Les Désirs et les jours/1/12

Texte établi par L’Arbre (1p. 101-105).
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XII

Lucienne, dissimulée derrière un rideau, attend Massénac. Il lui a promis de l’amener dîner à la campagne. Depuis quelques mois, elle est sa maîtresse. Elle a été séduite par son athéisme, le côté ténébreux de ses aventures en mer, son indépendance à l’égard des femmes. Toutes ces choses excitent en elle le désir de le changer, de le rendre humain.

Il sonne. Arborant son plus gracieux sourire, elle court lui ouvrir…

Massénac conduit à une allure folle. Il ne parle pas. D’ailleurs, sauf dans les réunions où il raconte ses exploits, il parle peu. Il est plutôt taciturne. Lucienne s’abandonne au plaisir de la vitesse. Elle ne pense pas encore aux phrases par lesquelles elle lui annoncera qu’elle est enceinte. C’est si facile quand elle est seule. Devant lui, elle est retenue par une sorte de pudeur.

Dès son premier mot, il paralyse sur les lèvres de la jeune fille le discours qu’elle a préparé : « Avant de repartir… » Sitôt, pense-t-elle. Elle a l’impression qu’elle va défaillir. Le sacrifice qu’elle lui a fait, elle l’a consenti en pleine connaissance de tout. Eh bien, il verra que son amour est à la mesure d’un orgueil d’homme. « Je savais qu’il m’abandonnerait », pense-t-elle. « Je suis allée à lui les yeux grands ouverts. Quand une femme se donne à un homme comme Pierre, c’est pour ne plus se reprendre. » Il parle. Elle croit revenir de loin après un temps qui lui a paru très long.

— Avant de repartir, je voudrais vous arracher à ce milieu, Lucienne.

— Mais il faut que je gagne ma vie.

Elle se tuera plutôt que de livrer son secret.

— Il y a d’autres moyens. Je pourrais vous trouver un autre emploi.

— Mais j’aime mon emploi, Pierre. Pourquoi voulez-vous me le faire quitter ?

— Parce que je suis jaloux de tous ces clients qui vous parlent familièrement, de Bourret qui ne vous quitte pas des yeux…

— Vous vous trompez, Pierre, M. Bourret ne m’ennuie plus. Elle rougit et regrette aussitôt ce dernier mot.

— Alors, il vous a déjà ennuyée ?

— Au début.

Elle se met à pleurer. Massénac pose la main sur son épaule.

— Je suis une brute, dit-il. Je ne connais pas les femmes. J’ai eu des aventures, elles m’ont blessé en me laissant insatisfait. Je suis incapable de rester en place. Ici aujourd’hui, où serai-je demain ?

— N’enviez-vous pas quelquefois ceux qui ont des enfants ?

Si elle espère encore, elle prévoit qu’il va tuer son espoir. Elle devine les mots avant qu’il ne les prononce.

— Pourquoi ? Les enfants sont des entraves quand ils sont jeunes. Plus tard, ils nous quittent. Pensez-vous que mon père n’aurait pas été plus heureux s’il ne m’avait pas donné la vie ?

— Ne dites pas cela !

Ils marchent en silence. Pierre veut revenir à la question de son travail. Cette fois, elle ne le laisse pas finir :

— Je ne vous ai rien demandé, dit-elle.

Ils vont se séparer sans convenir d’un nouveau rendez-vous et Lucienne devine que si elle ne trouve pas le mot qu’il attend, elle ne le reverra plus.

— Pierre, dit-elle.

— Oui ?

— Rien…

— Oui, vous avez quelque chose à me dire.

— Je n’ai rien à me reprocher, dit-elle.

— Alors, quittez votre emploi.

— Je ne puis pas.

Lucienne entre dans le petit appartement qu’elle partage avec une compagne de travail. Anna n’est pas sortie. Devant le visage défait de Lucienne, elle devine la scène qui vient de se passer.

— Les hommes sont tous pareils, dit-elle.

— Je ne m’explique pas, dit Lucienne qu’il m’ait quittée ainsi. J’ai froissé son orgueil. Mais je sens qu’il m’aime. Il voulait me trouver une place, ajoute-t-elle les yeux pleins de larmes.

— Pourquoi as-tu refusé !

— Je ne sais pas. Par fierté peut-être, parce que je voulais me montrer indépendante.

— Quand on n’a que son beau minois pour dot, on laisse l’indépendance de côté. Je ne te conseillerais pas de tout céder, tu comprends, mais ça ne coûte rien d’avoir l’air de dire comme lui. On peut toujours se débiner après. Avec les hommes, faut toujours dire oui et faire non. Ils ont leur petit plaisir d’amour-propre et ensuite ils ne tiennent plus autant à leur idée.

Lucienne se demande quelle aurait été la réaction de son amant si elle avait parlé. Elle ferme les yeux. Elle a peur d’imaginer la scène. On ne peut pas vivre la vie des autres à leur place.