Calmann-Lévy (p. 171-174).


XXII


Trois mois s’étaient lentement passés. C’était un vendredi ; une écœurante odeur de friture tiède emplissait le réfectoire ; un courant d’air froid saisissait les pieds à travers les chaussures humides ; les murs suintaient et l’on voyait, derrière le grillage des fenêtres, une pluie fine tomber du ciel gris. Les élèves, assis devant les tables de marbre, faisaient avec leurs fourchettes et leurs timbales un bruit agaçant, tandis qu’un de leurs camarades, assis dans la chaire au milieu de la grande salle, lisait, selon la règle, un passage de l’Histoire ancienne de Rollin.

Jean, au bout d’une table, le nez sur son assiette de faïence mal essuyée, avait froid aux pieds et mal au cœur. Quelque chose comme du bois pourri restait au fond de son verre, et les domestiques faisaient circuler des plats de pruneaux dont le jus leur lavait les pouces. Parfois, dans le tintement de la vaisselle, la voix âpre du lecteur de dix-sept ans lui arrivait aux oreilles. Il entendit le nom de Cléopâtre et quelques lambeaux de phrases : Elle allait paraître devant Antoine dans un âge où les femmes joignent à la fleur de leur beauté toute la force de l’esprit… sa personne plus puissante que toutes les parures… Elle entra dans le Cydnus… La poupe de son vaisseau était tout éclatante d’or, les voiles de pourpre, les rames d’argent.

Puis les noms caressants de Néréides, de flûtes, de parfums. Alors le sang lui monta aux joues. La femme qui était pour lui l’unique incarnation de tout l’éternel féminin lui apparut avec une netteté prodigieuse ; un douloureux frisson de volupté hérissa tous les poils de sa chair, ses ongles entraient dans la paume de ses mains, et ce qu’il voyait lui causait des souffrances indicibles, des souffrances délicieuses : c’était Gabrielle en peignoir devant les fleurs et les cristaux d’une table élégante et petite. Il voyait nettement et fouillait des yeux tous les plis de la molle étoffe que soulevait à la gorge le souffle de la jeune femme. Son visage, son cou, ses mains animées avaient un éclat extraordinaire et pourtant si naturel que le désir s’en exhalait comme de la réalité même. Le magnifique tissu des lèvres, pleines comme un fruit mûr, et le beau grain de la peau étalaient ces trésors pour lesquels on risque la mort et le crime. C’était la tragédienne enfin vue par les deux yeux qui de tous les yeux du monde avaient su le mieux la voir. Elle n’était pas seule : un homme la regardait dans les prunelles en lui versant à boire. Ils se penchaient l’un vers l’autre. Jean retenait ses sanglots. Tout à coup il lui sembla qu’il tombait du haut d’une tour. Le préfet des études était devant lui et lui disait :

— « Monsieur Servien, voyez voir à punir l’élève Laboriette qui verse son abondance dans la poche de son voisin. »