Les Désirs et les jours/2/08

Texte établi par L’Arbre (1p. 168-173).
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VIII

Bernard Massénac n’a jamais eu peur de sa vie. Mais ce matin-là, en laçant ses bottines, — il n’avait jamais adopté le soulier, le trouvant trop moderne — il a une sensation qu’il ne connaissait pas encore, comme si ses poumons se vidaient tout à coup. C’est le plus près qu’il viendra jamais de connaître la peur. Il se relève, aperçoit son ventre dans le miroir et détourne les yeux.

— Auguste arrangera bien cela. Après tout, il ne peut pas laisser condamner comme un criminel celui qui l’a fait élire. Et puis il a encore besoin de moi.

Bernard Massénac n’a pas appris à penser sans parler. Il lui faut un auditeur sympathique. Tous les prétextes sont bons. Comme au temps d’Eugénie, il ne trouve jamais ses effets.

— Lucienne !

— Oui.

— Où as-tu mis ma chemise ponceau ? On ne trouve rien ici.

Lucienne ouvre un tiroir et lui tend la chemise.

— Elle était là, à sa place.

— Je ne l’ai pas vue. Penses-tu que je devrais retourner voir Prieur ? Il est allé à Québec ; il devait voir le Procureur général pour faire retirer le dossier, mais mon ami au Palais me dit que le dossier est toujours là.

— Il n’a peut-être pas réussi comme il le pensait.

— Il n’a peut-être pas essayé. Je ne veux pas être le mouton de la farce, moi. La cause doit être entendue demain.

— Ces affaires-là sont souvent ajournées.

— J’ai hâte d’en avoir le cœur net.

— Ne vous inquiétez donc pas.

— Quelque chose me dit que Prieur me joue dans le dos. Ça ne se passera pas comme ça, je vais aller lui parler les yeux dans les yeux.

Mais il ne vit pas le député. La secrétaire qui le reçut lui apprit que M. Prieur était « en dehors de la ville ». À l’appartement, il reçut la même réponse. Prieur se cachait. Les choses allaient mal.

Il courut chez Lavisse.

— Ne crains rien, dit le trésorier du parti, tu peux mettre ta confiance en Prieur.

— Il a échoué à Québec et en cour je n’ai pas beaucoup de chances parce que M. Prieur ne veut pas de témoins. C’est ça avec un avocat qui a des principes. S’il m’avait écouté, il n’y aurait pas eu de cause contre moi.

— Prieur a son idée et il ne te laissera pas tomber. Si tu es trouvé coupable, on s’arrangera pour que tu ne restes pas longtemps en prison.

— En prison ! Mais je ne veux pas y aller même une journée. Ce n’est pas à un menu fretin que vous avez affaire, c’est à Bernard Massénac et je ne vous laisserai pas l’oublier, ni toi ni Prieur.

— Ne t’inquiètes pas et surtout pas de coup de tête. Je te promets que tout va s’arranger. Tu as confiance en moi. Prends ma parole et reste tranquille.

Lavisse chercha en vain le député. Il était introuvable. À son tour, il commença à redouter le pire pour Massénac et pour le parti.


Le jour du procès, le député en est arrivé à regarder la cause de Massénac avec une certaine sympathie légale. Le client et même l’enjeu de la cause ont disparu et il ne voit plus dans la défense en préparation qu’un problème à résoudre. Il entre véritablement dans le jeu avec la détermination de triompher de l’adversaire, de réduire ses preuves à néant. Dans ce processus, il passe du calcul et de la méditation à un état de véritable passion et c’est avec impatience qu’il attend l’entrée du juge.

Le député de Deuville a peu pratiqué le droit criminel. Mais il possède à fond sa procédure. Par elle-même la cause a un fort accent de persécution. Convaincue de la culpabilité de Massénac et déterminée à briser son influence politique, la police, pressée par l’approche des élections, n’a pris aucune des précautions les plus élémentaires. Ainsi, on n’a pas hésité à surprendre la foi de la ménagère de Massénac et à l’intimider pour se faire révéler l’existence du coffret de sûreté du tribun et en obtenir la clef. Presque toute la preuve repose sur des documents ainsi obtenus. Sous un gouvernement favorable à la police, intéressé à la perte du tribun, la Couronne aurait la partie facile. Mais les circonstances sont renversées.

Pendant l’interrogatoire des jurés, Massénac s’impatiente du peu d’intérêt que son défenseur prend à cette procédure. Il y voit un mauvais présage. Prieur sourit et de la main signifie à son collègue de la Couronne qu’il n’entend récu­ser aucun des appelés. Les jurés prêtent ser­ment et la séance commence. Prieur est debout, dynamique et agressif.

Le député de Deuville n’a pas de peine, dès le début du procès, à montrer l’hostilité des té­moins de la police, congédiés depuis les élec­tions. Ces préliminaires amusent la foule et le jury et permettent à Prieur de montrer dès le début l’intention politique cachée sous l’accu­sation.

Mais c’est une surprise, même pour le jeune Migneron, à qui Nachand a confié la poursuite, quand Prieur s’objecte à la production de la preuve obtenue illégalement.

Pour le public qui remplit la salle d’audience comme pour le jury, le procès devient une joute entre la défense et la Couronne, où l’accusé est oublié. Le juge et le Procureur sont bien dis­posés envers le député, tout le monde le sait, mais celui-ci ne paraît attendre d’eux aucune faveur. Et cela même, aux yeux du jury, gran­dit son prestige.

À ce stage des procédures, l’avocat du parti défait qui a préparé la cause sous le précédent régime est appelé par Migneron, qui redoute de se voir acculé à une défaite humiliante. Il refuse son conseil.

À la fin, le juge s’impatiente et demande à la Couronne comment elle entend procéder. « On nous a remis une cause désespérée, dit Migneron, après avoir consulté Nachand, accouru en toute hâte. Nous n’avons pas de preuve à offrir. »

Massénac bénéficie d’un non-lieu, deux jours après l’ouverture du procès que toute la ville attendait comme un événement extraordinaire. La première surprise passée, le tribun est humilié d’être relégué dans l’ombre. Aussitôt libéré, il court serrer la main de son défenseur et annonce que pour fêter son acquittement, il va donner un grand banquet politique. Nachand et Lavisse ont toutes les peines du monde à lui faire comprendre que son acquittement est basé sur des points techniques et que la Cour ne l’a aucunement exonéré.