative ce jour-là, Bernard Massénac retourne à sa fête, où il boit toute la nuit.

Après le départ de Bernard, Lucienne se laisse aller à sa douleur. Elle pleure de soulagement et de pitié sur la femme qu’elle est devenue. Un ressort s’est brisé en elle, la rendant incapable de résistance et même de volonté. Si elle a encore honte, ce n’est pas de son état, mais des coups qu’elle reçoit. Au fond de son cœur, elle est presque contente d’être retenue de force dans cette maison, témoin de son humiliation et de sa déchéance. Où irait-elle ? Sa jeunesse s’est flétrie avec sa beauté. Les coups de la brute qui la possède, suivis de caresses et de cajoleries, lui sont devenus indifférents. Elle a peur mais ce n’est pas des événements, si pénibles fussent-ils, c’est d’elle-même. Jusqu’où peut-on descendre dans l’abjection ? La pensée de son enfant la pousse parfois à se révolter, mais ses élans durent peu.

Pourtant quand elle a appris le retour de Pierre, elle a retrouvé un peu de courage. C’est alors qu’elle a voulu fuir. Mais secrètement peut-être espérait-elle que Bernard surprendrait ses préparatifs, l’arrêterait. « Je ne serais jamais délivrée de moi-même. Et mon petit Pierre qu’en ferais-je ? »