Les Désirs et les jours/1/11

Texte établi par L’Arbre (1p. 89-100).
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XI

Auguste Prieur avait souvent lutté contre la tentation d’abandonner ses études, mais il sen­tait bien qu’à aucun moment il n’avait été en son pouvoir de le faire. Quand il se jugeait perdu, des événements indépendants de sa volonté sur­venaient et orientaient sa vie dans le sens de son désir. Pour un jeune Canadien, il y a deux tentations, qui se présentent sous des formes parfois insidieuses, mais qui peuvent se rame­ner à ceci : « Avec ton talent, si tu te mêlais aux Anglais, tu pourrais aller loin » ; c’est la pre­mière tentation ; la seconde, plus subtile, porte le jeune bachelier, qui reçoit les livres et les revues de Paris, à se juger supérieur à tout ce qu’il voit autour de lui et à aspirer, sinon à aller vivre en Europe, du moins à créer autour de lui une petite tour d’ivoire européenne du haut de laquelle il méprise son pays.

Auguste avait vu plusieurs de ses amis suc­comber à cette tentation, plus déprimante par­ce qu’elle n’engage pas la vie active et que, comme la tentation anglaise, elle n’implique pas une renonciation. Ils finissaient par ne plus s’aimer eux-mêmes. Ils étaient stériles.

Auguste connaissait peu de jeunes gens qui n’avaient pas passé par le feu d’au moins une de ces tentations. Mais alors que la tentation anglaise est une tentation dynamique, qu’elle promet une plus grande puissance d’action, qu’elle est une maladie de l’adolescence, au moment où tout dans notre vie dépend des autres et que nous n’avons ni la force, ni l’argent, ni même un métier qui nous permette d’agir, la tentation européenne est la tentation du désespoir.

Celle-ci avait longtemps mis le jeune Prieur en désaccord avec lui-même. Il ne vivait plus selon ses sentiments, ni ses pensées. Il ne faisait rien dans la maison, ne touchait à rien de ce qui entretenait sa vie. Il passait tous les jours dans la même rue et n’en connaissait ni les maisons, ni les hommes. Il ne savait pas le nom des fournisseurs. Rien ne le retenait, rien ne l’attirait que les livres et l’espoir d’aller vivre à Paris.

Il fréquenta les boîtes de nuit, où sans s’amuser beaucoup, il put observer le demi-monde et se donner l’illusion d’échapper à la vie bourgeoise de son entourage.

Ces soirées, dont il appréhendait le retour, étaient infiniment tristes. Il se sentait déclassé dans ce milieu où, en petit provincial qu’il était, il ne se départait ni de sa dignité ni de son ennui. En rentrant à la maison, à l’heure où le firmament commence à pâlir, il s’apitoyait sentimentalement sur son sort, souhaitant un événement imprévu qui le tirât de cette misère. Il y retournait néanmoins, attiré par l’espoir de rencontres impossibles qu’il ne cherchait plus que là. Ses congés eussent été infiniment longs sans ces bruits, ces lumières, ces danses, au milieu de visages inconnus. Ils ne l’étaient pas moins ainsi, mais du moins, il n’était pas seul.

À cette époque, il ne se passait pas de mois qu’il ne songeât à quitter son pays. Cependant, il s’était depuis si longtemps habitué à maintenir dans son esprit l’ambition d’être un jour avocat, qu’elle lui était aussi présente que l’idée de son salut. Ce fut cette ambition qui l’empêcha de sombrer, comme tant d’autres, dans un dilettantisme stérile.

Quand Auguste revint de l’université, il trouva un Massénac changé, plein de rancœur contre la marine marchande qui l’avait rayé de ses listes à la suite d’une affaire de contrebande. Cependant le jeune marin n’avait pas été inquiété par la police et on n’avait rien pu prouver de précis contre lui.

Auguste savait que Massénac faisait une distinction entre la légalité et la moralité d’un acte. Dans la mesure où il jugeait ses actes moraux, enfreindre la loi devenait pour lui un match d’intelligence avec la police et la société, considérées comme l’adversaire.

Pierre avait été profondément blessé que la société ne s’en tint pas aux règles du jeu. Bien qu’il eût déjoué la police, et qu’on n’eût contre lui que de vagues soupçons, la compagnie de navigation l’avait renvoyé comme un indésirable. Un désir de revanche contre la société animait sa vie. Il ne pouvait plus vivre à terre. Il projetait de s’embarquer pour l’Orient. En attendant, il passait ses nuits dans la compagnie de ce que Deuville comptait de voyous et de prostituées.

Un soir, Auguste invite Massénac par curiosité, à dîner avec Maurice et Louis Lavelle. Le jeune Prieur, qui est un habitué du restaurant, pilote ses amis. Ils s’attablent près de la fenêtre.

— Lucienne, que nous recommandez-vous ? dit Auguste.

La jeune fille fait mine d’étudier un moment le menu et pose son doigt sur le troisième plat.

— Vous êtes bien charmante, ce soir, Lucienne, continue-t-il d’une voix un peu traînante.

— Merci, dit-elle en rougissant, à cause des trois jeunes gens qui l’accompagnent et qu’elle ne connaît pas.

— Il est taquin, continue-t-elle à leur intention.

— Nous sommes de son avis, disent ensemble les deux frères.

Massénac qui la regarde fixement n’ouvre pas la bouche. Il est plus grand que ses compagnons et ses yeux gris, mal habitués à regarder les femmes, sont pleins d’un désir qui les rend mauvais. On sent que s’il desserrait les lèvres, ce serait pour lancer quelque brutalité qu’il ne pense pas. Lucienne lui sourit plus longtemps qu’aux autres et se dirige vers la cuisine.

— Lucienne ! dit Auguste.

— Oui, monsieur Prieur.

— Pouvez-vous nous servir dans un petit salon ?

— J’ai encore deux desserts, mais si vous voulez causer en attendant…

— Pour être servis par vous, nous attendrions toute la nuit.

— Oh là là, fait-elle en s’éloignant avec grâce.

En passant près de la caisse, elle demande de faire préparer le petit salon vert pour M. Prieur et disparaît derrière la porte pivotante de la cuisine.

Le salon vert, où Lucienne conduit les jeunes gens est une petite pièce aux murs lambrissés de reps vert d’eau ; la nappe blanche est décorée de motifs de la même couleur.

— Dans quel bordel nous as-tu conduits, dit Massénac, en qui réapparaît devant ce luxe le petit garçon qu’il est resté.

— Mon cher Massénac, cet établissement possède la plus fine cuisine à Deuville et, autre facteur important puisque je suis votre hôte, mon crédit y est bon. Nous célébrons, ce soir, continue-t-il ironiquement en s’adressant à Maurice Lavelle, la rupture de notre ami avec la marine marchande…

— J’aimerais mieux qu’on n’en parle pas, dit Pierre, et pourtant je ne puis penser à autre chose moi-même.

— Ne t’en fais pas, vieux, dit Louis, tu ne pouvais pas réussir. Le monde est trop mal fait. Ce sont les Prieur qui y réussissent. Ce sont des prudents. En attendant, puisque c’est toi qui payes, Auguste, sonne qu’on nous apporte à boire.

La porte s’ouvre avant qu’Auguste n’ait atteint le bouton et Lucienne apparaît.

— Je suis à vos ordres, messieurs, et je ne suis plus qu’à vous.

— Quatre manhattans pour commencer, délices de mes vieux jours, dit Auguste d’une voix faussement galante.

Lucienne traite Auguste comme une grande sœur traiterait un cadet fantasque et amusant. Tout en évitant de prendre au sérieux ses apostrophes, elle feint de s’en amuser mais sans se départir de sa dignité. Quand elle-même les provoque, c’est sur un ton de persiflage, condescendant et amical.

Lucienne sait par expérience quels sont les hommes dont il faut se méfier et ceux qui tiennent surtout à crâner. Ainsi, elle craint Massénac. Il ne fera pas de discours ; il ne dira que des mots qui portent. Il ne lui a pas encore adressé la parole, mais quand il croit qu’elle ne le voit pas, il la mange des yeux. Elle se sent inquiète, attirée et effrayée à la fois. Dès qu’elle entre, il se renfrogne dans un mutisme bourru.

Elle devine qu’il est malheureux. « Ma petite Lucienne, prends garde à toi », se dit-elle en apportant deux bouteilles de blanc. Auguste lui entoure la taille de ses deux bras ; ce geste devant l’étranger lui paraît indécent, elle rougit et, tout en riant pour ne pas blesser la vanité du jeune homme, elle se dégage.

— Lequel de nous préfères-tu, Lucienne ? dit Louis, que plusieurs apéritifs ont rendu gai.

— Tous les quatre.

En disant ces mots, elle a regardé Pierre (elle a entendu Auguste l’interpeler par ce nom) et elle a l’impression qu’elle s’est trahie, qu’au lieu de « tous les quatre », ses lèvres ont prononcé « Pierre ».

Comme s’il avait entendu son nom, Pierre a levé les yeux et son regard plonge comme une main au fond d’elle. Elle sourit doucement, mais sa joue rougit davantage.

— Puis-je apporter la salade ? dit-elle pour reprendre contenance.

Elle levait les yeux sur Pierre et il a fait « oui » de la tête, sans ouvrir la bouche. Elle ne sait s’il répondait affirmativement à la question qu’elle vient de poser ou s’il répondait à une autre profonde interrogation dont ce « oui » la rend consciente. Ce oui est un engagement dont elle ne mesure pas encore toute la portée et dans les yeux gris, qui se sentent compris, s’allume une incomparable douceur.

— Qu’est-ce que tu lui as fait, Massénac, demande Auguste.

Massénac espère que Lucienne, qui fermait la porte derrière elle, n’a pas entendu.

— Elle n’en a que pour toi, mon cher.

— Elle est honnête, dit Louis.

Chi lo sa ?

Quand Lucienne reparaît, elle a retrouvé sa contenance, mais elle évite de regarder du côté de Pierre qui occupe le haut de la table et tourne le dos à la porte.

— Crois-tu en Dieu ? demande Auguste en riant à Massénac, en levant son verre de liqueur.

— Si vous aviez mon expérience…

— Laissons de côté ton expérience, réponds-moi simplement par un oui ou un non.

Massénac hésite. Tous les yeux sont fixés sur lui. Il ne pense pas à sa réponse. Il se demande quel piège Auguste lui tend.

— Laissez-moi parler.

— Oui ou non ? répète fermement Auguste.

— Non. Regarde-moi, ai-je l’air d’un homme qui a peur ?

— Je le savais, dit Auguste, qui paraît n’avoir pas entendu les dernières paroles de son ami, mais je voulais te l’entendre dire. Je l’ai lu dans tes yeux au moment où je t’ai revu.

— Je suppose que vous imaginez toutes sortes de choses.

— As-tu déjà tué ? demande encore Auguste.

— Il va répondre oui, dit Maurice, il va répondre oui, pour nous épater.

— Tu le déranges avec tes questions, dit Louis.

— Au contraire, je le mets à l’aise, n’est-ce pas Massénac ?

— Pourquoi me demandes-tu cela, dit Massénac ?

— Bientôt, nous serons tous saouls, dit Maurice et ça ne nous intéressera plus.

— Parce que, dit Auguste, répondant à Massénac, un jour ou l’autre un homme comme toi doit tuer.

Massénac prétexte la fatigue, pour se débarrasser de ses compagnons. Quand il a la certitude qu’ils sont partis, il revient au restaurant.

Lucienne sort peu après. Il l’aborde et offre de la reconduire.

— Je demeure tout près, dit-elle, mais nous pouvons marcher un peu. Je savais que vous reviendriez. J’ai aussi lu dans vos yeux que vous êtes malheureux.

— Votre patron ne sera pas jaloux ? demande-t-il cyniquement.

Elle répond fièrement :

— Je suis libre. Je travaille pour vivre. Ce n’est pas toujours facile, mais je suis capable de me défendre. Pourquoi êtes-vous méchant avec moi ?

— Vous avez répondu vous-même à cette question. Je suis malheureux.

— Nous sommes arrivés. Bonsoir.

Elle disparut avant qu’il n’ait eu le temps de répondre.

Des prostituées en maraude flânaient, deux par deux, reconnaissables dans le flot des gens, à leurs manières indiscrètes, pendant que des jeunes filles et des jeunes hommes de tous les milieux étaient happés par les clubs et les dancings aux devantures luxueuses, violemment illuminées. Le flot était si dense dans cette section qu’on n’avançait que pas à pas. On se serait cru dans une grande ville. Pierre entra dans un bar et commanda un whisky.